— Je n'ai pa-pas eu le tem-temps de le préve-venir, il risque d'être sur-surpris.

Simple avertissement, c'est qu'on avait sauté sur l'occasion sans vraiment se poser de question. On t'avait promis une entrevue rapide et facile avec la Duchesse, on t'avait promis de mettre à ton service toutes les forces et talents en notre possession. Alors quand l'invitation nous était parvenue, si belle et délicate dans sa douce enveloppe, on s'était empressée de courir te voir, t’imposer de repousser tout ce que tu aurais pu prévoir ce soir-là, parce qu'il allait être de temps de jouer tes pions, Esthef, d'entamer les négociations.

Évidemment, visite chez notre si égalant petit frère oblige, notre tenue était bien plus étudiée qu'à l'accoutumée. Sortie de nos vieux tiroirs nos plus beaux bijoux, notre plus belle robe. Dieu, on n'avait plus porté tenue aussi sophistiquée depuis le temps où l'on était encore joueuse active parmi les incarnations. D'une certaine façon, revêtir cet habit c'est aussi le crier de nouveau : je recommence à jouer, Ellen, j'en ai fini de la passivité. On a repris la vieille obsession de percer les mystères derrière notre sang, Ellen. On a repris le rêve fou de trouver la faille et de nous offrir ce que personne ne pourra nous offrir : notre liberté.

Replace une fleur dans nos cheveux quand tu nous accueilles, Ellen. Ton regard se trouble de surprise mais on se force à sourire de la plus radieuse des façons. On sait, on ne connaît que trop bien tes yeux pour ne pas savoir que tu commences déjà à te poser des questions et à y répondre par moult théories. La vérité c'est qu'on appréhende ton opinion autant que celle d'Opal. Tu dois le sentir, toute l'hypnose d'Esthef n'avait pas suffi à nous calmer.

— Pardo-donne moi, Ellen, j'ai pris la liber-berté de l'invité.

On a pris des libertés sur beaucoup de choses mais on ne doute pas que tu le découvriras bientôt.

— Tu en fai-fais beaucoup tro-trop, Ellen, ce n'es-n'est que nous pour-pourtant. Mais je reconnais que ton goû-oût de l'esthétique est de loi-loin le plus dévelo-loppé de la famille.

Et on s'autorise à respirer de nouveau. Le premier contact a été établi et Ellen a eu la délicatesse (comment aurait-il pu en être autrement ?) de ne pas poser ou du moins soulever certaines questions. Respire, Charline, si dur de se remettre en selle après tant de siècles passés dans l'ombre. Si compliqué, effrayant, d'accepter d'être sur l’échiquier de nouveau, de recommencer une nouvelle partie, c'est que la dernière nous à tant coûté, hein Charline ?

Presse un peu le bras de notre cavalier, sourire qui se veut encourageant, et on avance. Le domaine d'Ellen toujours aussi impeccable. Ce mélange de rigueur et de douceur qui lui va si bien. Oh, comme on pourrait avoir honte, vous savez, d'encore penser que Crims serait une bien belle nation avec quelqu'un de la trempe d'Ellen à sa tête.

On te tire ta chaise, d'un sourire et d'un mot gentil tu viens t'asseoir. Outre les livres qu'on dévore, l'érudition qui est la nôtre (la seule arme avec laquelle on a jamais accepté de se battre), on avait aussi potassé l'art de bien se tenir. Au départ par jeu, puis par pression (vouloir être digne de ce monde codifié qui était celui de nos petites sœurs), c'est encore clair dans ton esprit, Charline, ces trop nombreuses nuits penchées sur les ouvrages dédiés aux codes de la société, sur la petite table de ton bureau d'étude une parodie de mise en situation, à réciter dans ta tête quel couvert pour quelle utilisation, quel mot pour quelle circonstance. La peur absurde d'avoir peut-être oublié, mais la mémoire est un outil d'une incroyable efficacité. Et tu sais, Charline, le dodo n'a jamais été amnésique. Alors on ne reprend que trop facilement les anciennes habitudes et quand dans le regard d'Ellen vient le clin d’œil, on a encore le réflexe polie de sourire et de lever notre verre, sage, gracile, non Charline, tu n'as rien perdu de l'art de vivre.

— Nous so-sommes venu à toi pour cé-célébrer, il est vrai.

Pose délicatement ta main sur le poignet d'Esthef, geste intime qui sera interprété correctement, tu n'en doutes pas.

— Mais nous so-sommes également venu-nues parler de jeux et de politi-tiques. Ellen, les signes ne t’ont pas écha-chappé, j'en suis certaine. La dispari-rition de Time à entraîné nom-nombre de bouleverse-sements, le temps des grands change-gements est venus. J'ai déci-cidé de me battre, je suis venu te demander de te battre av-vec moi. Et le regard tendre que tu lances à Esthef en pressant un peu plus le dos de sa main. Avec nous.