Il avait un goût amer dans la bouche, Perceval, depuis la défaite contre les Dark Shadows ; ne sait pas, Perceval, si c'est à cause de son incapacité à les faire reculer, à cause de leur composition trop bien pensée ou si c'est par qu'il n'était pas assez fort, tout simplement
(peut-être un peu des trois, finalement)
mais surtout, l'incapacité d'avoir sur protéger ses hommes, en avoir laissé un dépérir sous ses yeux sans qu'il n'ait rien pu faire ─ mille scénarios aux si hypothétiques qui se bousculent dans sa tête et toujours la même conclusion
Perceval, t'as pas géré, c'est de ta faute si on en est là

Alors pour faire taire ces voix pour faire taire les remords on s'enferme dans la salle d'entraînement, là où personne ne nous importunera, et on ne s'arrête que lorsque le corps nous lâche enfin ─ n'écoute même pas son corps, Perceval, forçant jusqu'à l'épuisement complet et sans jamais attendre d'être pleinement rétabli pour s'y remettre
(le sommeil manque mais il n'en a cure)
Il y était encore, à une de ces séances à la fois salvatrice et destructrice, quand il entend ta voix ─ s'arrête soudainement Perceval, se tournant vers toi et cette bouteille que tu tiens dans ta main

Ah, Romane ! Tu viens t'entraîner avec moi ?

Mais tu n'étais pas là pour ça et tu lui demandes de t'accompagner ; intrigué il s'approche et comprends alors que tu poses le verre par terre et te sers ─ c'est que tu savais comment lui parler, Romane
Perceval s'assoit lourdement au sol et sent toute la fatigue accumulée ces derniers jours ; ne peut s'empêcher de laisser échapper un rire

Tu ferais pas ça, quand même !

Il avait tendance à oublier que tu étais plus haut gradé que lui, maintenant, mais ça lui importait peu, à vrai dire
se sert à son tour, Perceval, avant d'avaler une grande gorgée

Mal, j'ai pas assuré. Mais je pense que ça t'as pas échappé ; et toi ?

Tu veux parier ?
Il a le sourire en coin, Perceval, mais surtout le pari facile

Tout ce que tu veux que tu feras rien

La légèreté n'est que de façade et bien vite les sujets sérieux arrivent ; une des rares fois où le sérieux et la préoccupation déforment son visage habituellement nonchalant et désinvolte ─ et si tu pouvais te targuer d'avoir vaincu quelques envahisseur, lui n'avait même pas ce luxe ; pire, il avait failli à protéger l'un de ses hommes, tombé sous ses yeux impuissants

On n'a pu tuer personne, ils avaient des pouvoirs redoutables et une bonne synchro sourire amer même avec Balth dans le groupe on a rien pu faire ; un de mes hommes y est passé sans que je n'ai rien pu faire

Ce n'était même pas la défaite qui l'agaçait, à vrai dire, mais son incapacité à protéger les hommes qu'on lui confiait ; s'il s'était souvent demandé, Perceval, comment il était arrivé aussi haut, rares étaient les fois où il s'était interrogé sur sa place ─ s'il la méritait vraiment, s'il en était digne, s'il avait les capacités nécessaires pour l'assurer ou s'il n'était qu'imposture
et c'est la deuxième option qui lui venait lorsqu'il y pensait en ce jour ; que valait-il s'il n'était même pas capable d'empêcher la mort de ses hommes ?

Ça n'aurait rien changé à l'attaque surprise, si tu veux mon avis nouvelle gorgée La détention de leur chef les a attirés, ça serait arrivé tôt ou tard

A la mention d'une nouvelle guerre, Perceval soupire ; ce ne serait ni la première, ni la dernière, et autant traité au monde ne pourrait en prévenir l'arrivée ─ se fichait bien des querelles fraternelles, Perceval, lui qui souhaitait simplement mener sa vie sans retrouver sa tête séparée du reste de son corps
mais quand le sujet d'Anaël vient sur le tapis, le regard s'assombrit ─ il l'appréciait énormément, Perceval, et l'idée de le traîner sur un champ de bataille ne lui plaisait guère
(autant par peur de le voir mourir que de le voir à jamais changé par ce qu'il pourrait y voir)

Il n'ira pas. Je refuse qu'il y aille petit rire pourtant si amer Enfin, Knave m'écoutera pas même si je le supplie, il me déteste

Encore une gorgée, vide son verre peut-être un peu trop vite ;  il n'arrive pas, Perceval, à détendre l'atmosphère, pas plus qu'il n'arrive à se détendre ─ difficile de dire si c'était l'épuisement ou l'alcool qui lui montait à la tête, bien plus rapidement que d'habitude

Des fois, j'me demande par quel miracle j'en suis arrivé là

Il n'aura pas le choix
C'est qu'il le sait, Perceval, que jamais il n'aura le choix, qu'on le forcera à y aller même s'il n'en avait pas envie
(il n'avait pas envie de perdre le Anaël qu'il connaissait au détour d'un champ de bataille)
Ne dit rien, Perceval, quand tu rappelles que vous vous êtes engagés ─ toi de gré, lui de force, et sans avoir la possibilité de revenir en arrière une fois enchaîné à des responsabilités et des devoirs qu'il n'avait jamais demandé

Léger sourire, Perceval, mais pourtant amer, alors qu'il vide complètement son verre sans vraiment s'en apercevoir ; on aurait juré, pourtant, que tu étais bien trop redevable à la reine pour douter ─ et pourtant en ces temps troublés, si même toi tu en venais à te poser des questions, c'est que quelque chose n'allait pas, non ?
sans te demander il prends la bouteille et se sert un deuxième verre, un sourire étire son visage et bien vite se transforme en léger rire pourtant plein d'amertume, avant de te regarder droit dans les yeux

Un choix ? Quel choix ?

Il ravale une gorgée, Perceval, sans se soucier de la vitesse à laquelle il buvait ─ n'avait-il pas droit de se détendre après autant de jours d'entraînement, après tout ?

Je me suis battu contre un soldat à un moment, mon pouvoir s'est révélé en quelque sorte et ils m'ont forcé à rentrer dans l'armée, tout simplement

Soupire, Perceval, avant de reprendre

Au moins, je suis nourri et logé... Par contre j'ai aucune idée de comment je suis arrivé lieutenant, même en haut visiblement ils n'en ont aucune idée

Est-ce que tu regrettes ?
Il ne sait pas
il n'a jamais eu le loisir d'y penser, d'y réfléchir
trop occuper à lutter pour garder un semblant de liberté et d'existence, pour ne pas finir comme ces pantins désarticulés à peine réels qui ont cessé d'exister depuis longtemps, qui scandent des mots vides de sens dont ils n'en connaissent même pas la signification
se contentant d'être figurant insipide au travers d'un idéal trouble et d'une femme à la perfection fallacieuse ; enchaînés par leur dévotion malsaine, incapable de penser et de se poser des question
(votre reine n'est que tyrannie écarlate qui n'offre que bonheur factice)
et Perceval esprit libre un brin rebelle n'aime pas être contraint et sous les masques mesquins qu'on l'oblige à porter se libère et se révèle

Je sais pas... Difficile de regretter quelque chose quand tu n'as pas eu le loisir de choisir

Condamné à subir sans jamais choisir
Ponctue d'un rire, Perceval, se trouvant bien philosophique ─ le met sur le compte de l'alcool et la fatigue
mais finalement peut-être veut-il simplement cacher sa propre lâcheté et son propre contentement derrière ces mots

Enfin... J'imagine que ça aurait pu être pire ?

Car il sait, au détour des vaines tentatives de le briser et des obligations, de pouvoir s'offrir le privilège d'une illusion de liberté ─ là où bien moins placé que lui ne le peuvent
Sourire amusé qui étire ses lèvres ; non, il ne devrait pas s'inquiéter, mais il avait bien du mal à comprendre pourquoi ─ s'est déjà demandé, Perceval, si ce n'était qu'une simple plaisanterie entre supérieurs hiérarchiques qui avait fini par devenir réalité

Si tu le dis... Mais dans le lot, il devait y avoir plus compétent que moi. Et plus discipliné, aussi lâche-t-il accompagné d'un rire

Plus loyal, dévoué, idiot, aussi ; mais ça, il le garde pour lui
car sa loyauté envers la Reine n'était que loyauté pour sa propre survie

Si ses sourires auparavant étaient espiègles, un peu teintés de malice, à ta question celui-là devient triste nostalgie des choses manquées
Il avait mille envies, Perceval, mille perspectives manquées, mille choses inaccessibles, mille vœux qu'on n’exaucera jamais ; des millions de fantasmes et de rêves étouffés à la naissance car on sait que jamais ils ne verront le jour ─ à quoi bon donc y penser, puisqu'il était trop tard pour fuir et briser les chaînes qui nous enserrent depuis bien trop longtemps ?
il se prends parfois à rêver, Perceval, mais chaque fois la réalité viens balayer ses songes qui deviennent alors poussière

Tu sais, j'ai beau y penser, imaginer tous les destins possibles... petite pause, pensif J'aurais dû partir avant, quand j'en avais encore l'occasion regard vers le plafond, comme s'il détenait toutes les réponses Maintenant c'est trop tard

Ou peut-être était-il encore temps, justement, de s'enfuir et de réécrire la voie qu'on avait tracée pour lui, mais il n'avait plus l'envie de se bercer d'illusions ─ en avait-il encore la force ? Les réprimandes et les coups, malgré lui, ont fini par lui faire entendre raison : jamais il ne sortira de là, condamné à se résigner et accepter son sort
aussi préférait-il ne pas penser toutes ces occasions manquées, à toutes ces vies possibles ─ c'était moins douloureux et la situation n'en était que plus supportable
(au fond peut-être ne valait-il pas mieux que tous ceux qu'il critiquait et condamnait silencieusement)

Vidant son verre, il t'écoute et tes propos lui arrachent un sourire qui se transforme en rire ; non pas qu'il mette tes dires en doute, mais étrangement son poste faisait maintenant sens
Il se demande, Perceval, s'ils étaient si désespérés qu'ils n'avaient trouvé que ça pour réussir à te tenir (à peu près) à carreau, si c'était là la seule solution au problème qu'il était ; et pour une fois, il était bien obligé de reconnaître qu'en haut, quand ils le voulaient, ils savaient utiliser la subtilité

Vu comme ça... Ils ont vu que la force ne marchait pas sur moi, ils essaient la méthode douce ? rire nerveux Ça fait des cicatrices en moins

Petite pause dans lequel le silence s'invite à la conversation ; de ses doigts prends la bouteille et l'inspecte, comme si elle contenait un message important, comme si elle accueillait toutes ses pensées dans son mutisme

Dit, Romane, crois-tu qu'ils finiront par anéantir ce qu'on est pour devenir ce qu'ils veulent qu'on soit à leurs yeux ?

Sans rien dire t'écoute, quoiqu'un peu pensif ; et à tes mots sa mâchoire se crispe
Aurait dû se douter, Perceval, que tu ne lui apprendrais rien de neuf, que tu ne ferais que lui rappeler l'évidence qu'il préfère cacher et oublier
Même s'il n'était pas sûr que vous étiez en train de parler de la même chose de part vos expériences différentes, le fond y était ; le bonheur n'était que factice et jour après jour années après années tout ce à quoi on tenait finissait par immanquablement disparaître à jamais

Toujours pensif, Perceval, lorsqu'il fini enfin par se resservir, ne sachant plus très bien à combien de verre il en était ─ mais ça importait peu
et comme toi, parfois, il se dit qu'il aurait mieux fait de rester ignorant, qu'il n'avait pas changé, qu'il était resté le même depuis le début
mais c'était se voiler la face, il le savait très bien : quoiqu'il prétende, son passage en ces lieux l'avait changé et ne pouvait que continuer à croire, peut-être à tord et naïvement, qu'il restait encore un peu de lui quelque part

On marche parce qu'on n'a pas le choix. Mais je veux dire... se tait un instant Perceval, comme pour rassembler ses pensées s'ils ont réussi à nous (me) détruire... pour nous (me) faire devenir des outils qui obéissent sans jamais rien remettre en question... sans personnalité... sans plus aucune... volonté propre, sans plus aucun libre-arbitre, sans plus aucune liberté

Peu à peu la voix faiblit et de nouveau se tait ─ et soudain se demande pourquoi il te confiait tout ça, pourquoi soudain il en parlait
rire nerveux qui s'échappe, mouvement de la main qui semble balayer le vent

Ou... Oublie, je sais même plus ce que je dis...

Et pourtant quelque part, il espère que tu le rassures un peu, que tu le confortes dans l'idée que lui, contrairement à d'autres, il ne craquera jamais
mais pour combien de temps encore ?