On a fait disparaître le chien de Sa Majesté et Sa Majesté n'en est pas contente. Ce fut, à peu de mots près, son ordre de mission. Le toutou favori n'était plus dans sa niche et l'orage allait gronder de la pire des façons si on ne l'y faisait pas retourner. Pas traqueuse pour un sou, Romane, mais elle n'avait pas attendu de mettre en doute ses capacités pour se présenter. Cette mission, ce sera la sienne, Balthazar, un autre moyen de briller, une autre excuse pour se mettre en avant. Toujours la même rengaine, tu commences à la connaître depuis le temps. Droguée au besoin de satisfaire comme l'ancienne petite esclave qu'elle n'a jamais cessée d'être. Droguée au besoin d'assurer sa place, d'être trop indispensable pour redevenir ce pion sans nom et sans visage. Et c'était sans compter sur le plaisir puéril d'être une aussi bonne chasseuse que le chasseur lui-même, c'était sans compter sur le plaisir puéril de jouer avec toi de nouveau.

Oui, au départ, tout cela avait été de l'ordre du jeu pour elle. Ta disparition pouvait autant bien être ton œuvre que celle d'un illustre inconnu. Mais qui, Balthazar, serait assez sot pour se mettre la Reine à dos ? L'idée ne lui avait même pas traversé l'esprit, trop convaincu qu'elle était de la puissance et de l'autorité de Juliette. Oui, tout cela n'était qu'un jeu. Une nouvelle partie de cache-cache, comme on en a l'habitude. Parce qu'on aime se chercher et s’attiser l'un l'autre. Presque un plaisir coupable de se haïr entre amis, Balthy. Oh, si elle avait su, Romane, la vérité derrière ton absence.

Elle avait pris du plaisir dans sa chasse, presque reconnaissante de ton départ. Cette mission avait été l'excuse idéale pour aller voir du paysage, pour goûter à la jouissance d'aller et venir librement. Elle avait traqué, amusée, un peu frustrée de ne trouver aucun indice. Et quand ses pas l'ont conduit dans les bois, vers cette cabane et qu'elle captait tes grognements (qu'elle reconnaîtrait entre mille), naïve, elle a souri.

« Je t'ai trouvé. Bah alors, Balthy, on cherchait à se mettre au vert ? »

Chantonne, fière d'avoir gagné, déjà l'arme au poing, elle espère qu'on pourra se battre dans une espèce de grand final. Alors elle passe la porte, Romane, et c'est là qu'elle te voit.
Et le sourire cessa.

« C'est quoi ce bordel ? »

Elle te contemple interdite, l'image de ton corps ravagé la chamboule une seconde. Non. Ce n'était pas prévu. Ce n'était pas dans les règles du jeu. Range son arme, accours vers toi. Non, alors ce n'était pas toi ? Mais alors qui ? Pourquoi ? Et s'en prendre conscience, c'est la colère qui monte, Romane. On a blessé le jouet de Juliette, on a blessé son emmerdeur à elle.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

Qui a été assez fou pour oser ?

« Mais je ne veux pas te mettre mal à l'aise non plus. Ton bien-être à une importance, j'avais choisi cet endroit en me disant qu'un lieu neutre te serait plus agréable, mais si la foule te gêne, nous pouvons toujours nous poser dans un endroit plus calme, qu'en dis-tu ? »

Si elle est blessée, Romane, tu l'es encore plus. On pas seulement meurtrit ton corps, on a écrasé ton orgueil, Balthazar, on a assassiné ta fierté. Misérable dans ta flaque de sang, plus que l'ombre de l’adversaire qu'on a appris à aimer détester. Esclave insatisfait, toujours eut une forme de mépris pour toi, de jalousie aussi. Mépris, car elle ne fait que te rendre ce que tu daignes lui offrir, Balthazar. Mépris parce que tu entraînes son protégé dans des habitudes qu'elle juge nocives. Jalousie, parce que tu es le favori, Balthazar, parce que Juliette mobilise ses meilleurs éléments pour te retrouver quand en elle résonne la certitude qu'on enverrait personne pour elle. Mépris, aussi, de te voir aussi insatisfait d'une attention pour laquelle elle tuerait, Romane. Jalousie, parce que malgré ton caractère de cochon, tu as les faveurs de ceux dont elle veut se faire indispensable, Romane. Mais dans le fond, une certaine forme d'attache à ce cocktail étrange. L'impression que la vie serait morne si tu n'étais pas là, anomalie dans son monde. Et te voir allonger là, la tend, la rend d'humeur sombre. On lui vole ses victoires, on lui vole l'occasion de mille conflits avec toi. Alors quand tu lui craches de s'en aller elle secoue la tête, soupir méprisant aux lèvres alors qu'elle te contemple.

« Pour te laisser crever sur un vieux plancher. En voilà une riche idée, bouffon. »

Voudrait voir l'étendue de tes blessures, mais est suffisamment lucide pour ne pas s'y risquer sans avoir ton autorisation. C'est que le jeu ne lui a jamais fait oublier ta dangerosité, Balthazar. On ne te touchera pas tant que tu n'auras pas donné ton accord. Que tu meurs est une chose déplaisante à ses yeux, mais qu'elle revienne au Palais avec un bras en moins l'est encore plus.

Alors c'est avec la fierté qu'elle tente de t'amadouer. Les guerres sont question de psychologie, et elle n'a pas l'attention de te voir abandonner la vôtre.

« C'est donc tout ce que tu as ? Dis-moi, dans la possibilité où tu t'en sors qu'est-ce qu'il t'arrivera ? Ton cul mis à prix par Juliette et ton mystérieux agresseur visiblement toujours en vie... Tu penses que tu vas t'en sortir ? Non, tu n'es pas naïf à ce point. »

Tu iras crever comme une merde sans avoir pu faire mordre la poussière à qui que ce soit. Et elle mise sur cette rage pour te faire entendre raison. Elle mise sur cette rage pour te faire rentrer à la maison.

« Pourquoi te faire deux ennemis quand tu peux te servir de l'un pour écraser l'autre ? »

Pourquoi fuir et te faire Némésis du monde quand tu peux te servir de ceux que tu méprises pour écraser ceux que tu détestes ?

« Laisse-moi t'aider et te ramener à Crims. Tu as beau cracher dessus, la force de frappe de notre reine est non négligeable et crois-moi bien qu'elle n'hésitera pas à l'utiliser contre la personne qui t'as mise dans cet état. »

Parce que tu es le chouchou, Balthazar.
Alors elle ose approcher sa main, attend ton accord pour prendre conscience des dégâts et te ramener là où Juliette veut que tu sois.

« Alors, tu veux toujours que je dégage ? »

Et les insultes se multiplient dans ta bouche. Oh, rien d'étonnant, ce n'est pas comme-ci tu lui avais un jour donné des mots doux pour compenser. Elle doit se rendre à l'évidence, Romane. Pour elle tu n'as que mépris, qu'irrespect. Tu la trouves encore jeune et naïve, tu écrases de tes mains monstrueuses tout ce qu'elle brandit pour montrer sa force. Tu ne l'as jamais prise au sérieux. Même quand elle tend la main, c'est pour mieux l'insulter encore. Oui, Romane doit se rendre à l'évidence. Chez les rouges on n'a de famille que le nom. Mais dans les couloirs on s'écrase dans la jalousie, le mépris et la rancune qu'on voue à l'autre. Tu es gourmand, Balthazar, tu veux comme elle est tout un tas de choses. Mais nos gourmandises sont incompatibles, n'est-ce pas ? On ne pourra rien en faire de beaux ensembles, n'est-ce pas ? Alors au final, on va devoir se contenter d'une haine méprisable à partager. Pour tout ce que tu es et qu'elle n'est pas, pour tout ce qu'elle croit que toi, tu n'approuves pas. Regard sombre quand elle te voit la menacer de tes griffes. Oui, Balthazar, on en est donc là.  On n'a plus rien à tirer de toi. Tu n'as que du mépris pour nous alors pourquoi essayer ? Autant fermer la porte une bonne fois pour toutes. Après tout, tu es immortel, Juliette l'est aussi. Et on va veiller, Balthazar, a ce que tu passes l'éternité à ses pieds parce que c'est tout ce que tu mérites, ingrat que tu es.

— Qu'on ne me dise pas que je n'ai pas essayé d'être sympa.

Sors de sa besace le précieux collier. Les signes de ton asservissement comme l'ont été ses propres chaînes à elle. Mais tu comprends, Balthazar, que trop aveuglée par Juliette Romane ne fait pas le lien. Tu comprends, Balthazar, qu'elle n'a pas encore assimilé sa liberté autrement que par le pouvoir qu'on lui offre. Elle n'a pas encore tes yeux, Romane, pas encore ton ambition. Peut-être arriveras-tu à la faire changer, tu pourrais tu sais ? Mais puisque pour l'heure, tu rejettes tout ce qu'elle est alors elle va rejeter tout ce que tu es toi. Après tous les ordres de Juliette sont clairs. Ramène-le-moi... Par tous les moyens.

— Tu ne tueras personne. Parce que tu es trop bête pour. Tu ne réfléchis pas, tu n'as pas compris que pour survivre, il fallait aussi être malin. C'est pour ça que le grand bandersnatch est au sol et pisse le sang et que la conne que je suis te marche dessus.

Être éternel ne change rien, Balthazar. Rien, si ce n'est le fait que ton supplice, même dans la mort, n'aura pas de fin.

— Tu ne peux t'en prendre qu'a toi-même.

Alors que dans un geste rapideme elle vient planter dans ta main son épée, elle vient également se poser à califourchon sur toi pour passer à ton cou l'ultime humiliation.

— Crois-moi bien que ça me désole d'en arriver à utiliser la manière forte. Mais les ordres sont les ordres.

Et dans tes yeux toute la haine du monde. C'est si triste, Balthazar. Une partie d'elle aurait voulu qu'on s'entende, tu sais ? Une partie d'elle aurait voulu avoir à défaut de ton affection de la sympathie. Mais on ne peut imposer ce genre de chose, hein ? On doit accepter qu'on est et restera des ennemis. C'est ta liberté, de haïr, Balthazar. C'est aussi la tienne d'en assumer les conséquences.

Impitoyable quand elle vient passer le collier. Ce qu'elle fait, c'est te condamner mais elle n'en a que faire, Romane. Chaque seconde pulse dans sa tête les idées toutes faites, les mots dont elle se saoule pour se convaincre, pour ne pas laisser les regrets et les espérances violées prendre le pas sur le devoir.

C'est de ta faute.
Tu es le seul responsable.
Ce sont tes choix qui t'ont mené là.
On t'as laissé la porte ouverte et tu l'as violemment fermé.
C'est entièrement de ta faute.
D e   t a   f a u t e.

Et le clic terrible du collier qui scelle ton asservissement. Ne montre rien du dégoût qui la prend. Déteste ce qu'elle est en train de faire. Alors elle redouble de ces phrases toutes faites, redouble de ses reproches, jusqu'à ne plus rien entendre, jusqu'à se convaincre qu'il n'y avait pas d'autres choix, que tu n'as fait que récolter ce que tu as semé.

Alors elle se relève, Romane, tire sur le manche de son épée pour la remettre dans son fourreau. Et tes mots résonnent. Douloureusement. Et elle commence à te haïr comme tu l'as haï elle. C'est de ta faute. Tu l'as forcée. C'est de ta faute, ta faute, ta faute,    T A   F A U T E.

— Mais ferme ta gueule pour l'amour de dieu !

Rageuse quand elle se tourne.

— C'est si simple de dire ça, putain d'éternel, putain d'increvable. Tu ne peux pas comprendre, qu'importe ce que tu feras, qu'importe qui tu soutiendras ici, dans ce putain de pays, tu auras toujours un rôle. Que tu le veuilles ou non, tu as ta place. Wonderland ne peut pas exister sans le Bandersnatch, comme il ne peut pas exister sans le lapin blanc, la reine de cœur ou le putain de loir.  Ton existence tombe sous le sens et, oui, Juliette t'enchaîne mais tu auras toujours la possibilité de rebondir parce que tu as l'éternité devant toi et que qu'importe tes choix tu pourras vivre parce que TU es Wonderland, Balt. Hurle maintenant et elle se fiche bien que les murs en tremblent. Mais moi ? Les Alices ? Elias ? Tout le reste ? Nous, personne ne nous attendait. Nous, personne ne nous a donné une place. Le peu qu'on a on l'a eu en se battant parce que dans TON monde de dégénéré on nous chasse et on ne nous donne rien gratuitement. Qu'on puisse crever, Wonderland n'en a rien à faire parce que nous sommes des intrus. Mais toi ? Non, toi, tu es un privilégié. Alors, oui, ça te dépasse peut-être que ma liberté soit conditionnée, mais c'est ça ou mourir et j'ai trop de choses à accomplir pour mourir maintenant. Alors, oui, j'ai juré fidélité à Juliette, oui, je lui obéis, oui, je te détruis parce que c'est ce qu'elle veut et qu'elle m'a offert ce qu'aucun d'entre vous ne m'a offert : une putain de chance. Mais retiens bien une chose, tocard, c'est que si je n'ai pas Juliette mes autres options sont un maire hypocrite, une reine bipolaire, un esclavagiste hivernal ou un putain de gourou de secte. Et elle reprend les expressions d'Anaël. Parce que guess what, personne n'attend l'oiseau de feu, parce que l'oiseau de feu est remplaçable. On n'a pas tous ta chance, connard.

De toute façon, tu es trop faible pour te défendre, pour lui tordre le cou. Tout ce qui te reste pour attaquer, c'est ta langue et elle apaise sa propre fierté, Romane, en se disant qu'elle a déjà piétiné la tienne. Quitte à ce que tu nous brises, or de question de ne pas te briser aussi. La mort la délivrera, mais pas toi. Tire sur ses gants dans un geste nerveux. Elle ne supporte pas, tu vois, le mépris avec lequel tu la regardes. Après tout ce qu'elle a accompli, après tout ce qu'elle fait pour s'en sortir. Vassale de Juliette et alors ? On en a eu bien plus qu'espéré grâce à elle. Le droit de se défendre, le droit d'évoluer, d'exister, de posséder. Tu devrais comprendre Balthazar, mais tu ne comprends pas. Si agacée, Romane. Se demande ce qu'Anaël te trouve, ce qui peut bien le pousser à apprécier un homme qui passe son temps à rabaisser ceux qui s'en sorte. La fierté exacerbée. Puisque c'est comme ça, elle va te livrer, jeter ta carcasse aux pieds de Juliette. Puisque tu lui refuses le respect, elle ira te le voler. À coup de pied, à coup d'humiliation. Elle veillera Balthazar à ce que jamais tu ne quittes ce si joli bijou autour de ton cou.

— Mes propres règles, mes propres lois. Facile à dire pour toi. Ta naïveté me fait pitié, mais soit. Je pense que tout est dit. Je te ramène à Crims.

Cinglant son regard quand elle ouvre la porte, prête à te traîner comme on traîne un vulgaire sac en toile.

— Tu es le seul responsable de ce qui t'arrive, Balt. Ne vient pas te plaindre, c'est toi qui t'es privé d'une alliée.

Et la réussite n'a jamais été aussi amère.