Le cœur battant, elle réajuste ses vêtements du jour, soigneusement choisi, parce qu'elle est toujours comme ça, Romane, quand tu la quémandes. Le besoin de te montrer qu'elle fait bon usage des privilèges que tu lui as donné, le besoin de te montrer sa reconnaissance. Devant la porte, droite comme un i. Ce n'est pas la première fois que tu l'appelles, mais chaque invitation lui procure la même bouffée de fierté mêlée d'anxiété. Presque un honneur de pouvoir te voir, presque quelque chose de grandiose à t'observer, comme la plus belle pièce d'un musée. Elle attend, patiente, jusqu'à ce que tu décides qu'on lui ouvre les portes.

La démarche féline, quand elle fait quelques pas dans la pièce, ne croise jamais ton regard, pas avant d'avoir posé les genoux au sol et de s'être prosternée devant toi.

— Ma reine.

Les yeux plantés sur l'impeccable tapis jusqu'à ce que tu l'invites à venir s’asseoir. Elle est docile et obéissante, Romane. Elle s'exécute de bonne grâce, vient soigneusement prendre place avec tous les rites propres aux jeunes filles bien éduquées. Des vieilles habitudes, dont elle a oublié la provenance. Elle suppose que ça lui vient d'avant Wonderland, mais c'est une existence dont elle ne se souvient pas, Romane.

— Le plaisir est entièrement partagé, votre Majesté, que puis-je faire pour vous ?

Qui faut-il occire, Juliette ? Qui faut-il punir en ton nom ? Dit, commande, on fera sans poser de questions. Parce que la liberté est à ce prix et que, fort heureusement pour vous deux, l'admiration qu'on te porte fausse notre perception.

Elle rougit malgré elle, un aveu de faiblesse pour lequel elle se hait, mais l'honneur est si fort, Juliette, si tu savais. Mais la question que tu poses fait remonter les souvenirs. Pas les bons. Les pleurs sur l'épaule d'Anaël, les cris de haine avec Balthazar. Ses doigts se joignent pour contenir l'anxiété qui monte. Oui, oui, il y a des problèmes, Juliette. Oui, il y a un mal-être à faire partie de cette cour. Est-ce que ça va te décevoir si on l'avoue ? Est-ce qu'on sera moins intéressante ? Moins essentielle ? Persuadée que faire preuve de fragilité serait te manquer de respect. Mais puisque tu poses la question, elle ne peut que répondre. La reine, c'est toi et tes ordres sont absolus.

— Je ne saurai vous mentir votre Majesté. Ferme les yeux un instant, ses doigts qui s'entremêlent plus violemment encore. Je crains que malgré mes années de service certains ne me jugent pas digne de la place que votre Majesté a eu la bonté de me donner. On voit ma dévotion à la couronne comme une bouffonnerie, un esclavage déguisé. J'ose vous avouer que la situation me pèse. Si je comprends qu'entretenir de bonnes relations avec tout le monde est utopique, je déplore ce fossé qui me sépare de certains membres de votre cours.

Un regard qu'elle lève vers toi.

— J'espère ne pas décevoir sa Majesté.

L'espace d'une seconde, elle songe à se dérober, tes mains sur les siennes, c'est presque trop. Dans sa tête, résonne les mots de Balthazar "tu me fais pitié", "bouffonne". Dans sa tête résonnent ses propres plaintes "On me regarde comme-si les moindres de mes gestes étaient inconvenants.", "C'est pour ça qu'ils se moquent tous ? Suis-je puérile ? Attardée peut-être ?". Elle se pose sincèrement la question. Est-ce elle ou le monde qui ne tourne pas rond ? Sa façon, de jouir de sa liberté est-elle mauvaise ? Pourtant, c'est tout ce qu'elle peut espérer, Romane. La liberté, en tant que femme de la cour, le respect en tant que militaire de renom. Si tu savais, Juliette, comment elle a détesté Balthazar, comment elle lui en a voulu d'avoir mis à mal le tableau qu'elle avait peint depuis son affranchissement. La sensation d'être dans le faux, la frustration de ne pas être aux yeux de tes chouchous aussi grande qu'elle le veut. Tu peux comprendre ça, n'est-ce pas ? Toi aussi Juliette, tu as constamment faim. Ses doigts délicats qui se crispent un peu plus alors qu'elle murmure.

— Ma valeur...

Oui, tu as raison. Elle a fait ses preuves, Romane. Elle a survécu. À Wonderland, ses jeux, ses fous. Elle a survécu, elle survivra, même si pour ça, il faut te lécher le sang sur tes mains. Parce qu'elle n'a pas le choix, parce que sa liberté ne peut se faire qu'à ce prix-là. Et tant pis s'il ne comprend pas. Tant pis si personne hormis toi ne comprend.

— Que Sa Majesté me reconnaisse est un honneur qui me comble. Je vous dois beaucoup, certains y voient une forme d'asservissement qui n'a rien à envier à mon ancien statut d'esclaves, mais je veux rassurer sa Majesté quant au fait que je ne partage pas cette vision. Ces gens n'ont aucune idée de ce dont les trafiquants nous amputent et de ce que vous m'avez rendue en m'affranchissant.

Perds un peu sa droiture militaire quand elle ose relever la tête.

— Puis-je vous parler sans ombrage, ma reine ? Les réflexions qui m'ont été faites viennent en majeure partie du Bandersnatch et je me demandais ce qui pouvait bien pousser votre grâce à garder près d’elle un homme qui n'a que du mépris pour ce qu'elle est et ce qu'elle représente pour nous.

Ainsi donc il est autant un jouet qu'une arme de dissuasion. Tu l'instrumentalises. Il est ta chose, ton objet. C'est quelque chose dont elle comprend l'utilité, mais ça sonne si familier, Juliette. Soudain, elle comprend la haine qui le dévore, à Balt. Leur vécu n'est pas si différent. Pourtant, par fierté ou par vengeance, elle se refuse à se laisser émouvoir, Romane. Qu'importe ce qu'il pense, il est bien mieux loti qu'elle. Il a un nom, il a une identité, un rôle. Non, ce n'est pas si comparable, au final. L'ego a ses œillères faites de béton.

— Je vois, c'est autant une arme, qu'un bouclier.

D'une certaine façon, elle le fait aussi. Elle déshumanise, parce que c'est la haine qu'il a choisie, Balt. Continue de se farcir le crâne d'excuses pour ne pas faire le rapprochement, pour ne pas voir la vérité, pour faire de lui une exception toute trouvée. La seule qu'elle tolère, elle se le jure, parce qu'elle n'est pas de ces gens qui légitimiste l'esclavage. Non, non, elle n'est pas mauvaise à ce point, hein Juliette ?

Et quand tu proposes d'aller rendre justice, elle arque un sourcil, surpris. Tu proposes de le punir ? Une humiliation ? Une torture ? Oh, ce serait beau de rendre les coups, de lui montrer qu'il n'est pas en position de la regarder de haut sans en payer le prix. Mais elle hésite, Romane. Elle ne devrait pas. Une partie d'elle le veut tellement. Mais elle hésite. Aveu de faiblesse, terrible.

— Que suggérez-vous ?

On est pas mauvaise à ce point, hein ?