Une chevelure d'un blanc éclatant déambulait tranquillement au gré des ruelles, attirant quelques regards curieux, d'autres admiratifs, d'autres agacés ou encore indifférents. A dire vrai, cela lui importait assez peu à cet instant, si tant est qu'il pouvait profiter du calme. Les corps animés se mouvaient en courant, se bousculaient parfois, pour mieux se retrouver ou se séparer. Visiblement, il s'agissait d'une heure sans trop d'agitation que celle habituelle, de sorte que chacun parvenait à se frayer son chemin vers sa destination. Les marchands hélaient les passants afin de vendre leurs marchandises dont ne connaissait pas toujours la provenance ou le contenu. Les roublards n'étaient pas rares, chacun essayant de gagner son pain comme il le pouvait, d'autres étant simplement fiers de refourguer n'importe quoi au premier pigeon venu.

A bien des égards, on pouvait dire que sa propre activité n'était pas ce qu'il y avait de plus clinquant. Pour autant, cela n'en restait pas moins à la lisière de la légalité puisqu'il travaillait pour une agence, avec des normes, un local, des clients, un livre de compte et tout un tas de paperasseries indiquant qu'il pouvait faire commerce de sa compagnie et de son corps comme bon lui semblait. L'avantage reposait sur le fait qu'il était libre de choisir ceux qui bénéficieraient de ses services, parce qu'après tout son succès n'était plus à faire et qu'il fallait bien en profiter. Ce travail se révélait une seconde nature, un moyen de satisfaire ses envies et de nourrir son mépris.

Néanmoins, il ne se limitait pas au cadre de son travail, et parfois, il prenait lui-même une cliente ou un client par le bras pour lui faire partager un moment dont il demandait rétribution ensuite. Il s'en amusait beaucoup, se plaisait à voir leurs visages rayonnants se décomposer sous l'incompréhension, la gêne et la honte parfois. La honte domine bien souvent la colère, de sorte que ceux qui se laissaient prendre dans sa toile insidieuse préférait lui donner son argent que d'admettre qu'ils s'étaient illusionnés. Pathétique.

Cette fois cependant, il avait une journée de libre sans clients à satisfaire puis à briser, sans jouer le moindre rôle que celui qu'il voudrait bien. Aussi, il prit la décision de se rendre dans un bar plutôt réputé qui se trouvait à proximité, le Blue Glasshopper. Les alcools n'y étaient pas mauvais, tout comme celles et ceux qui faisaient le service. Jusqu'à présent, il ne s'y était pas rendu très régulièrement, mais le lieu pourrait aisément devenir l'un de ses favoris pour y emmener des clients et clientes. L'ambiance avait un petit quelque chose qui faisait la différence.

Tandis qu'il avançait jusqu'à la devanture, il lui revint subitement en mémoire qu'il avait récemment couché avec l'une des serveuses, dont il avait par ailleurs déjà complètement oublié le nom. En revanche, il se souvenait très bien de son expression lorsqu'il avait pris son paiement dans ses affaires avant de mettre les voiles. Tout aussi naïve que les autres. Cependant, il devait au moins lui reconnaître certaines qualités dans la pratique, et au vu des éléments de comparaison qu'il possédait, il s'agissait là d'un bon compliment. Sans doute ne le prendrait-elle pas de la meilleure des manières si elle l'entendait le lui dire de but en blanc, mais cela n'en restait pas moins un compliment.

Il poussa la porte du commerce et se glissa sans attendre à l'intérieur, avant de se diriger vers l'une des tables où il prit place, un sourire amusé aux lèvres. Il serait tout de même très amusant de recroiser la jeune femme à laquelle il avait fait l'honneur de sa compagnie la dernière fois. Peut-être bien qu'il pourrait remettre ça et voir si elle se laisserait prendre une deuxième fois dans son petit jeu. Si tel était le cas, ce serait plutôt décevant, mais pas forcément étonnant. Il verrait bien. Elle pouvait tout aussi bien ne même pas être là et il pourrait profiter tranquillement d'un bon verre d'alcool pour la soirée, et repérer de potentielles cibles...

Le regard froid glissait sur les corps mouvants dans la salle, analysant, repérant, observant chaque façon de bouger. C'était ainsi que l'on trouvait facilement de quoi se mettre sous la dent et que l'on pouvait préparer plus aisément une façon d'aborder quelqu'un. A ce jeu d'observation, il avait toujours été doué, du moins d'aussi loin qu'il s'en souvienne.

Il n'y avait pas encore foule au bar, alors les repérages s'avéraient plus simple que lorsque les cibles potentielles s'agglutinaient entre elles comme pour se fondre dans une masse d'insectes grouillante et bruyante. Là, l'activité était bien plus agréable. Soudainement, ses iris tombèrent sur un corps dont ses yeux comme son propre épiderme se souvenaient plutôt bien. Un léger sourire étira ses lippes.

Ainsi Joy travaillait bien ici aujourd'hui. Voilà qui promettait d'être amusant. Il feignit cependant de ne pas la voir et poursuivit plutôt ses investigations ailleurs, bien conscient toutefois que la serveuse se rapprochait peu à peu de sa table. A priori, rien que par cette façon d'agir, il pouvait supputer qu'elle n'était pas enchantée de le revoir. En même temps, vu la façon dont leur nuit s'était soldée, il y avait sans doute de quoi pour elle. D'un autre côté, il lui avait tout de même fait passer un excellent moment dont elle devrait plutôt lui être reconnaissante.

Le bruit d'une chaise crissant sur le sol attira son attention, et il posa ses iris sur la jeune femme qui se tenait là et prenait place sur la chaise qui lui faisait face. Quelle attitude irrévérencieuse pour une serveuse que de se comporter de la sorte avec un client, et de l'aborder de manière si familière.

Franchement, elle aurait au moins pu lui proposer un verre, histoire de rendre la confrontation un peu plus sympathique. Tout dans son attitude, des bras croisés sur la poitrine dont il se souvenait du poids entre ses paumes, jusqu'à son maintien, indiquait qu'elle attendait une explication quant à ce qui s'était passé. A croire qu'elle n'avait toujours pas saisi.

Il posa son coude sur la table, puis son menton dans sa paume et fit mine de réfléchir très sérieusement à quelque chose. Ensuite, il se redressa et lui offrit un sourire étincelant d'innocence et de confusion.

"Excusez-moi, vos traits me disent effectivement quelque chose mais je n'arrive pas à me souvenir où nous nous sommes croisés... Vous êtes serveuse ici c'est ça ? Je suppose que j'ai déjà du vous passer commande, mais je ne comprends pas très bien ce que vous me reprochez."

Il était bon. Excellent même, dans son rôle de manipulateur et de menteur. Clairement, même quelqu'un qui le connaîtrait par cœur ne verrait pas le jeu d'acteur. Il semblait réellement confus et désolé de ne pas se rappeler de la jeune femme, alors qu'il se souvenait avec précision de la nuit qu'il avait passer en compagnie de Joy.

Mais bon, il aimait trop jouer pour s'en passer. Restait à voir comment elle allait réagir, parce que cette sincérité qu'il feignait à la perfection devrait probablement la prendre au dépourvu. Et, aussi, il savait que la jeune femme avait un fond particulièrement gentil. Il attendait donc de voir.

Il ouvrit de grands yeux surpris emplis d'innocence lorsqu'elle évoqua la nuit partagée ainsi que le vol. Enfin, du moins ce qu'elle considérait comme un vol et qui n'était finalement que le paiement de ses services pour le moins onéreux quand il le décidait. Mais pour le moment, ce qui l'amusait était de jouer celui qui ne savait rien, ou qui ne se rappelait pas de ces événements qui rendaient a priori la barmaid assez amère. Sans doute que si ce qui lui servait de coeur n'avait pas été de glace, il aurait pu compatir.

Malheureusement il n'en était rien. Alors, il continua de jouer son rôle, feignant de nouveau la stupeur et l'embarras lors de la réplique suivante. Comme s'il se sentait réellement gêné et désolé de ne parvenir à retrouver ses souvenirs de cette fameuse soirée qui semblait lui avoir laissé un impérissable souvenir.

" Vous me voyez vraiment confus ... Vous êtes vraiment ravissante et croyez-moi, j'aimerais sans doute plus que vous-même me rappeler de cette nuit et de ce qui a pu se produire à ce moment-là.. Je ne pense pas être un tel goujat et je ne parviens pas à expliquer une telle attitude, si vous dîtes que j'ai agi de la sorte... "

On pouvait lire tout son désarroi et sa sincérité sur ses traits, bien que ni l'un ni l'autre n'ait jamais existé. A dire vrai, il ne pouvait même pas dire à quand remontait la dernière fois qu'il avait réellement ressenti l'un ou l'autre de ses sentiments, et peut-être même cela ne s'était-il jamais produit. Difficile de savoir.

De toute façon cela ne changeait pas grand chose à son jeu d'acteur inné, comme s'il avait fait cela toute sa vie durant. Un comédien professionnel le jalouserait très probablement s'il avait idée de son talent et de la manière dont il en jouait constamment. Il passait d'un homme tendre et affectueux à un aristocrate de la haute puis à une pauvre esseulée pour ensuite passer à un Don Juan ... Il pouvait tout se permettre puisqu'après tout, il parvenait même à jouer l'amour ...

Il sourit doucement, un sourire timide, lorsque Joy lui proposa quelque chose à boire. Il était venu là pour commander quelque chose à boire évidemment, alors il n'allait pas se priver. Mais il lui fallait malgré tout conserver son rôle de ce soir, et cela l'amusait beaucoup. Jouer la personne consternée, désolée ou affligée ne faisait pas partie de ce qu'il faisait le plus, alors autant en profiter. Il fit mine de réfléchir une minute, puis reposa ses orbes brillantes sur la jeune femme.

" Je vous prendrais bien une bière dans ce cas ... Et, pourrais-je me permettre, si vous le voulez bien, de vous offrir également un rafraîchissement ? Cela ne rattrapera pas l'expérience que vous avez évoqué mais je me sens vraiment confus et j'aimerais pouvoir vous prouver ma bonne foi. "

Quel bien vilain mensonge que celui-ci. Il n'avait pas le moindre soupçon de remord, mais il fallait reconnaître que Joy était une jolie femme ayant de nombreuses qualités, et ce notamment au lit. S'il pouvait à nouveau charmer la demoiselle et remettre ça une autre fois, il ne s'en priverait pas. Bien entendu, il ne comptait pas là-dessus tout de suite, la manipulation était un art de patience. Qui plus est, le salaire de la dernière fois lui suffisait amplement pour le moment et son but premier n'avait jamais été de la plumer de quelque manière que ce soit. Cela constituait juste un dû après une prestation, ni plus ni moins. Rien de malhonnête en soi.