Les lieux ont une atmosphère différente à la nuit tombée. Les employés ont fini leur travail, les machines se sont calmées, les rouages ont ralenti et bientôt toute l'Usine a sombré dans un silence presque religieux. Les cheminées ont cessé de lâcher leurs fumées colorées, ou du moins, elles le devraient, mais une très légère brume flotte encore au-dessus des toits, signe que la belle est juste endormie. On détache notre regard de la baie vitrée qui donne sur le hangar où avait lieu la réunion des couleurs et on remonte le couloir à présent vide des bureaux administratifs, une bouilloire en cuivre dans les mains. On désespérait de trouver un moyen de se faire du thé, il semble que la moitié des employés tournent au café. On ne peut pas les blâmer. L'incident puis la disparition ("disparition") de notre prédécesseur a mis un petit coup de pression à tout le monde. La conférence de presse de Monsieur le maire a calmé les esprits pour un temps, mais l'Usine reste un sujet d'actualité. C'est notre travail de la protéger jusqu'à ce qu'on n'en parle plus, quitte à l'étouffer.

On note mentalement de faire un geste pour les employés, peut-être offrir le café, ou des croissants pourquoi pas ? Il est important qu'ils se sentent valorisés en cette période troublée. Et surtout, il est très important de soigner sa première impression. De retour dans notre bureau, on débarrasse quelques cartons vides. On observe le résultat. Ce n'est pas encore parfait, mais ça commence à prendre forme. La pièce maîtresse de notre décoration, presque une signature à ce stade, c'est le tableau qui surplombe le bureau. Il cache le coffre-fort, mais ça, c'est une autre histoire. On admire la peinture à l'huile (rien de fou, juste un paysage automnal) jusqu'au moment où quelqu'un frappe à la porte. On se retourne avec un léger sourire en reconnaissant notre visiteur tardif.

"C'est la première fois que j'ai un bureau aussi grand."

Penses-tu... ça ne se voit pas, mais on est fou de joie. Même si cela ne durera peut-être pas. On avait hâte de savoir comment s'était déroulée la réunion. Pas besoin de poser la question, la réponse vient aisément, avant même qu'Esthef ne commence à parler. Longue journée, hein. On aimerait bien être chez nous, aussi, à cette heure. Mais il y a plus important. On a ce qu'il faut pour tenir, toute la nuit même, heureusement il semble qu'il soit pressé. On sort une bouteille de whisky du premier tiroir du bureau et on la pose presque fièrement devant nous.

On a des priorités, voyez-vous.

"J'ai du Scotch, si ça te convient. Je note pour le Brandy."

Si toutes nos réunions sont aussi tardives, il faudra que l'on pense à investir dans un mini-bar. On sort deux petites verres et on inaugure la bouteille. On pensait trinquer à notre nouveau job, mais on peut aussi trinquer à la réunion ratée, le cas échéant. On espère tout de même qu'interminable, dans la bouche d'Esthef, n'est pas synonyme de catastrophique. On lui sert un verre, puis le nôtre, avant de s'asseoir. Très étrange sensation que d'être derrière ce bureau. Habituellement, les positions sont inversées, on est dans le siège visiteur chez le maire.

"Ils ont posé beaucoup de questions ?"

Probablement, mais comment formuler cela autrement ? Est-ce qu'ils ont été particulièrement agaçants et fouineurs ? Non, ce n'est pas ce que devrait dire le nouveau directeur. Le nouveau directeur aime bien les visiteurs. Il a hâte de leur montrer à quel point son Usine est i-rré-pro-chable.