Balthazar fixe le plafond de sa cage avec lassitude. Il est de ces soirs gris où rien ne se passe, où même les étoiles semblent muettes, des nuits sans lune où le vent se tait.

Il se tourne et se retourne dans son lit, incapable de dormir - encore. Il se lève, enfile vaguement un pantalon de tissu noir. Ses yeux de glace errent sur sur le chaos ambiant de son petit espace à la recherche de ses clopes. Ce bâtard d'Elias n'y est pas passé depuis un certain temps, Balt s'inquiète, agacé d'avance du moment où il rentrera et découvrira toutes ses affaires à leur place.

L'endroit n'est pas grand, même pas privé, on y entre comme dans un foutu moulin et ça l'agace. C'est une prison ou la boulangerie familiale ?

C'est une prison, et quelle prison. Cette nuit encore le collier à son cou pèse lourd, très lourd, trop lourd. Il l'attire vers le sol, comme il souhaiterait s'y fondre et disparaitre, à jamais. Comme le Temps, cesser d'exister et enfin être libre. Mais ça serait trop facile, non, avant ça, ils doivent payer tous autant qu'ils sont.

Sauf lui.

Sa voix résonne dans son dos et Balt fait volte face, les griffes crispées par la surprise. Puis, il s'apaise en le voyant, en entendant ces chuchotements qui broient - un peu - son cœur. Ses bras retombent le long de son corps alors que ceux de Romeo l'enlacent.

Surpris, il baisse les yeux et répond à cette étreinte. Il y a là, contre lui, celui qui fait battre son cœur en deux temps, le temps de l'inconnu, le temps du désespoir qu'on ne maitrise pas, le temps de l'amour peut-être.

On ne sait pas, les bêtes n'ont pas de cœur, mais Romeo a été de ceux qui, au sein de ce château maudit, n'ont jamais marché sur le peu de dignité qui lui restait. Il a été là, main salvatrice ces soirs de folie désespérée à se haïr, à tous les haïr. Un humain dans la tourmente. Un roi pour lequel, peut-être, dans un autre monde, il aurait ployé le genoux.

La demande, l'ordre, le surprend et ses yeux s'écarquillent. Il y a tant de suppliques dans cette voix, que Balthazar cède et ses mains viennent encadrer le beau visage de Romeo alors que leurs lèvres s'échouent. C'est un baiser interdit, Balt le sait, ce sont des émois comme ceux-là qui ont conduit ce collier jusqu'à son cou.

Et pourtant, on y cède avec désespoir.

- Romeo, tu ...

Balt ne sait pas vouvoyer, le respect n'existe pas et seules les émotions gouvernent, et dieu sait comme tu les remues.

- Pourquoi ?

Que se passe-t-il pour que tu me donnes ce que tu m'as toujours refusé ? Pourquoi j'ai mal alors que je devrai être heureux ? Pourquoi Romeo ?

C'est un rêve, c'est forcément un rêve. Et Balthazar n'y croit pas. Ses mains sur les hanches de Romeo sont fébriles et la rougeur qui teinte ses joues est inhabituelle. On ne le déstabilise pas facilement. Dire qu'il contrôle ses émotions serait faux mais rares sont ceux qui le rendent doux.

Romeo est de ceux-là. Toujours doux et tendre. Balth a tenté plusieurs fois, au début, poussé par l'envie de voler lui aussi quelque chose à Juliette, il avait réalisé l'humanité de l'autre. Et son cœur était tombé. Triste vie que d'être aimé d'une folle et d'un monstre.

Balth sourit et repose doucement ses lèvres sur celles du roi, déjà accro à cette sensation qu'il n'a fait qu'effleurer.  Non Romeo ne mourra pas, il mourra à sa place s'il le faut. Par amour, on donnerait tout.

- Je ne cesserai jamais de vouloir de toi.

Et il attire le roi contre lui. Sans imaginer que c'est la dernière fois qu'ils se voient et qu'après, après, il le détestera. Que l'amour se changera en haine, en la fierté malsaine d'avoir effectivement volé quelque chose à Juliette. Mais, on aura aussi perdu, on aura beaucoup perdu. Un coeur et une confiance sans faille. Un rempart contre la monstruosité.

- T'as l'air tendu ... quelqu'un t'a vu ? Tu es sûr de toi ?

Balth le tuera alors, pour protéger ton secret, pour protéger cet instant hors du temps (qu'on a perdu). Et si tu doutes et regrettes, alors, on chérira ces instants d'égarement comme jamais on a chéri un autre moment.

Ses mains sur autour du corps du Roi paraissent si grandes, si menaçantes. On l'a connu sous tant de formes pourtant, mais il paraissait toujours si doux. Droit et fort, noble (le seul) avec lui, Balth craint de le blesser, de briser cet instant dont il doute encore. Les monstres n'ont pas le droit à l'amour et le Royaume de Cœur a fait de lui un monstre, son monstre.

Et pourtant, au creux de ses bras, il y a son roi, il y a le roi. Et il n'a pas peur. Il promet sur le temps (qui n'existe plus) que rien ne changera. Mais Balth sent, comme un instinct de bête sauvage encore enfoui, que tout va changer, qu'on est à la veille d'une chute. Il ne dit rien, se contente de profiter des instants volés. On aura peut-être plus jamais le droit à cette douceur.

"Faire ça"

Balth sourit, un léger rire secoue ses épaules. Un baiser sur son front. Il tente de le rassurer, mais au fond, lui aussi a peur. Il n'a pas l'habitude de la tendresse, il n'a pas l'habitude de la douceur. Il est sauvage et agressif, il est enfermé dans sa violence et elle explose partout. Il s'en voudrait à mort de faire (à nouveau) essayer ses griffes au Roi de Cœur.

Dans la pénombre, le Bandersnatch rougirait presque à entendre Romeo lui parler. Le protéger, il le fait avec plaisir, peut-être même qu'il aurait accepté sa mission si ça avait été ça. Protéger le Roi. Mais il a plus souvent été son bourreau hélas et parfois, ses cris le réveillent en sursaut.

Il se recule doucement, s'assoit sur le lit, Romeo contre lui, sur ses genoux. Il cache son visage dans son cou, ses grandes mains caressant son dos. Il a rentré ses griffes, il a la sensation que ses mains sont incomplètes, il se sent presque désarmé, nu. Tant la violence est une habitude. Il se cache et chuchote.

- Je ne sais pas ce que tu espères de moi ce soir Romeo. Mais je ne veut pas te faire de mal ...

Est-ce que tu comprends ? À quel point je t'aime, à quel point j'ai envie de toi, de te le montrer ... à quel point ça me tuerait de te faire (encore et encore et encore) du mal ?

On est éclatés Romeo, on est détruits.
Ça se voit, nos mains tremblantes, nos corps qui se heurtent maladroits au possible. Qu'est-ce qu'on a fait à la Reine (Dieu est mort) pour mériter ça ?

Exister dans ce monde, exister à Crims est notre crime, le fardeau indissociable de notre être. On le croit, mais bientôt, toi, tu partiras, tu t'en déferas. Et le Bandersnatch restera seul, abandonné à son triste sort.

Parce que c'est peut-être son châtiment à lui.
Toi l'exil, lui la solitude (et la trahison).

Et la douceur d'un roi qu'on a tué mille fois et mille fois nous a pardonné. Dans son cou, Balthazar ferme les yeux, respire et presque se sent apaisé. Ses doigts se serrent sur les hanches altières comme un remerciement silencieux. Une supplique adressée au monde. 

Je ne suis pas coupable.
(pas encore)

La main de Romeo se glisse dans ses cheveux. Balthazar sourit et ses dents viennent chercher la peau tendre du cou offert. Comme une promesse silencieuse, celle que l'éternité le ternira pas cette nuit.

(La rancœur s'en chargera)

Le loup en chasse doucement, grignote entre ses crocs le roi sur ses genoux. Les mains baladeuses qui se glissent sous la tunique rouge rouge (oublie le rouge), savourent ta chaleur et le sang qui bat, qui vit sous l'épiderme. 

On enfouit la crainte qui gronde au creux du cœur, on n'entend que la douceur de tes mots et la tendresse de tes caresses. Et c'est Balthazar, impatient presque assoiffé de ton corps, Romeo qui te porte et sur le lit t'allonge.

Les lèvres contre les tiennes, on a perdu la douceur et la surprise des premiers baisers. La sauvagerie, l'envie pour tout désormais.

- Personne n'oubliera cette nuit.

C'est promis.

Une telle confiance. C'est impossible. Les morts, les victimes ne se cambrent pas dans les bras de leur meurtrier. C'est impossible. Balthazar l'effleure du bout des doigts et sent intimement qu'il n'y a pas le droit, sent intimement qu'elle va lui être arrachée cette confiance, cette douceur.

Cette nuit sera unique et le début de quelque chose de terrible.

Son simple nom jette des frissons dans la colonne vertébrale de la bête. Un simple souffle mais tu l'as tant crié ce nom, tant hurlé de douleur.

Que te l'entendre gémir, c'est un rêve inimaginé.

Magnifique.

Balthazar n'ose respirer comme s'il craignait une erreur. Comme s'il attendait que le roi se réveille et réalise qu'il n'est pas dans les bras de celui qu'il faut. Mais non.

Promis Romeo, le Bandersnatch s'écoulera en souvenirs, fera de cette nuit l'une de celles qui même après des éternités, sonne comme la plus belle. Les yeux clos alors qu'il explore chaque parcelle de ton corps, se repaît de ton odeur.

- Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas.

Supplique douceur. Pardon d'être brutal (on se méprend sur tes larmes). Pardon d'être bestial.

Mais personne ne lui a jamais appris au Bandersnatch, comment aimer.

Et ses mains sur le corps régalien se font les plus tendres possibles, magnifiant les caresses et les rend unique.

Pour toi.
(pour que tu m'abandonnes)

Dans toute son immortalité, Balthazar n'a jamais oublié de respirer, jamais il n'a senti sa vie sur un tel fil. C'est trop beau pour être vrai, trop beau pour que ça ne se brise pas.

Peut-être qu'au fond, il y a cet instinct bestial qui sait déjà, qui pressent déjà l'abandon absolu.

Mais il hurle dans le silence et la seule chose qui compte ce sont tes soupirs. Ce sont tes larmes qu'on efface du bout des lèvres, ce sont tes émotions que l'on vient chercher à la source de ta bouche.

Le sang bat aux tempes et peut-être qu'il a mangé ta déclaration. Peut-être que Balthazar, au fil des années, l'aura oubliée, perdu dans sa rancoeur.

Mais ces mots qui débordent, ces mots qu'on aurait jamais espéré entre, Bandersnatch dans les bras du Roi de Cœur les entend.

Et dans son âme enfermée, c'est comme un coup de tonnerre. Gronde contre ta peau, sourire maladroit, le feu qui flambe au creux des reines et dans le cœur c'est la fête.

Il ne sait pas répondre Balthazar, il ne sait dire qu'il aime. Aimer c'est détruire, c'est offrir à l'autre la possibilité de le ruiner. Jabberwocky en est la preuve.

Alors il ne dit rien, s'empare de tes lèvres avec passion et ses caresses tendresse pour une nuit éternelle.


Reprend son souffle contre ton corps couvert de sueur. Balthazar sourire, les yeux mi-clos comme un félin satisfait. Romeo aime Balthazar. Corps unis. Et on oserait presque imaginer être heureux.

Mais l'ombre Juliette plane.

- Elle va finir par savoir. Elle va fouiller dans ma tête.

Mortifié soudain, de ne pas y avoir songé plus tôt.

Menteur.

Au fond, on savait que Juliette saurait. Des siècles qu'on vit avec son ombre, des années entières à n'avoir de secret pour personne. Qu'elle fouille dans les recoins les plus sombres de sa mémoire et décortique tout.

On a pas pu l'oublier. On l'a juste ignoré, enfoui dans un coin égoïstement sans penser aux conséquences. Toi aussi finalement, tu n'as pensé qu'à toi.

Balthazar se rassure, se dit qu'ils seront deux à subir les conséquences de cette nuit, deux à souffrir toujours un peu plus pour avoir choisi la liberté ne serait-ce qu'un bref instant.

Mais c'est faux.
Parce que tu vas fuir, l'abandonner.
Toi comme tous les autres.

Et Balthazar subira seul les foudres jalouses de Juliette. Il l'écoutera répéter tes mots, il finira par la croire. Croire qu'il n'était qu'un jouet, un bref passe-temps avant de partir. Un dernier doigt d'honneur à une femme qui l'a traité comme un jouet pendant des années.

Mais ça, on l'ignore encore et Balthazar se contente de caresser ta peau avec tendresse, apprécier son contact. Oui, cette nuit vaut tous les châtiments, cette nuit vaut toute la souffrance.

(mais cette nuit ne sera pas assez forte pour pallier l'abandon)

Tout, je ferai tout pour toi.

Les yeux qui s'écarquillent, l'instinct sauvage qui gronde au dedans. Il y a une bête endormie là, une bête perdue. Il passe sa langue sur ses lèvres, effleure ses crocs. Hoche la tête.

Un honneur pour lui.
Un doigt d'honneur pour Juliette.

Ils en ont conscience tous les deux.
Sourire Balthazar alors qu'il se penche sur la nuque du roi.

Ses lèvres doucement effleurent la peau, ses lèvres tendrement embrassent et s'ouvre la bouche, s'écarte la gueule.

Les crocs s'enfoncent dans la peau, la percent le sang jaillit, le sang emplit la bouche.
Pas la première fois qu'on le goute ton sang, mais la première fois qu'on l'aime tant.

Lèche la plaie tendrement, l'embrasse du bout des lèvres.

- Ça disparaitra à ta prochaine mort.

Et il imagine que ça sera demain, sans réaliser que demain, tu auras disparu.

Tu l'auras abandonné.