c'est une danse apprivoisée depuis bien longtemps.
il y a lui, son piano, et la foule. mais ce soir, c'est tout particulièrement ariel, sa musique et une figure devenue familière, observée de loin, même si elle semble désespérément chercher à se fondre dans les ombres.
son regard quitte les partitions — il les connaît par coeur de toute façon, glisse vers un recoin de la salle.
s'accroche, s'ancre, dans le sien, jusqu'à ce que l'autre se détourne.
ça le fait sourire autour de ses mots, ariel, d'une façon bien amère. sa voix ne tressaute qu'une seconde, alors qu'il retourne à son usuelle compagne, sans se soucier du reste.

quand les dernières notes s'élèvent, que lui-même se tait, il se relève, et quitte la scène sans faire attention aux applaudissements. trop occupé à éviter les mains tendues, qui se font parfois trop baladeuses, avant de brutalement se rétracter.
comme si elles venaient de se brûler.
c'est l'habitude qui lui confère la force de garder une expression impassible lorsqu'il traverse la pièce
malgré l'envie de tordre leurs doigts et celle de s'arracher la peau pour laver tous les contacts qu'il ne demande pourtant p a s.
ses pas le mène droit dans l'obscurité occupée par l'objet de toutes ses interrogations, une myriade de pourquoi au bord des lèvres et interrompu avant même avoir eu la chance de dire quoi que ce soit.
la froideur et la dureté de l'accueil feraient geler les enfers, mais sa curiosité prend le pas sur la raison depuis trop longtemps pour le faire reculer.

— vous ne l'avez pas fait.

mais je me suis permis de le faire
ça ne vous dérange pas j'espère ?
o h, bien entendu que ça le dérange, il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. et ses yeux à lui, on ne peut plus fonctionnels, sont bien fixés sur le croquemitaine.
à le détailler d'une mine inquisitrice.

— vous êtes bien l'un des seuls à ne pas apprécier la soirée.

ou plutôt, à ne pas apprécier sa performance,
sa p r é s e n c e.
ça lui déplaît, ce rejet ostensible qu'il n'arrive pas à comprendre.
d'où sa présence à la table du maître de la ville, à la frontière de l'acceptable, puisqu'ariel, malgré le frisson qui lui court l'échine, malgré le danger qu'une telle entreprise signifie, n'est pas non plus complètement suicidaire.
on est mort une fois, et la fin
d é f i n i t i v e
lui fait peur

— pourquoi ?

mais pas suffisamment, faut-il croire.

l'implication de ses mots le laisse pantois, partagé entre la stupéfaction et l'offense, ses lèvres se pincent
si quelques pauvres âmes s'étaient risquées à s'approcher, sous le joug de sa bonne humeur encore intacte suite à sa performance, elles fuient la scène bien rapidement, repoussées par son irritation palpable.
et il doit faire l'effort conscient de réguler ce débordement d'émotions.
de l'étouffer, comme ce qu'il a envie de rétorquer.
il se sait en terrain miné, et que dans l'antre du maître des lieux, dans sa ville, il n'est qu'un insecte que l'on peut balayer du revers de la main
ariel se force à sourire d'une amabilité factice, comme si on venait de lui raconter une bonne blague plutôt que de l'insulter.

— ce n'est effectivement pas mon travail, et je crains que l'attention n'aurait pas été appréciée si ça avait été le cas.

faussement léger, en parfaite contradiction avec le ton employé par son interlocuteur
on l'intime de partir,
tout aussi sèchement qu'à l'accueil.
l'idée est contemplée pendant quelques secondes, avant qu'il ne pose les coudes sur la table, le menton appuyé dans l'une de ses paumes
l'autre pianote sur la table, bat la mesure à quatre temps

— vous m'en voyez franchement navré.

un, deux, trois, quatre
conscient de son inconscience, ariel rompt enfin le silence d'un soupir bref.

— mais je ne pense pas avoir eu réponse à ma question.

c'est qu'il n'esquisse plus aucun mouvement, ariel.
les iris fixés dans ceux du croquemitaine et la respiration bloquée dans la gorge.
il y a toujours le frisson qui danse le long de sa colonne vertébrale qui s'est étendu, le danger qui se fait sentir est omniprésent et pourtant, il reste l à
le mouvement est discerné du coin de l'oeil — la seconde d'après, le couteau est entre ses doigts, planté dans la table.
il en devine presque le froid du métal.
c'est terrifiant.
et il se sent vivant

— oh, je suis bien terrifié.

la preuve, sa voix vacille.
mais son regard n'a pas flanché.
on agrémente ses mots d'un sourire, alors que la main est ramenée plus près de lui, loin de la coutellerie malmenée.
il ne doute toutefois pas de la créativité d'alastor haunting, si il venait à en faire les frais.
et c'est peut-être pour cela qu'il prend rapidement un air plus réservé, fait finalement preuve d'une once de jugement et prend le temps de réfléchir avant de s'exprimer.

— je suis parfaitement conscient que la curiosité est un vilain défaut, et je n'insisterai donc qu'une dernière fois.

qu'ai-je fait pour que ma présence vous horripile à ce point ?
pourquoi semblez-vous si en colère dès que je suis là ?
dites-moi seulement pourquoi
par pitié

— et je ne vous importunerai plus.

la peur.
c'est ce qu'il empeste, dégage, goûte même.
le couteau désormais planté en plein milieu de sa main lui avait arraché un cri qui s'était mué en complainte presque inaudible au travers de sa respiration sifflante.
on ne fait plus attention aux mouvements du croquemitaine,
pas quand l'argenterie renvoie le reflet de son propre visage déformé par la douleur,
qu'elle le nargue en miroitant sous la faible lumière qui éclaire la table.

ariel n'est ramené à la réalité que lorsqu'il sent la présence de son charmant interlocuteur derrière lui.
avec ses paumes posées sur ses épaules et sa voix qui trahirait son sourire s'il ne l'avait pas sous les yeux.
c'est cruel, et c'est ce qu'il récolte pour son inconscience.
pris entre deux feux, prostré au-dessus de la table avec les doigts qui lui démange d'arracher la lame, de fuir et panser sa blessure, il est forcé de ne pas bouger.
c'est qu'on est suffisamment lucide pour rester docile, se faire violence pour ne pas se débattre et prendre le risque d'aggraver la situation.
une fois de plus.

ce n'est pas une petite salope dans ton genre qui va m'importuner.
desserrer la mâchoire pour ouvrir la bouche et espérer qu'un mot, une phrase, s'extirpe de sa gorge ébréchée est hors de question.
et c'est donc sans piper mot qu'ariel se contente de hocher la tête, le regard baissé vers l'écarlate qui imbibe le bois et les lèvres blanchissantes sous l'effort de ne laisser aucune plainte lui échapper.
si c'était le silence qu'il désirait, il était ravi de le lui offrir sans protester.

ariel n'a jamais été effrayé par le noir, mais aujourd'hui, il n'en comprend que trop bien l'attrait.
les monstres qui se cachent dans les recoins obscurs ne méritent peut-être pas toujours son attention.
ou sa curiosité.
les doigts qui s'enfoncent dans ses épaules, accentuent sa respiration déjà sifflante, le font s'incliner un peu plus,
espoir désespéré de fuir le contact, son contact.

la pression sur le manche suffit à lui délier la langue,
le fait gémir de douleur jusqu'à ce que celui-ci grimpe en crescendo, hurlement qui finit par se briser quand sa voix lui fait de nouveau défaut.
concert funèbre qui eu tôt fait d'attirer les regards curieux, mais cette fois-ci, son chant n'est adressé qu'à alastor, on se fiche éperdument du public.
sa paume, désormais libre, est prestement ramenée contre son torse, macule ses vêtements blancs d'un vermillon sombre.
ariel n'a pas la présence d'esprit de s'en soucier, pas quand il n'a que quelques secondes pour s'exécuter.

— je-

sa gorge enrouée proteste, mais ça aussi, il en fait abstraction.
force ses cordes vocales à s'animer et cracher les quelques mots attendu de peine et de misère,
les yeux plantés dans ceux, bien trop près à son goût, du croquemitaine.
ça n'empêche pas un éclat nouveau de briller dans ceux-ci, aux côtés de l'horreur rage une animosité qui ne lui est pourtant pas familière.
le rouge n'a jamais apprécié d'être remis à sa place, après tout.
il s'étend entre eux comme le sang qui continue de rouler le long de son poignet.

— s-suis désolé.

mais la terreur le rend atrocement sincère, avec les larmes qui perlent à ses cils.