Asmodée a saisit son couteau. Il le fait passer entre ses doigts avec nervosité. Il a abandonné derrière lui les soldats et le corps inerte de R. Il en fait peu de cas. Il l'a peut-être même déjà oublié, concentré sur le chemin sombre qui s'étire devant lui.

Au bout, la vie.
Sa vie.
La seule qui compte.

Ses pas dans l'eau résonnent dans le silence mais ne parviennent pas à assourdir les souvenirs qui tâtonnent à l'orée de sa mémoire. Ils enflent. Comme une vague qui se prépare à exploser.

Des années à tenter de les exorciser pour qu'ils se rappellent à lui à cet instant précis, à l'instant précis où il renonce à tout ce qu'il avait pour sa propre survie.

Sert ses doigts moites sur le manche de son couteau.

Des égouts, il remonte jusque dans le manoir. Il est vide, effondré, brûlé, détruit. Asmodée avance lentement parmi les décombres. Il a attendu longtemps, caché dans la fange. Et maintenant, tout est silencieux, terriblement silencieux.

Il contemple ce qui fut sa maison pendant les années qu'il a passées ici. Ce qui fut son foyer, pour peu qu'il le considérait ainsi. Le lieu où il a affirmé son droit à la survie, là où il a choisi ses chaines. Celle d'une allégeance fallacieuse devant un gourou aussi fou que mort.

Et il s'en fiche.
Au diable Alastor.
Au diable tous ces gens qui furent à peine ses camarades.

Sauf.
Peut-être elle.
Sa violence, sa douceur, sa tendresse et sa folie possessive.

Mu par un instinct étrange, inconnu, Asmodée dirige ses pas vers le bureau d'Alastor. Il semble que c'est là qu'a eu lieu la fin de tout, là qu'ils étaient. Là qu'elle était.

Babylone.

Et dans cette pièce terne, gisant comme endormie au milieu d'une flaque sang séché, la voilà, la Reine des flammes. Asmodée s'arrête. Se fige. Il ne parvient pas à imaginer. Alastor mort, R mort, n'importe qui d'autre mort, mais pas elle.

Et il imagine un instant, un bref instant. Peut-être est-ce la fatigue d'avoir attendu des heures et des heures que les lieux soient déserts, peut-être est-ce le hasard.

Peut-être est-ce le destin ?

Mais Asmodée imagine un instant s'il était resté auprès d'elle. S'il ne l'avait pas abandonnée pour préserver sa propre vie. Peut-être qu'elle serait debout. Peut-être qu'il serait mort.

- Ils sont dans les catacombes.

Il y a un voile qui se déchire. Et Asmodée se réapprend. Il réapprend l'amour total et absolu, il réapprend la douceur. Il voit l'entêtement, la droiture et l'obsession. Dévorante, et totale. Rongeant jusqu'à sa dernière goutte d'humanité.

Quand, le canon sur la tempe, il échangera sa vie contre celles de ceux qu'il aimait le plus au monde.

Il y a une larme sur ta joue Asmodée. Puis une autre, et encore une autre. Et ce sont des rivières. Et il rit, il rit, il est fou, rendu fou par sa culpabilité, rendu fou par son chagrin, rendu fou par son destin. La vie soit-disant arrachée par delà la mort était une fuite.

Asmodée rit.
Asmodée pleure.

Asmodée fuit.
Et le couteau dans sa main sans la moindre hésitation perce sa jugulaire.
Parce qu'il se croyait fort. Parce qu'il se pensait maitre de sa barque.
Alors qu'elle avait depuis longtemps chuté dans la culpabilité. Et il est trop faible pour imaginer à nouveau l'endurer.

Vivre avec l'idée de les avoir tués.
Vivre alors qu'ils sont morts.

Alors Asmodée, dans un cercle sans fin meurt avant d'avoir eu le temps de renaître.

Pardon Babylone.

Exhale une dernière larme.

Pardon à vous.