Triste retraite à son âme éplorée que cette chambre gigantesque, richement aménagée et pourtant étrangère dans ses moindres recoins. Elle se sent poupée dans une jolie boîte, aussi enfermée qu'impuissante dans ce décor idyllique qu'elle n'a pas choisi. Ses yeux parcourent avec inquiétude les alentours, sertis d'un écarlate aussi vif que le tissu de la robe qu'on lui a passée pendant son sommeil. Elle fait courir doucement les doigts sur les broderies, abasourdie par tout ce luxe autour d'elle qu'elle ne pense pas mériter, et le geste réveille un inconfort diffus au creux de sa paume : les marques laissées par les pointes de ses ongles contre sa peau, après les événements de la veille. Le simple souvenir de l'affrontement lui arrache un frisson. Tout s'est joué devant elle et pourtant hors de sa portée, aux mains de puissances qu'elle ne connaît pas encore, à côté desquelles elle se trouve bien petite. Et la Reine – nulle autre que la Reine ! – qui lui a à peine jeté un regard ... Son estomac se serre. L'aurait-elle déjà déçue, sans qu'elles ne se soient encore proprement rencontrées ? Sa vie à venir, dans un palais étranger, entourée d'inconnus, sans un allié à ses côtés, lui donne envie de pleurer.

Les quelques coups soudainement donnés contre la porte lui arrachent un sursaut, et l'affolement gonfle, déraisonné, la faisant se lever pour s'éloigner de l'issue comme si elle allait laisser entrer un danger. Ne pénètre rien de terrible, finalement, car on ne semble pas se préoccuper de l'approcher, ce qui rassure les sens en alerte. De ses yeux écarquillés, elle suit le sillage dessiné par l'inconnu dans la pièce, muette de stupeur, incapable de le reconnaître comme celui qui l'a portée, il y a quelques heures de cela, à cause du flou qui danse autour de son visage – de traîtres choses, les visages, faites de traits dansants qu'elle a toujours eu bien du mal à reconnaître.

Le nom qu'elle entend lui donne d'abord l'impression qu'on s'est trompé, que tout n'est qu'erreur, qu'elle n'a rien à faire ici ou qu'on s'adresse à la mauvaise personne. Puis elle identifie la particule comme étant la même que le nom de cette ville, d'après ce qu'elle a entendu – et elle comprend. Elle aurait dû se douter que, tôt ou tard, son nom n'aurait plus d'importance ici, sans famille à qui le relier. En voilà donc un nouveau, mais qui lui donne pour l'heure le sentiment d'appartenir à une autre.

Machinalement, elle hoche la tête d'un geste timide pour répondre par l'affirmative à la question qu'on lui pose. Un vide se fait soudain sentir, amer et désagréable ; celui de ne pouvoir communiquer et tenir une conversation comme elle le devrait. Elle attrape son carnet, disposé sur une table d'appoint, et le serre contre elle comme un rempart, absorbant les informations qu'on lui prodigue. On lui a dépeint le Royaume de Cœur sous un jour si terrible, qu'elle pourrait presque faire preuve de méfiance, mais le désespoir de l'inconnu est tel que la naïveté, plutôt, a envie de voir cette rencontre comme celle d'un nouvel allié. Un pli confus se dessine sur son front à la mention de la Reine. Elle s'excuse, lui dit-on : ce serait donc une bonne chose ? Songeuse, elle tourne une page du carnet pour en trouver une vierge, et se met à écrire, tâchant de se faire preuve de la politesse qui semble convenir, en ces lieux, et à une personne importante.

je suis enchantée de vous connaître, Ernest
vous êtes la première personne que je rencontre

Le titre – princesse – lui fait le même effet que son nouveau patronyme : étranger, trop grand pour elle. Difficile, dans ces conditions, de ne pas se voir coimme une imposture. Néanmoins, lorsqu'on l'invite à s'exprimer, elle saisit l'occasion d'hasarder une question sur ce qui la préoccupe le plus, parmi tous ces bouleversements : cette Reine dont on lui a tant parlé.

la reine ne m'a pas choisie
dois-je craindre ma rencontre avec elle ?

Puisque tout semble avoir été convenu à l'avance, est-ce un simple mauvais hasard qui l'a menée jusqu'ici, ou un peu plus ? Qu'y a-t-il à croire qui ne relève pas de la rumeur ? La perspective de décevoir, une fois de plus, et une personne importe de surcroît, la terrifie.

L'oreille tendue pour ne rien manquer de ce qu'on lui dit, elle ajoute quelques mots sur le carnet, un peu plus bas sur la page, avant de le tourner en direction d'Ernest.

que souhaitez-vous savoir ?

Un pli confus se dessine sur son front alors que le regard s'attarde sur un visage dont elle ne parvient pas à discerner les traits. Chaque tressautement de pupille semble rendre le flou plus épais, la brume plus tangible, et l'essentiel encore moins visible. Elle se rend alors compte qu'elle dévisage – impolitesse – et s'empresse de baisser les yeux, gênée. Les visages lui sont déjà bien difficiles à distinguer les uns des autres, et voilà que celui de ce nouvel allié semble imperceptible. Pourvu que ses tenues restent sensiblement les mêmes, qu'elle n'ait pas, à l'avenir, le malheur de peiner à le reconnaître.

Obéissant au geste poli qu'on lui adresse, elle se hisse sur le lit, ses petits pieds aux chaussures ouvragées se balançant dans le vide. Quelque chose, dans l'attitude de ce nouveau venu qu'elle observe s'installer à son tour, lui inspire la sécurité. Peut-être est-ce simplement dû à l'absence d'un regard pour la mettre mal à l'aise, néanmoins elle parvient peu à peu à se détacher de la raideur qui l'a envahie à son entrée.

À l'évocation de la reine, sa mine se fait pensive. Soyez respectueuse. Elle le sera, bien entendu, mais cela n'ôte rien à l'appréhension qui enserre ses entrailles à l'idée de se trouver face à cette femme qu'elle a aperçue lors de son arrivée, grandiose et féroce. Les larmes ont coulé sur ses joues, alors, comme si quelque chose avait crié en elle ; et la crainte de ne pouvoir l'empêcher une seconde fois l'envahit. Ses yeux se ferment soudainement, et les paupières se pressent dans un effort pour chasser cette idée.

Les questions fusent, polies et mesurées. Rouvrant les yeux, elle secoue doucement la tête avec un certain étonnement lorsqu'on évoque la possibilité que son mutisme soit une marque de protestation. Elle se saisit de nouveau de son carnet et laisse courir son crayon sur le papier, tournant les pages en direction d'Ernest lorsqu'elle a terminé.

non cela n'a rien à voir avec vous, rassurez-vous
c'est depuis que je suis arrivée dans ce monde que j'écris plutôt que de parler

Le souvenir de son passage de la Porte d'Entrée lui revient, baigné de la confusion et de l'affolement qui l'avaient envahie jusqu'à la noyer. La crise avait été si violente qu'elle s'était murée dans le silence, malgré les douces attentions de Susan, et ne s'était jamais résolue à en sortir, comme si cela menaçait de sceller quelque chose, de rendre sa présence bien réelle et irréversible.

on peut parler de blocage, je suppose

Un petit soupir lui échappe. Elle tourne la page du calepin pour en prendre une vierge, et entreprend de répondre aux autres questions qu'on lui a adressées.

vous pouvez m'appeler Marion
je ne suis pas très à l'aise non plus avec mon nouveau nom et mon nouveau titre

je ne sais pas à quel point on connaît l'autre monde, ici, ni si ce que je vais vous dire vous évoquera quelque chose, mais je viens de France
je vivais en bord de mer

pour le moment cette chambre est parfaite, je vous remercie de vous en inquiéter
elle est même bien plus grande que ce que j'imaginais
j'aimerais vous demander, si vous êtes d'accord, à quoi va ressembler ma vie ici ? qu'est-ce qui est autorisé, interdit, obligatoire ?

Un instant, son esprit dérive vers ses camardes des battues, vers Meliodas, et l'envie de s'enquérir de la possibilité de visites et de sorties lui vient. Mais elle la réprime, n'ayant déjà que trop écrit, et craignant qu'on lui confirme ce qu'elle soupçonne – que la vie d'une princesse est pleine d'impératifs et dénuée de libertés.

Femme de France, lui dis-tu. Elle s'interroge alors : viens-tu pleinement de ce monde ou y es-tu arrivé, tout comme elle, déposé par la main de la Mort ? Peut-être que de le savoir ne changera rien. Tu resteras le Conseiller et elle la Princesse. Non, peut-être que cela ne changera rien, ou peut-être qu'elle pourra voir en toi un esprit allié, une personne qui sait quel effet a sur l'esprit la brutale arrivée dans ce monde curieux. Un instant, elle fixe le visage sans y parvenir, découragée par ce flou qui s'oppose elle et l'empêche de discerner le moindre trait. Son premier soutien doit-il rester méconnaissable ?

Sans mot dire, elle hoche la tête, acceptant que la conversation soit délayée sans pour autant réellement saisir en quoi ses origines sont dignes d'intérêt. Le temps du vivant n'est-il pas quelque chose que l'on laisse derrière soi, en arrivant ici ?

Elle se pince doucement l'intérieur des joues avec les dents, tendue. Cette visite, cette conversation sont inattendues, et les violents évènements de la veille demeurent vivaces dans sa mémoire – ses larmes face à la Reine Rouge, son corps qu'on a manipulé comme celui d'une poupée. L'empressement qui a régi les choses lui laisse à penser que son "adoption" a eu une nature imprévue, ou du moins précipitée, et le peu d'informations dont tu disposes tend à le lui confirmer. Et la fuite, proscrite ... Ses pensées vont avec un élan peiné à Meliodas, qu'elle connaît désormais suffisamment pour deviner qu'il souhaitera l'extraire du palais dès que l'occasion se présentera. Mais hors de question de le mettre en danger ... D'un geste du chef, grave et mesuré, elle accepte son rôle de princesse prisonnière. Sa vie est ici, maintenant ; on le lui avait bien dit. La précédente est terminée, sans qu'elle ne se souvienne comment, elle s'acquittera alors de celle-ci et de ses déboires.

Entendre son prénom glisser entre tes lèvres à peine visibles lui fait l'effet d'une petite décharge et elle se redresse vivement, saisie par cette soudaine familiarité si lointaine de l'altesse et de la majesté qu'on lui a donné jusque là.

Ni allié, ni ennemi ... Petite princesse se trouve bien déconfite, elle qui pensait trouver en toi un soutien précieux. Les doigts se serrent nerveusement contre le carnet. Ainsi, on va scruter chacune de ses actions ... Elle se sent naïve de ne pas l'avoir anticipé. Nouveau geste du chef, cette fois plus triste devant la charge qui vient peser sur ses épaules. La Reine lui avait paru en effet bien ardente, en comparaison de sa tiède douceur ... Saurait-elle seulement lui correspondre ?

je tâcherai de m'en souvenir
je vous remercie pour vos conseils

Hésitation.

dois-je craindre ce qu'on "m'arrachera" ici ?