L'invitation en elle-même n'avait rien d'inhabituel. Les grandes familles de ce monde aiment à entretenir leurs liens avec leurs semblables : une chose qu'il a assimilée depuis l'enfance, ayant grandi en fréquentant les plus importantes maisons de Marmoreal comme si le sang les liait à la sienne. Non, ce qui était réellement dérangeant ce soir était l'attitude de ses parents, par trop inquiète de son apparence pour ce qui ne devait être qu'un simple dîner entre amis de toujours. La fébrilité de sa mère, les regards insistants de son père, tout cela lui avait fait froncer le sourcil, sans émettre le moindre commentaire pour autant. Mieux valait se plier à leurs exigences – on n'échappe pas aux désirs de ses parents.

Sur les terres de Lowell, il laisse son regard parcourir les immenses jardins avec un brin de nostalgie pour ce temps révolu où vous y inventiez les meilleurs des jeux, bien des années auparavant. L'accueil est, comme toujours, des plus chaleureux : c'est presque comme retrouver une partie de sa famille, après tout. Les quelques mots glissés par Jasper, toutefois, lui confirment que ses soupçons semblent fondés. Ainsi, ce ne sont pas uniquement mes parents qui se comportent étrangement, ce soir. Il secoue lentement la tête en guise de réponse, faisant danser ses boucles blondes. Je n'ai malheureusement aucune idée de ce qui leur prend. Ils ne m'ont rien dit. L'air est désolé pour toi qui semble le plus préoccupé de vous deux. Lui arbore comme bien souvent le flegme propre aux situations auxquelles on ne peut que bien peu de choses. Plusieurs fois, pendant le repas, il avait capté tes œillades inquiètes, y répondant par une moue contrite qui se voulait rassurante. Nul doute que le fin mot de l'histoire arriverait bientôt.

C'est à la fin du repas que cet air complice entre vos parents respectifs finit par prendre tout son sens. Sous les regards fiers et les sourires satisfaits, il se laisse assommer par la nouvelle, n'émettant pudiquement que bien peu de réaction en dépit du choc. Il était sans doute naïf de sa part de penser – d'espérer – ses géniteurs indignes de telles manigances, incapables de sceller ainsi son destin sous prétexte d'un âge à leurs yeux trop grand pour n'avoir encore fondé aucune famille. Estomaqué alors que chacun quitte la table, vous pousse dans une autre pièce en s'éclipsant avec un contentement qu'il trouve bien difficile de partager. Ayant soudainement énormément à penser, il commence à faire le tour de la pièce sans mot dire, tendant toutefois l'oreille à tes mots pleins d'excuses et de remords. Et ça le touche, que tu te préoccupes ainsi de lui alors que c'est votre avenir à tous les deux qu'on a arrangé malgré vous. Cessant sa marche, il se tourne vers toi, et tâche de feindre un calme qui n'est pas tout à fait vrai pour donner le change à l'émotion qui t'habite. Non, rassure-toi, je n'avais personne. Et c'est justement ce que ses parents ont semblé trouver insupportable, pour nouer pareil contrat à vos dépens. Je ne sais ce qui me choque le plus entre le fait qu'ils ne m'aient rien dit pour être certains que je n'interfère pas, et le fait que ce soit toi. Ne le prends pas mal, se rattrape-t-il aussitôt, main levée, en se rendant compte de ses  mots. C'est simplement que je ne me voyais pas marié, et encore moins à un ami. Sourcils froncés, il joint cette fois les mains et les poses doucement contre les lèvres, en proie à la réflexion. Une partie de lui refuse cette union, comme il a toujours fait la sourde oreille aux propositions de ses parents. Il lui serait douloureux de leur faire ainsi plaisir, de leur donner raison. Et de l'autre ... Ils ne te proposeront plus rien, si nous acceptons. Les mains se baissent. Ça ne me fait pas plaisir de me plier à leurs petites intrigues sans mot dire, mais ... ne penses-tu pas que nous serions plus tranquilles ainsi ?

Du coin de l'œil, il te voit tapoter nerveusement le bois de la fenêtre et le temps d'un instant, dans le silence fourmillant de pensées qui tombe sur la pièce, il t'envie cette émotion. Elle t'a toujours habité, depuis aussi loin qu'il se souvienne : tu as toujours été ainsi, dans le viscéral, dans l'impulsion. Dans la droiture. Ta réaction est plus vraie et plus sincère que la sienne, faussement calme mais déjà calculatrice – sans doute n'échappe-t-on pas à ce que nous inculquent nos parents. Sa remarque qui il y a un instant lui semblait pleine d'esprit lui apparaît désormais comme déplacée, et il se mord la lèvre de dépit. Ce n'est pas ce que tu avais besoin d'entendre, n'est-ce pas ?

C'est peut-être justement parce que nous sommes amis qu'on en est là. Sans doute, soupire-t-il. La stratégie parentale a dû en effet reposer sur ce principe : puisqu'aucun·e inconnu·e n'a convenu, autant essayer plus proche. Soudainement, il se demande si sa famille a démarché celle d'Helios et frissonne à cette idée. Dans quelle situation se trouverait son ami, lui qu'il sait n'aimer que les femmes ... Et on murmure que les Lionheart chercheraient à ce que leur fils se rapproche de la Princesse Blanche. Quelle ironie, d'éviter une pire manigance grâce à une autre ! Il ferme alors les yeux le temps d'un instant, se sentant coupable de penser à cela dans un moment pareil, alors que tu es juste là, atteint, perdu, et que les mots lui manquent.

Puis la question fuse, et le prend au dépourvu. Les yeux s'écarquillent une seconde, te dardent d'un regard incrédule en comprenant que de vous deux, c'est bien toi qui a pensé le plus loin. Et puis, une immense et inexplicable tristesse fond sur lui, pèse sur ses traits alors qu'il détourne le regard en réprimant un soupir. Je ... Je l'ignore, Jasper. C'est insuffisant, et il le sait. Il faut davantage, il te doit davantage. L'impression d'être stupide, brusquement, d'être celui qui parle d'accepter sans mesurer réellement ce que tout ça implique. Et pourquoi songer à ce que vous pourriez être l'affecte autant ?

Il croise les bras, gêné. Est-ce que c'est la peur de faire chavirer votre amitié ? Celle d'être indigne ? Les lèvres se pincent âprement, tâchant par une pointe de douleur de le soustraire à ces pensées. Dis quelque chose. Mais il n'en a pas le temps. Idiot. Il s'en donne l'air, mais de vous deux, c'est bien toi le plus réfléchi. Il l'admire tu sais, ce cœur qui est le tien, cette manière sanguine de percevoir les choses – il y a une pureté là-dedans, quelque chose de précieux. Et une fois de plus, cette sincérité le saisit, lui laisse les lèvres entrouvertes, pensives, alors qu'il demeure sans voix. Je ... Enfouit alors le visage dans ses mains, exhalant un petit rire sans âme. Grands Dieux. C'est bien toi le meilleur de nous deux. Les paumes retombent alors, et il se résout enfin à croiser ce regard que tu lèves sur lui. Un frisson le parcourt. La voilà poindre, cette émotion qu'il t'envie. Pourquoi a-t-il le sentiment qu'elle lui réussit moins ? Je l'ignore sincèrement. J'aimerais ... Les yeux se ferment, tandis que les mots peinent à venir. J'aimerais avoir rêvé de ça, de- de cette situation, pour savoir quoi te dire. Pour n'être pas pris au dépourvu. Désir égoïste. Me lier m'effraie autant que toi, admet-il. Je comprends quelle est ta peur, et je la partage. Mais ... te haïr ? Un pli infiniment peiné se dessine sur son front. J'ai envie de croire que nous nous connaissons suffisamment et depuis suffisamment longtemps pour que ça n'arrive jamais. Je ne peux pas ... Soupir. Je ne peux pas te promettre que nous serons heureux. Mais je peux te promettre de tout faire pour. Je peux te promettre d'essayer. Au nom de notre amitié.

La pensée a déjà franchi ses lèvres mais demeure encore sur le fond de l'esprit : comme il aurait aimé avoir été touché d'un rêve, d'une vision de ce moment, et être ainsi préparé à l'inévitable, savoir quoi avancer, comment te rassurer. Au lieu de ça les évènements l'ont pris au dépourvu, le laissent sans voix face à l'imprévu, avec rien d'autre que la frustration de se sentir démuni. À quoi bon être touché par des visions de l'avenir si ce n'est pour avoir aucun regard sur le sien ?

Il soupire, exhalant un sourire silencieux lorsque dans votre désarroi à tous les deux tu cherches tout de même à le rassurer. Un instant, le regard s'attarde sur toi, détaille tes traits tirés. Et toi alors ? Il te connaît, on n'efface pas des années à grandir ensemble : te sous-estimer, c'est probablement ce que tu es en train de faire à l'instant. Cette émotion qu'il t'admire, tu l'abhorres, n'est-ce pas ? Alors que c'est en elle que réside ta force ... Nouveau soupir. Toi non plus. Car il a toujours pensé, comme toi comme pour Helios, que bienheureuse serait la personne à ton bras – mais les mots n'ont pas le courage de sortir. La situation les transformerait en autre chose, en demi-sens embarrassant.

Hochement de tête digne lorsque tu reprends ses mots. Au nom de votre amitié, oui. N'est-ce pas là-dessus que tout va reposer ? N'est-ce pas par elle que cet accord a été conclu ? N'est-ce pas en son nom que vous allez devoir bâtir sur ses fondements quelque chose de nouveau, de plus fort ? Des images commencent à lui parvenir – pardonne-lui, il n'a pas ta verve prompte – aux couleurs d'anneaux mutuels, de costumes clairs, de mains liées et de ... Oh. Le cœur s'emballe alors, et le rouge lui monte aux joues. Presque instinctivement, il se pince les lèvres, s'en voulant aussitôt d'entretenir une pensée d'adolescente, mais ... Arrivera-t-il à leur faire toucher les tiennes avec ce même sens du devoir dont il se drape ?

Secoue soudainement la tête pour se soustraire à l'idée, reprend le fil de tes mots pour donner le change à sa psyché perturbée. J'en ai bien peur. Vos parents ont en effet dû tout mettre en œuvre pour se prémunir du moindre refus, du moindre mouvement de recul. C'est une bataille perdue d'avance, il n'y a pas d'autre moyen que d'avancer – d'accepter. Sans conscience de votre part, vos pensées vont au même endroit : lui aussi songe à ses propres parents que les leurs ont marié de force, ainsi que les choses se font dans votre milieu. À ses yeux sans doute trop doux il est difficile de réellement leur en vouloir, puisqu'ils ne font que reproduire ce qu'ils ont connu. Pardonnable mais pas indigne de contrariété.

Un pli préoccupé s'imprime sur son front lorsque tu soulèves avec justesse les comptes que vous aurez à rendre, bien au-delà du simple cercle familial. Je peux performer pour eux. Mais ... et toi ? Ton émotivité, ton impulsivité sauront-elles se conformer à ce qu'on attend de toi ? Sauras-tu leur donner ce qu'ils attendent, tous ? Cela te rendra-t-il la tâche plus facile de savoir que tu la partageras avec quelqu'un qui comprend en quoi tout cela tient de la responsabilité ? Ou bien sera-t-il pire qu'il s'agisse de moi ?

Il te regarde t'approcher, te rendant ton sourire malgré l'embarras, malgré les questionnements et les incertitudes. T'écoute avec attention tandis que la peine se dessine sur ses traits fins. J'ignorais que tu le ressentais ainsi ... Pour moi, Helios et toi n'avez jamais été loin, et vous ne serez jamais loin. Ça ne changera pas. D'autant moins maintenant que vos fiançailles sont scellées. Tes braves promesses touchent quelque chose en lui. Les joues rosissent légèrement alors qu'il murmure : Je sais que tu le seras. Car tout ce qu'il attendra, tu sais, c'est que tu sois simplement toi, et rien de plus.

Dans le silence qui suit, il lève lentement la main, d'un geste doux et précautionneux, pour la tendre vers toi. La paume, sur le côté, ne demande qu'à en rencontrer une autre. C'est peut-être bête mais ... Nous l'avons déjà fait tellement de fois. Je veux essayer ... autrement. Pour être certain que je le peux. Pour être certain que l'amitié puisse laisser place à la tendresse. Pour être certain qu'il y a en son cœur la place d'y modeler ses sentiments.