Droite, impeccable, le nouvel insigne de capitaine à la place du cœur, notre nouvel insigne. Si lourd, on avait imaginé cet instant autrement. Un frisson de joie, de reconnaissance, une nouvelle étape dans cette conquête des échelons. Plus on gravissait les marches, plus on devenait grande, indispensable. Plus on montait, plus les murmures ne signifiaient rien, les regards en biais devenaient accessoires.

Pourtant, quand Juliette nous avait de nouveau élevée on s'était senti indigne, on s'était senti comme punie. Pour notre courage, avait-elle dit, mais quel courage en vérité ? Celui d'avoir tiré l'épée ? De n'avoir pas pleuré comme une petite fille devant la forme originelle de Balthazar ? Quel courage, oui ? Celui de nous taire face à ce qu'on avait vu ? Celui de sentir l'écart de force entre vous et elle ? Ça avait ravivé le picotement sur la brûlure des Tremaine. On avait été lâche, Ellen. Si on avait été aussi grande et fière, on aurait refusé l'honneur, on aurait parlé librement. Mais on avait fermé notre bouche, accepté l'insigne. Pathétique.

C'est peut-être ça qu'on est venue à toi. Ton domaine sous surveillance de notre Reine, quel meilleur prétexte pour retrouver l'ancienne confidente, celle qui nous regardait avec des yeux aussi humain quand on venait du moulin rouge autrefois. Oh, c'était la plus belle période, tu sais. Tu nous aurais vu du temps de Wick, c'était à hurler de rire.

— Attendez moi ici.

Impérieuse, quand elle plante ses soldats à l'entrée. La main sur la garde de son sabre, on reste digne, l'apparence est tout, tu sais bien. Mais quand on nous guide jusqu'à ton petit salon et que la porte se referme derrière nous, on s'autorise à laisser nos épaules s'affaisser un peu. On se demande pourquoi on est venue. Qu'est-ce qu'on cherchait exactement ? La vérité, c'est qu'on ne s'est jamais senti aussi seule depuis qu'on nous a retiré nos chaînes, Ellen.

— En effet, Duchesse. Et on s'approche du siège en fasse de tien. Puis-je ?

On observe le fauteuil, perdue entre des dilemmes étranges, probablement de peu d'importance. Mais ça n'empêche pas qu'on se triture les méninges, qu'on donne la migraine, Ellen. Est-ce que prendre place auprès de toi, comme avant, ce serait la trahir elle ? Pourtant, est-ce qu'on peut sincèrement trahir quand on aime quelqu'un ? Parce qu'on aime Juliette, on aime ce qu'elle représente, on aime le modèle qu'elle peut-être. On hésite, une seconde, puis deux, puis trois. On se dit qu'on a probablement l'air idiote plantée au milieu de la salle, on se dit aussi que ce serait peut-être impoli de refuser ton invitation, après tout, nous ne sommes pas venue ici pour te défier ou de porter outrage. On est venue... Diantre, on ne sait même pas pourquoi on est venue.

— Je vous remercie...

Docile, on prend place, accepte les petits gâteaux. C'est étrange, on se demande pourquoi tu ne nous regardes pas avec plus de méfiance. On porte pourtant les couleurs de ton ennemie ? On arbore la preuve de notre dévotion pour elle. Tu devrais nous regarder l'air déçu, tu devrais nous regarder comme tous nous regardent. Mais non, et c'est étrange, Ellen, on ne comprend pas pourquoi. La petite douceur à notre bouche quand tu nous plantes pour la première fois. On voudrait bien fuir ton regard, mais ta main impérieuse nous y empêche. On fronce les sourcils, trouve refuge dans la contemplation tordue du tapis. Capitaine, ça sonne presque comme une insulte, le pincement serré de nos lèvres rosées, on n'arrive pas à sourire.

— Oui... Capitaine.

Et c'est si acide dans notre bouche. Çà ne devrait pas l'être, on devrait exulter, au contraire, mais on en est incapable. Et ça nous tue, ce poids dans la poitrine, cette frustration dont on n'arrive pas à se débarrasser. On finit par se détourner de ton emprise, plonger les yeux partout sauf sur toi, a balancer, machinalement, comme une poésie bien apprise mais à laquelle on ne donne aucune vie.

— Le royaume de Crims est fort et Sa Majesté a superbement, comme toujours, tiré avantage de la situation. Notre nation se porte merveilleusement bien et la nouvelle ère qui s'annonce ne pourra être que radieuse pour chacun d'entre nous.

Petit pantin désarticulé.

Presque petite fille à présent quand on fixe nos pieds, regarde le tapis. Est-ce qu'on s'oublie ? Probablement. Ou du moins, on oublie Romane pour être l'oiseau de feu, on oublie la femme, pour devenir la fonction. Parce que c'est à cette condition qu'on peut arpenter librement Wonderland. Parce que c'est à cette condition qu'on peut avancer sans craindre les Tremaine, sans craindre les chaînes de nouveau. Est-ce que c'est si mal, Ellen ? Balt nous regarde avec haine et méprit, toi tu nous regardes désolée. Mais qu'est-ce qu'on peut faire d'autres, Ellen ? Vous parlez de liberté, sans savoir que la nôtre a toujours été conditionnée. Sans savoir qu'une fois sortie et libre de toute bannière on aura plus qu'à se faire capturer, vendre et abusée de nouveau.

— J'aime Crims. Parce que c'est Crims qui me permet d'être ce que je suis. Vous devez bien le savoir, Duchesse, si je ne suis pas Capitaine, je suis esclave. Alors ne vous amusez pas de moi, s'il vous plaît. Vous savez que la question est complexe.

Et qu'on ne pourra jamais abandonner l'insigne à notre poitrine, parce que c'est la preuve de l'estime qu'a Juliette pour nous et que c'est cette estime qui fait qu'on est dans le camp de gagnant et non dans celui des opprimés. Et pour rien au monde, Ellen, pour rien au monde on ne veut être au sol à nouveau. On s'élève de façon biaisé, on en convient, mais quel choix avons-nous, Ellen ? On redresse la tête, comme souvent face à nos contradictions, la fragilité et la peur se muent en colère et frustration.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Que j'ai une dette éternelle envers notre Reine, mais que la vue d'un monde remplit d'esclave me dégoûte ? Que toutes mes victoires ont un goût amer et ne me satisfassent plus, parce que personne ne les voit comme tel ? Que je suis oui, Balt en jouirait de plaisir sûrement, plus que consciente de mes propres contradictions et que j'ai beau être élevée en symbole de liberté je suis aussi prisonnière que n'importe qui dans ce foutu pays ? Et bien entendez, je le sais. Je le sais mieux que personne. Mais qu'est-ce que je peux y faire, Ellen ? Mes seuls choix sont de porter l'insigne ou de porter les chaînes. J'ai choisi l'insigne, au moins, elle ne m’amène pas à me faire agresser, violer et mutilée au grès des envies d'autres.  

Et t'as la poitrine qui se soulève, Romane, la respiration tremblante, soubresaut d'émotions trop puissantes. On l'a dit, enfin, on a laissé s'extirper de notre bouche tout ce qui dormait là. Frustration, peur, mépris, l'oiseau de feu bien plus braise que brasier. C'est honteux, tu ne le sais que trop bien. Elle est belle, la capitaine, la grande sauveuse, elle est belle ! Dieu qu'elle est belle, le symbole de la réussite. Putain, c'est presque à en pleurer. Et toi qu'est-ce que t'en penses, Duchesse ? Romane qui redresse la tête, tu te demandes si on va te considérer avec pitié, maintenant, si on va te regarder avec l'indulgence écœurante qu'on les grandes pour les petites gens. Et tu ne veux pas voir ça, Romane, cette bonté horripilante dans son regard. Tu te sens déjà si méprisable, tu n'as pas besoin de ressentir le mépris des déguisé des autres.

— Avec quels moyens ? Si vous êtes ici, c'est bien par manque de choix. Je n'ai pas le choix, on n'a jamais le choix quand on répond d'une quelconque hiérarchie.

C'était un mensonge de nous faire croire le contraire. La reconnaissance qu'on peut avoir pour Juliette n'occulte pas la conscience qu'on existe que pour être à ses genoux, non à sa hauteur. Déception rime avec exécution, solitude avec faiblesse. L'indépendance, c'est une vaste fable, une histoire de bonne femme pour donner le sourire aux enfants. T'as le regard qui reviens traîner sur le tapis, tes poings serrés contre tes cuisses. Le feu dans la gorge, il ne désemplit pas.

— Je ne regrette pas... C'était ça où la mort, j'ai survécu, c'est tout.

Mais on ne vit pas non plus. On ne vit plus tout court, en vérité. C'est peut-être ceux qu'elle essaye de te dire, Ellen, de vivre. Mais tu n'iras pas écouter, vivre, c'est un concept qui t'est étrangé de ta première à ta seconde vie.

— Mes choix sont toujours limités... Je ne suis pas une incarnation, je ne suis pas vous, je n'ai pas la possibilité d'avoir le choix. Pas sur ce qui compte vraiment du moins.

Glaçante, Duchesse. Plus rien du beau gentleman, plus rien de l'ingénu aux sucreries. D'un coup le portait de famille se fait plus ressemblant avec tout ce que tu as pu connaître. Ah, terrible, Duchesse. Soudain tout aussi effrayant que peut l'être Juliette. Son rire qui ébranle, son regard qui bouscule. Tu ne sais pas si tu es furieuse ou tout simplement déstabilisé. C'est la vie. Il balance ça comme si toutes nos souffrances étaient le simple fait de la normalité, qu'il fallait faire avec. Mais Juliette, sait-il pour Juliette ? Sait-il les ordures de Crims ? Probablement, on a dû lui conter les histoires sous tous les angles. Et pourtant. Tu te sens si étriquée, si malmenée, Romane. Mais c'est la vie, n'est-ce pas ? Dieu que tu voudrais voir tout s'effondrer.

— Vous ne ressentez donc jamais la hargne ? Vous ne vous laissez donc jamais consumer ?

Comment faites-vous ? La question qui brûle les lèvres, alors que capté à son regard, tu demandes.

— Je m'immole, tous ces sentiments me brûlent, c'est une torture. Je me sens prisonnière, coincée, impuissante, piégé. Je ne sais comment tirer le meilleur de mes choix, car tous me ramènent à votre sœur. Mais je n'ai plus les yeux embués et le déni que je pouvais avoir au début. Plus le temps passe, plus je deviens hermétique aux illusions de Crims. Ce n'est ni de l'espoir, ni de la volonté, mais c'est de la folie, oui. Et je ne sais que faire de cette folie.

Demande, encore et encore.

— Êtes vous fou, Ellen ? Aussi fou que moi ?