elle avait ouvert la porte d'un geste ferme et sans hésitation. le moment de latence entre son arrivée devant son entrée et celle où aslan voyait enfin son visage s'expliquait par la recherche nécessaire, à tâtons, de la poignée pour la saisir. elle ne pouvait être certaine de l'identité de la personne en face mais rien ne la trompait : aslan, comme chaque personne qu'elle connaissait, était doué d'une identité si propre et nette qu'elle ne pouvait douter. elle discernait parfaitement la manière dont ses pieds se posaient et faisaient craquer le parquet du couloir (son allure, la lourdeur) et l'odeur légère mais prenante de sa nuque et de ses cheveux quand elle se penchait au-delà du seuil de son coquet appartement pour prendre une grande inspiration, une bouffée d'aslan. aslan était donc aslan.

son chez-elle se situe au premier étage d'un immeuble aux escaliers alambiqués qu'elle connaît par coeur. elle l'avait fait entrer d'ailleurs, sans un mot toutefois, les lèvres pincées dans une moue à la fois mimée et sincère, relevant d'un dégoût et d'un mépris si marqués tous deux qu'il n'y aurait pas eu de différence si aslan s'avérait être un être abject et puant. elle s'était empressée de repartir jusqu'à son salon simplet mais aux meubles taillés des bois les plus délicats et doux au toucher, faisant claquer sur son passage des talons qui allongeaient sa silhouette si fine qu'il est bon de s'interroger sur la fréquence de ses repas. coco s'était bien apprêtée : elle avait fait venir une jeune alice, comme tous les matins, pour la coiffer et l'aider à choisir ses vêtements et bijoux. elle lui avait dit précisément aujourd'hui qu'elle voulait être belle, très belle, mais faire mine d'un désintérêt nonchalant jusqu'à dans sa tenue. ainsi s'était-elle retrouvée dans un pantalon trop bien taillé pour être réellement confortable, mais qui lui donnait un air de négligence distinguée.

dans tous les cas, depuis l'entrée d'aslan à maintenant, peu importe à quel point le temps a passé (s'il peut encore exister d'une certaine manière), coco n'a pas décroché un mot. elle s'était posée dans un des fauteuils, de travers et les jambes dépassant de l'accoudoir, et avait repris un tricot qu'elle continue jusqu'au présent. ses cheveux en chignon ne la dérangent pas mais elle fait mine, régulièrement, de se recoiffer de deux doigts manucurés, avant de continuer son ouvrage méthodiquement. son courroux inonde le silence et sa fausse indifférence, faisant mine de ne même pas entendre aslan, est jusqu'ici intacte. elle s'assure de ne même pas tourner son menton vers lui quand il lui adresse la parole, bien que des froncements de sourcils lui échappent malgré elle, marquant un agacement injustice car inexpliqué qu'elle ne peut complètement dissimuler.

envahie de la présence d'aslan, elle n'a pas la chance de profiter ni de son accoutrement, ni des émotions fleurissant sur ses joues dont elle se galvaniserait si elle en était consciente. le couinement du cuir est une victoire, les raclements de gorge une autre. elle continue à passer les aiguilles dans la laine pour la nouer, vérifiant régulièrement du bout des doigts où elle en est.

aslan est plus proche encore. elle sait que si elle tend la main, elle touchera soit son épaule, soit son visage, soit ses cheveux. personne ne se déplace sans un bruit et elle arrive, rien qu'en l'écoutant exister, à savoir où il se situe à peu près selon sa position à elle. malgré tout le surgissement de son surnom d'entre ses lèvres lui provoque un émoi immature dont elle ne maîtrise pas la réaction : d'autant plus qu'elle est perturbée de se voir arracher son tricot des mains, où elle montre d'abord une résistance sèche avant de lui céder puisqu'elle ne fait pas le poids face
à lui dans les démonstrations de force. s'il est sévère, elle, est décontenancée dans son inconfort et attrape sans violence, en se penchant, maintenant tournée vers lui, les bras d'aslan, puis ses poignets, essayant de chercher ses mains pour venir reprendre ce qui est à elle. toutefois, une fois arrivée jusqu'à ce qu'elle voulait récupérer initialement, les mots d'aslan arrivent jusqu'à ses oreilles.

un rire cynique et court sort de sa gorge malgré elle, coupée dans son silence, qu'elle commente d'un : regarde-moi qu'il dit... peste-t-elle du bout des lèvres, amusée de la noirceur de cette remarque. le regarder ! elle l'aimerait sûrement, mais cela fait vingt ans qu'elle est incapable de voir qui que ce soit et qu'elle ne voit qu'avec ses mains et le reste des images qui lui restent dans la tête. mais coco refuse de toucher pleinement aslan et s'arrête aux gestes les plus neutres, tels que ses mains toujours sur ses poignets, car elle est immobile depuis un temps. retourne voir tes putes si tu veux des femmes pour te regarder. aigrie, elle le lâche et tend ses deux mains, paumes vers le ciel, pour qu'il lui rende ce qui est à elle, refusant de tourner son visage pleinement vers lui. son nez est vers le ciel et ses lèvres scellées dans une moue.

mon coeur n'est pas fait pour attendre les réciprocités. mon coeur, plus largement, n'est pas fait pour t'aimer et ne le sera jamais - entends-tu cette négation parfaite dans mon refus d'être à tes côtés, aslan ? vois-tu comme je te résiste et que je ne serai jamais, jamais tendre pour toi car les amantes sont uniques et sacrées dans mon monde et que toi tu multiplies les amours sauvages et passionnelles ?

l'injure à demi-mots lui décroche un sourcillement outré, et une latence telle qu'il est certain qu'elle est à la fois blessée et prise de court par cette remarque soudaine, serrant ses poings dont les poignets sont sous l'emprise de la force d'aslan. coupable de la perfidie de ses propres mots, elle détourne son nez proche de celui de son ami, son très tendre ami, dans une position inconfortable. elle est penchée vers lui et son équilibre repose en partie sur le bon-vouloir d'aslan à la maintenir car elle n'a plus ses mains pour se retenir, et plus ses yeux pour prévoir tout ce qui l'entoure. son visage revient vers lui et elle a les paupières relevées, dévoilant deux perles prudes et sans vie. si elle est silencieuse, et goguenarde dans son renfrognement, elle s'indigne de manière très virulente à la constation juste d'aslan : pas du tout ! elle se défend avec férocité d'un mal évident. tu projettes sur moi un désir que je sois jalouse, mais je ne le suis pas, pourquoi le serais-je ! ses mots traînent, hésitent, le fard sur ses joues ne sert plus à rien. elle est pivoine et tente avec plus de vigueur et de colère de défaire ses poignets, tirant dessus. et tu viens d'avouer de toi-même que tu... que tu... elle ne finit pas sa phrase avant de continuer la prochaine. ne me force pas à leur faire du mal. car tu es à moi, pourrait-elle ajouter : mais elle ne le fait pas. les mots sont forts comme cette obsession cruelle qui la consume violemment à l'instant, indéchiffrable même pour elle. surtout pour elle quand elle maudit les dieux de vouloir toucher aslan encore et encore tout en rejetant l'idée simple de la tendresse de leurs rapports.

tes tendresses qui sont miennes, je ne sais que en faire : mon coeur de jeune fille hurle de les embrasser, de lover contre tes doigts ma joue encore tendre et de t'aimer inconditionnellement, sans crainte d'être blessée, car cela ne ferait pas sens et que tu ne me ferais jamais de mal, ou car,
tout simplement
les femmes comme moi ne sont pas faites pour être aimées par toi. alors il n'y a aucun de doute sur le fait que je finirai meurtrie, et inhaler la soufre doucereux d'un malheur à venir, ici l'impossibilité d'être plus que ce que nous sommes déjà, permet de s'en préparer.

aslan,
m'aimes-tu comme je t'aime ? car moi je ne crois pas que je t'aime mais que j'aime, en tout cas, l'idée rêvée d'être une princesse : qu'avant d'être une reine, il faut arborer la douceur des jeunes premières. je voudrais être perçue détentrice d'une délicatesse si précieuse que tu ne pourrais me traiter comme un joyau minuscule. il ne faut pas faire de grands gestes, sous peine de l'égarer dans l'immensité. je sais que tout cela ne restera qu'un songe.
j'aime aussi l'idée d'être celle qui ne sera pas comme les autres, et d'être forte, et que dans ta manière d'être instaure une forme de respect dissolu mais omniprésent depuis le premier instant.

alors pourquoi se met-elle à pleurer quand il l'embrasse au coin des lèvres ? pourquoi éclate-t-elle dans un sanglot sonore, humiliée jusqu'au plus profond de son être ? au lieu d'être honorée, n'est-ce pas la réalisation soudaine qu'elle est pour aslan, et pour tous les autres, avant tout féroce ? n'y-at-il pas une solitude terrassante dans l'effort d'être digne ? la fierté ne permet aucune faiblesse, aucun trouble. pourtant elle voudrait encore - ses lèvres, encore - ses mains - encore son regard qu'elle devine, elle veut qu'il la soutienne longtemps, elle en équilibre entre le canapé et lui, elle veut qu'il la décoiffe et qu'elle ne soit plus rien. elle veut être une femme comme dans les films, la douceur du quotidien -

nicole ne cesse de pleurer. sa gorge est agitée et ses épaules pleines de soubresauts. elle s'est détournée de lui, a chassé son visage de ses mains, s'est retirée aux jeux dangereux qui mettent à mal son coeur, car aslan est trop près et touche trop son coeur de femme, et se réfugie, sans possibilité de se mettre en boule à cause de son pantalon trop bien taillé (destinée à être élégante dans la tenue de ses jambes étendues dans le vide après l'accoudoir), la tête contre le velours, empêchant aslan de la voir. elle a amené ses mains manucurées vers son coeur pour le protéger, et dodeline avec virulence du chef. ce n'est pas ça dont je parle ! ne fais pas l'idiot ! elle se cache derrière des accusations. le poids d'être elle a toujours été lourd. je parle de celles que tu aimes vraiment. celles que tu as à protéger.

celles qui ne seront jamais moi. moi qui ne serai jamais elles.

il y a bien plus que le regard qui permet d'évaluer les distances. aux pas amortis par le tapis à sa voix qui prend du recul, elle sait qu'il s'est d'abord éloigné et qu'il y a un répit franc mais qui la glace. reviendra-t-il auprès d'elle ?

elle ne devrait pas se soucier de la réponse. et l'issue lui échappe forcément, aslan est d'une fausse docilité chaotique qui n'obéit qu'à ses pulsions, visiblement, car un moment elle pleure face à lui, ses paupières fermées sur ses globes sans vie, un autre la voilà au sol, fermement agrippée au tapis rugueux qui érafle ses paumes. elle prend ses appuis et écoute tous ses mots empoisonnés : mais c'est elle la sorcière ! c'est elle, à quoi joue-t-il ? le prince charmant n'a pas comme existence propre d'être d'une volonté nette et saine, elle ne sait pas d'où viennent ces subterfuges qu'elle ressent mais qu'elle ne rejette pas. cela enorgueillit en elle une fierté qui oublie déjà les chagrins explosifs.

le visage bas, elle reprend possession et essuie du bout des doigts le coin de ses yeux, penchant sa tête pour ne pas faire couler le maquillage sur ses joues. les gestes, bien que tremblants, sont méthodiques et la mention des autres existe comme une réalité dans la bouche d'aslan qui ne fait que se contredire. elle met toutes ces déductions sur le compte d'un instinct féminin aiguisé, et se bénit d'accorder un regard aussi lucide sur la gourmandise des hommes vis-à-vis de la gente féminine.

puisqu'il veut l'humilier, à la laisser retomber, à abattre ses appuis, tu as raison, aslan. elle s'éclaircit la gorge, les émois pas encore tout-à-fait chassés. et le geste est fou mais elle se penche, tâtonne, trouve le cuir de ses chaussures et abaisse son visage, genoux au sol. tu ne me mérites pas. elle est tout aussi folle qu'il l'est : ses lèvres rouges embrassent le dessus de la chaussure, laissant une trace grasse de rouge à lèvres, puis elle en lèche lentement la surface. elle s'accroche d'une main à son pantalon, évocatrice de mille images obscènes, relève son menton, soumise, désabusée, charnelle à n'en pas douter - mais elle ne le touche pas plus que cela. tu auras beau m'humilier comme tu viens de le faire, tu ne seras jamais mon amant. je ne suis pas comme ces putes. vous les hommes, dès qu'on vous laisse un peu de notre confiance, prenez tout pour acquis. je préfère croire que tu es mieux que ça, alors elle, le souffle court, prête à ces tendresses dont elle ne rêve mais qu'elle ne peut pas exaucer pour la raison qu'elle vient d'évoquer, elle qui s'agenouillera encore devant lui, pourra goûter encore l'âpreté sale du cuir,
ne lui donnera rien.

alors aide-moi à me lever. et excuse-toi. de jouer ainsi avec mon coeur. la raison de cette demande est floue mais leur relation tout autant - elle ne se sent pas étrange quand elle lève sa main, exigeante, en lui demandant une aide essentielle mais pas nécessaire. elle se réjouit et s'apaise de l'idée qu'elle le tolère, faussée mais reposante, plus qu'il lui est vital qu'il soit à ses côtés. aslan n'aime pas les mijaurées. il faut qu'ils reprennent leur rôle initial pour ne pas s'y perdre. coco a du noir le long des joues.