Sphère privée ou professionnelle.
Pour Vanille c’était presque du pareil au même.
Elle était excentrique dans tous les cas.

Avec elle il y avait rarement de demi-mesure. Ça passait ou pas. Certains patients devaient adhérer au fait d’avoir rendez-vous avec une dame un jour, une fillette le lendemain, une adolescente le surlendemain ; parce que c’était fort probable de voir ce phénomène se produire. Cependant, ne voulant pas faire fuir sa clientèle pour autant, elle prenait grand soin de les prévenir à l’avance ou de tout simplement se restreindre par moment.

Mais quand bien même.
Elle restait tout de même excentrique à souhait.
Tout se faisait au gré de ses envies.

Comme l’envie de se montrer sous une autre peau actuellement. Jeune adulte, dans la vingtaine. Jeunesse débordante d’espoir et d’idées préconçues dans la tête, avant de se cogner au mur de la réalité ; là où les attentes et les rêves mourraient ou prenaient de l’ampleur. Il fallait escalader le mur ou rester à sa base et pleurer que la vie était injuste. Pas le genre de la blonde donc. Plus maintenant.

Paradoxalement, même sous la forme portant les souvenirs les plus douloureux, elle s’aimait. Bien sûr qu’elle s’aimait. Évidemment. Que ce fût à juste titre ou pas, ce n’était pas à elle de juger. Pire encore, c’était déjà fait.

Pendant qu’elle s’admirait, elle n’entendit point la porte de son cabinet s’ouvrir. Ne vit pas qu’un patient venait de s’installer devant son bureau. Jusqu’à ce que par miracle, elle se rendit compte de sa présence. Elle pivota de quelques degrés pour observer l’homme ; un regard mi-choqué, mi-désabusé. Le brun venait de pénétrer dans son antre, sans son autorisation.

Les mains sur la taille, les saphirs le fusillèrent.
Il allait en prendre pour son grade.

─ Nan mais… il est fou lui. D’où il rentre sans mon autorisation comme on rentre dans son moulin là ? Elle voulait dire autre chose, en rapport avec ses activités audit endroit. Elle se retint très fort malgré l’envie. Sans un bonjour, sans un compliment, sans même un bouquet de fleurs pour s’excuser de son intrusion ? Tu te fous de moi ? Y’a écrit quoi à l’entrée du cabinet déjà ? Ah oui ! Mon nom ! Vanille Tir Ná Lia ! Quand bien même, constatant l’état de l’homme, elle ferma la porte pour être seule à seule avec lui. Puis elle s’installa en face, continuant de grommeler des injures. Bon… que me vaut ta visite, monsieur Grey ? Question rhétorique, mais peut-être qu’il consentit en dire un peu plus sur le pourquoi du comment de son… état.

Un compliment oui.
Trop tardif.
Petit con.

Regard inquisiteur, méfiance acérée malgré l’état déplorable du patient à la langue bien pendue. Alec. L’homme pouvait être lourd, bourru ; bref, un imbécile en somme. Loin d’être aveugle, la blonde remarqua instantanément cet état… déplorable dans lequel il se présentait. Plus que d’attiser sa curiosité, comprenant la gravité de la situation, elle retrouva son professionnalisme exacerbé dans la seconde, sans pour autant diluer l’acidité de son verbe.

« Je le jure Beauté. Cette fois c’est pas juste pour te faire suer que je viens. »
— Une fois n’est pas coutume.

Puis l’homme dévoila la première blessure ; tout en statuant l’évidence. Bras cassé sans rire ? Même un imbécile pouvait le voir. Un brin méfiante cependant la belle blonde ; cela pouvait toujours être un stratagème pour la voir compatir. Mais une fois encore, elle comprit vite que ce n’était pas une blague. Ou alors le brun était un acteur qui méritait une récompense pour son interprétation du blessé imaginaire.

L’excuse de la chute en revanche.
Comment dire ?
La suspicion pouvait se lire dans ses beaux yeux bleus.

Chemise ouverte, nouvelle blessure presque pire que la précédente. Nouvelle justification fumeuse. L’homme cherchait vraiment à ce qu’elle s’énerve après lui ? N’avait-il pas compris qu’emmerder la blonde était une mauvaise idée ? Un soupir s’échappa de ses lèvres.

« Il m’arrive vraiment que des couilles en ce moment. »
— Hunhun. Onomatopée prononcée sans que la bouche ne s’ouvre. Elle n’y croyait pas un mot. L’homme avait oublié à qui il parlait. La blonde lui rafraîchit la mémoire rapidement.

Examina le brun dans un premier temps.
Le bras.
Puis les plaies.
Travail salopé.
Blonde TRÈS agacée.

— Monsieur Grey. Sais-tu où tu es ? Ne lui laissa pas le temps de répondre, enchaîna rapidement la blonde : dans le cabinet d’une doctoresse. Une femme qui examine des malades et des blessés. Tout. Les. Putains. De. Jour. Je suis une belle blonde, la plus belle. Je le sais pertinemment ça. Mais je ne sais pas pourquoi… certains persistent à penser que je suis une écervelée malgré le métier que j’exerce. Ton bras là… tu te rends compte que je ne peux rien faire pour ça ? Il va falloir l’amputer.

Maintenant elle avait son entière attention.
Indéfectible attention.
Elle reprit, sourire mesquin aux lèvres :

— À moins… que tu n’arrêtes de me raconter des conneries tout de suite. Pour la énième fois. Je suis médecin, pas une putain de pimbêche. Et ton tigre là, au lieu de te bouffer après t’avoir blessé il a changé d’avis au denier moment et il est devenu végétarien ? Si c’est pour me prendre pour une conne… je préfère que tu dégages de mon cabinet. Je me fiche de savoir qui t’a fait ça, ça te regarde. Mais explique-moi au moins comment que je puisse faire un VRAI diagnostic. Sinon tu peux d’ores et déjà aller te faire foutre. Cordialement.

Le ton était donné.

L’intention était bonne.
Vouloir amuser la blonde.

Mais lorsqu’elle était dans cet état là c’était peine perdue. Elle n’eut même pas de réaction à ses mots ; pas même le regard qui se levait au ciel. L’ignorance comme mépris pour son petit côté plaisantin. Le grand brun parla alors d’acide, du verre coupant d’une bouteille pour « cacher » des marques. Mais lesquelles et pourquoi ? Que de questions laissées sans réponse ; Vanille se doutait d’ailleurs que même en demandant il ne lui dirait rien.

Parce qu’il était ainsi l’homme.
Fier.
Et con.
Plus con que fier.

Question fierté en revanche, il y en avait une qui n’était pas en reste. Et le coup de l’acide puis de la bouteille… autant dire qu’elle ne fut pas du tout réceptive à ce traitement.

— De l’acide pour cacher des marques ?! Une bouteille pour racler la peau ?! Mais t’es finis à la pisse ou quoi toi ?! Tu mériterais que je te mette une bonne paire de gifles ! Soupir énergétique ; énervée la blonde. Presque désabusée d’entendre des inepties pareilles. En arriver là juste pour couvrir des marques… elle n’en croyait pas ses oreilles. Pire encore, sa curiosité fut piquée au vif.

Elle hésita un instant puis posa quand même la question, sachant pertinemment qu’elle n’aurait pas la réponse ; mais qui ne tente rien n’a rien :

— Quelles marques exactement ? Comment tu peux justifier un tel traitement juste pour dissimuler des… oh puis merde, je ne sais même pas pourquoi je te demande tu vas encore me sortir une explication fumeuse. Tu me saoules.

Vint ensuite l’explication sur le bras. Si Vanille avait encore un doute sur l’origine de ses blessures, celui-ci n’était plus permis désormais. Impossible de se faire ça tout seul. Mais pourquoi ? Qui avait-il énervé pour subir un pareil courroux ? N’avait-il pas les moyens de se défendre, grand gaillard comme il était ?

Quant à ce fameux « John » ; peu importe qui il était, si la doctoresse le croisait un jour il allait entendre parler du pays. Mais elle dut admettre une chose, comme premiers soins c’était… acceptable. Pas du travail comme elle sait le faire : irréprochable. Mais il avait fait l’essentiel. Cela n’empêcha pas la blonde, suspicieuse, de faire son propre diagnostic en examinant le bras du… patient.

— Qu’il aille se faire foutre ton John. C’est juste du bricolage ce qu’il a fait. Il t’a juste rafistolé et c’est tout. Essaye de sous-entendre qu’il peut faire mon travail à ma place et tu vas voir comment je vais m’occuper de toi. Elle soupira longuement, bras croisés devant lui, debout, regard mauvais ; avant d’admettre le ton blasé : je dis ça, mais j’ai prêté serment de ne jamais faire de mal à personne. Même ton assaillant… s’il devait bénéficier de soins, je devrais m’en occuper. Sans aucune anesthésie, mais je m’en occuperai quand même. On peut dire ce qu’on veut de moi, je reste une professionnelle jusqu’au bout des ongles.

Précautionneuse, elle manipula le bras du brun une dernière fois, se rassurant sur le rafistolage effectué. Pas un travail d’orfèvre… mais elle s’en contenta. Soupir de plus, elle alla chercher une boîte de cachets dans une armoire de son cabinet ; le tendant à l’homme dans la foulée.

— Pour la douleur. Soupir, encore, et ça repart : Alec… écoute. Ça ne me regarde pas, j’en ai bien conscience, mais te voir dans un état pareil ne me fait pas plaisir du tout. Est-ce que tu peux me certifier que tout ira bien si je te laisse repartir comme ça ? Est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais me dire, quelque chose que je peux faire pour toi ?

Parce qu’il avait beau l’exaspérer, la blonde était inquiète. Et lorsqu’elle l’était, il n’y avait pas de créature plus intrusive qu’elle. Mais percer la carapace de cet homme… un défi de taille.

Il avait beau se justifier autant qu’il le voulait.
Au final il n’y avait rien qui pouvait apaiser le courroux de la blonde. Furieuse, si bien qu’elle avait du mal à tenir en place au fur et à mesure qu’il s’exprimait. Sans doute que le « j’étais défoncé ok » était la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Pourtant, en professionnelle aguerrie, Vanille ne rebondit pas sur ses propos. Alec n’avait pas besoin d’être sermonné ; pire encore, il n’écoutait de toute façon que d’une oreille. Ce qui avait le don de remplir le calice de la colère jusqu’à la lie.

L’homme parlait de celui qui l’avait secouru, prétextant que sans lui il ne serait même pas venu jusqu’à elle. Pour autant cela ne calma pas ses nerfs, bien au contraire. L’hostilité de la doctoresse envers celui l’avait rafistolé ne changea pas d’un iota.

Puis le merci, et la mèche de la blonde replacée. Comportement déplacé que la doctoresse punit dans la seconde, attrapa la main du brun, serrant le poignet fermement avant de déclarer toujours aussi agressive :

─ Qui t’a dit que tu pouvais me toucher ? Range cette main dans ta poche. Mon cabinet mes règles.
Ambiance…

Le grand brun affirmait plein de choses. Son incapacité à promettre, d’être quelqu’un de bien. Se justifiait de n’être qu’un loup solitaire, ce qui était une hérésie aux yeux de la blonde. Un loup se devait d’avoir une meute. Le solitaire n’avait qu’un seul destin possible : une mort imminente. Et ça, Vanille lui fit rapidement comprendre, haussant le ton encore d’un cran :

─ Tu te fous de ma gueule ?! « Je suis un loup solitaire » ?! Tu sais quoi, t’as envie de faire le bonhomme, qu’à cela ne tienne. La prochaine fois que tu te fais mal à la pa-patte, arrache-là directement ou occupe t’en tout seul vu que t’es trop exceptionnel pour faire partie d’une meute. Pourquoi je m’acharne à m’inquiéter en vrai ? T’en as rien à foutre de ce que je dis, y’en a que pour ta petite gueule.  

D’un coup de la paume de sa main sur l’épaule encore valide du brun, le ménageant un peu, mais pas trop, elle lui tourna le dos pour finalement répondre à son ultime question avant qu’il ne lève les voiles :

─ Prends-les quand la douleur devient insupportable. C’est assez fort alors attends plusieurs heures entre chaque sinon tu vas planer comme un oiseau pendant un moment. Oh… dernière chose. Prochaine fois que tu remets les pieds ici, tu attendras ton tour comme tout le monde. Les traitements de faveur, c’est terminé. T’es pas une victime ? Très bien, alors encaisse comme un homme. Toi et ta fierté je t’emmerde. Lèvre inférieure légèrement mordillée, les mots avaient du mal à sortir, mais il le fallait, ne serait-ce que pour qu’il apprenne la leçon : touche-moi encore sans mon autorisation et je broie tes couilles avec mon pied. Casse-toi maintenant.

Alec et sa fierté.
Vanille et sa fierté.
À quel moment cela pouvait bien terminer ?
La réponse est simple : jamais
Tant que l’un des deux ne ravalait la sienne.