L'aventure était terminée : ses amis s'étaient retirés, sains et saufs, et personne n'en avait rien su. La dernière page du livre était refermée. Le palais, déjà immense de ses étendues encore inconnues malgré ses explorations secrètes, lui paraissait bien morne depuis qu'elle avait dû quitter la précieuse et rassérénante compagnie de ses proches. Les revoir l'avait placée devant l'évidence : elle était véritablement seule ici, à occuper une position aussi importante que ses alliés étaient inexistants. Quelque chose, au fond d'elle, s'accrochait à l'idée qu'il n'était peut-être pas encore trop tard pour s'en créer.

Au cours de ses pérégrinations hors de son corps, elle était parvenue dans une partie du palais plutôt retirée des appartements où elle logeait. L'endroit lui avait tout l'air d'être des quartiers, un lieu de vie, malgré leur rudesse : elle y avait aperçu un lit de bois, des possessions, des vêtements, et un grand nombre de curieuses marques de griffures. Personne n'y était lorsqu'elle en a fait la découverte ; la curiosité lui souffle de réitérer l'expérience, bien tangiblement cette fois, pour tromper la solitude. Peut-être cette rencontre sera-t-elle partisane, voire – inespéré – amicale ?

Dans les couloirs vides, elle avance à petits pas prudents, posant les pieds sur leur pointe pour éviter que ses chaussures brodées ne fassent trop de bruit en claquant sur le marbre. À mesure qu'elle progresse, l'appréhension monte, et mille questions tournent dans son esprit, réprouvant l'imprudence de son entreprise. Qui sait, après tout, sur qui elle pourrait tomber ?

Les mains viennent se plonger dans les plis de sa robe, en extirpant son carnet qu'elle serre contre elle comme un rempart contre le doute. Elle y a inscrit ses mots à l'avance, mais la confiance commence à lui manquer. Trop tard pour s'y attarder : autour d'elle s'étendent les quartiers qu'elle a déjà visités, en esprit. Timidement, elle s'approche de l'encadrement familier d'une porte franchie auparavant, et risque un œil dans la pièce. Quelqu'un ! Le cœur s'affole. Impossible de reculer, car on l'a sûrement vue. Alors elle esquisse quelques pas mal assurés, apposant quelques coups de phalanges timides contre le chambranle. Un regard se tourne vers elle, luisant, presque sauvage, et elle se sent trembler sous la puissance qui en émane. Avec hésitation, elle desserre la prise dans laquelle elle retenait son précieux carnet, et brandit celui-ci en direction de l'inconnu, exposant les propos qu'elle a préparés un peu plus tôt dans l'abri de sa chambre.

bonjour
je suis Marion de Crims, la fille de la reine
je me suis déjà rendue ici en fantôme quand j'explorais le palais, mais je n'y ai vu personne
j'étais curieuse de rencontrer la personne qui vit ici
je suis ravie de faire votre connaissance

Tristes gages de paix qui ne soupçonnent en rien ce qu'ils peuvent provoquer.

Dans sa main, le carnet tremble bien un peu à mesure que tu t'approches, perdant en assurance. Douce et fragile princesse qui s'interrogeait sur cette curieuse remise de bois isolée, plein de griffures, n'imaginait en rien cette allure sauvage et cette aura animale qui transpire le danger – même ses sens obscurcis par la naïveté parviennent à le lui murmurer. Ou bien est-ce ton rit amer qui le lui souffle, avec ses accents de rancœur et de menace ?

Le bras s'abaisse alors et elle recule d'un pas, les yeux écarquillés. Une confusion teintée d'effroi se peint sur son visage poupin devant ces intonations hargneuses qu'elle craint de provoquer malgré toutes ses bonnes intentions. Le curieux titre qui lui est conféré l'interroge – lubie – et, plus encore, la familiarité railleuse des propos lui est inexplicable. Un pli peiné vient se dessiner sur son front. Où a-t-elle bien pu fauter pour susciter tant de grogne ?

Maladroitement, elle empoigne à nouveau son carnet et y inscrit quelques lignes tremblotantes d'où transpire son trouble.

je ne suis pas sûre de comprendre qui vous êtes
ni ce qu'est ce collier

Et ces griffes – ces griffes qui viennent tinter contre le métal, acérées et meurtrières, qu'elle remarque seulement. Au creux de ses entrailles, quelque chose se tord, comme pour lui intimer de fuir. Mais petite Marion a-t-elle jamais su se soustraire au danger avant qu'il ne sévisse ?

Le rouge lui monte aux joues quand tu soulignes la candeur de sa confession. Ce n'est qu'alors qu'elle réalise en avoir sans doute trop dit, et s'empresse de griffonner quelque chose sur le papier.

je n'aurais pas dû parler de ça, je suis désolée

La naïveté, démesurée, choisit de se fier à tes mots, de croire qu'avec toi le secret est sauf. Alors que tu te penches sur elle, immense contre sa minuscule silhouette, les lèvres se pincent légèrement dans un mélange de crainte et de désarroi, et la ligne des épaules dessine un arc inconscient vers l'arrière. Le précieux carnet vient servir de rempart, qu'elle brandit à nouveau devant elle après y avoir inscrit ses mots à la hâte.

aurais-je fait quelque chose pour vous froisser ?

À défaut d'être capable de déceler le danger lorsqu'il se présente à elle, la petite princesse en ressent au moins quelque légères bribes inconfortables – une curieuse sensation, diffuse et étouffée par la logique, prompte à lui souffler que quelque chose ne va pas, qu'elle ne devrait peut-être pas être là. Mais même en en ayant conscience, elle remise ce sentiment au fond de son esprit, persistant comme toujours à faire la sourde oreille aux instincts malgré les conséquences. Mais ne viendra-t-il pas un jour où le danger sera trop grand, finira par l'engloutir ? Sans doute.

Le soupir et la voix qui le recouvre, âpre, lasse, lui cause un léger sursaut. Tes mots, alors, la laissent interdite. Le Bandersnatch ? Plusieurs fois il lui est arrivé d'entendre ce nom, de le capter au détour de conversation écoutées lors de ses pérégrinations décorporées ; il était toujours prononcé avec crainte, avec mépris, porté sur des lèvres pincées par une mésestime palpable. Ce serait toi, la bête sauvage enchaînée dont on parle tant, le chien de la Reine ?

Le reste l'interpelle plus encore. Un caprice ? Le mot a de véritables accents de sentence, et pourtant elle ne peut se résoudre à y croire. C'est pour cette raison qu'elle a été échangée, vendue, que sa vie a été entièrement bouleversée ? C'est trop dur de lui demander de l'accepter. Tu as le poids des siècles au bout de la langue, et sans doute détiens-tu l'amère vérité, mais tout ça est trop lourd pour Marion aux frêles épaules, incapable de supporter pareille charge : elle préfère croire que cette Reine qu'elle n'a encore pas rencontrée l'a voulue, l'a désirée, et compte l'aimer comme le fruit de sa chair.

Tu balaies ses doutes d'avoir eu un mot malheureux et les épaules s'affaissent presque visiblement, débarrassées d'un poids. Elle te regarde t'asseoir et exhaler ta fumée, les yeux écarquillés, bien inconsciente de n'avoir, pour le moment, plus adressé un seul mot.

La question, ou peut-être l'insulte qui la ponctue, lui arrache un petit mouvement de tête, à mi-chemin entre le sursaut et la crainte. Elle hésite, presque incrédule, et met du temps avant de reprendre en main son précieux carnet de parvenir à y inscrire quelques mots.

c'est peut-être peu pour vous mais je voulais vous rencontrer
je vais passer le reste de ma vie ici
je veux connaître les lieux et les personnes qui y vivent

La menace d'être découverte par la Reine l'inquiète. Elle se doutait déjà de ne disposer que d'une petite liberté de mouvement, raison pour laquelle elle a choisi d'effectuer ses explorations dans le secret que lui accorde son pouvoir. Mais si on venait à l'apprendre ? Lui interdirait-on de s'en servir ? Elle frissonne.

je ne veux pas décevoir la reine mais je ne veux pas être en froid avec vous non plus, si nous devons nous côtoyer

Petite princesse est pleine de bonnes intentions.