Balthazar est passé en coup de vent chez Susan ce matin. La mort dans l'âme, il lui a brièvement expliqué ce qu'il allait faire, ce qu'il devait faire. Juliette, dans l'une de ses (trop) nombreuses lubies, s'est dit que Christmas Town était trop joyeuse, trop colorée, trop ... belle pour exister encore. Balth ne sait même pas réellement ce qu'il en est.

Simplement, il doit détruire, il doit réduire en miettes le travail de Daphnis. Alors qu'il sait, peut-être mieux que quiconque, ce qu'il subit. Il sait par dessus tout son amour pour les jouets, il sait son désespoir d'être bouclé dans le pire jour de l'année. Tous deux ont souvent bu un chocolat chaud en rageant sur le monde.

Balth a supplié Susan de passer après lui, de poser ses doigts magiques pour réparer ses dégâts. Mais il sait que rien ne réparera jamais ô grand jamais l'amitié qu'il s'apprête à réduire en cendre.

Il se lève brusquement, les mains serrées sur le bois de la table, ses griffes sorties écorchant le vernis. Il prend une grande inspiration, tente de contrôler vainement la colère qui grimpe. Colère contre la Reine, colère contre lui-même, colère contre Daphnis qui ne comprend pas (comment le pourrait-il ?).

Il finit par le choper par le bras et le tirer vivement dehors. Sous la neige qui tombe doucement, au milieu des jouets vivants qui s'activent à la veille (éternelle) de Noël, Balth fuit son regard.

- Je suis désolé Daphnis. Je suis sincèrement désolé.

Il ne l'appelle pas par son prénom, jamais. Parce qu'il préfère le faire chier à l'appeler Santa, comme tout le monde. Parce qu'il est jamais sérieux, parce qu'on se déride comme on peut.

- Barre-toi Daphnis, barre-toi maintenant.

Un pantin de bois articulé passe auprès d'eux, portant un paquet cadeau. La bras du Bandersnatch jaillit, ses doigts griffus se referment autour de la frêle tête de bois du jouet.

Qu'il arrache d'un geste sec.

- Je n'ai pas le choix, tu le sais.

Et la douleur contre laquelle il luttait, se dissipe alors qu'il obéit.

Bon chien.

Daphnis ne comprend pas, ça se voit et Balthazar a mal. Parce qu'il va briser ce soir (encore) bien plus que des jouets. Et (encore) il se dit qu'il n'est bon qu'à ça. À quoi pensait le chapelier quand il a créé un monstre aux griffes empoisonnées ? Que peut-il faire d'autre que détruire ? Réduire en miettes ce qu'il chérit.

Non, l'idée ne vient pas de lui mais il va le faire, il le fait et l'adrénaline qui déferle dans ses veines lui fait aimer ça. Parce que quand enfin il cesse de lutter contre l'ordre et son collier, son sang le remercie et, mieux qu'une drogue, il se vautre dans l'action.

La tête du pantin qui s'arrache, le cœur de Daphnis qui s'arrête. Balth sait, il sait que plus que tout, Santa les aime ses jouets. Il lui a répété mille fois quand il lui en a confié pour sa cabane. D'en prendre soin et de les chérir. Et Balth aussi les aime, tout pailletés et trop joyeux qu'ils sont (trop ignorants de la détresse de leur créateur), il les aime.

Pourtant, il les détruit.

Balthazar repousse Daphnis loin du corps désarticulé, il le jette dans la neige à ses pieds et le toise.

- Oui Daphnis, je l'ai cassé et je vais tous les casser. Alors barre toi putain, barre toi si tu veux pas voir ça.

Et il a ce regard. Ce putain de regard. Et dans sa noyade d'adrénaline, sous les pulsations sourdes du collier, il pleure. Il y a (peut-être) une larme qui gèle sur sa joue alors qu'il s'enfonce dans la monstruosité. Son souffle brûlant jette des nuages blancs dans l'air.

- Je suis désolé Daphnis, ordre de la Reine Rouge.

Par pitié arrête de me regarder, par pitié dégage, casse toi, barre toi, hais moi autant que tu veux mais ne me regarde pas. Je ne veux pas que tu assistes à ça.

Balthazar lui tourne le dos, prêt à continuer sa funeste mission.

Prêt à tout pour fuir le regard d'un ami qui le voit tel qu'il est vraiment.

Un m o n s t r e.

Prier, alors qu'il se retourne, tous les dieux du ciel (même toi Chapelier) que Daphnis parte, qu'il ne s'acharne pas. Mais au fond, tout au fond, Balthazar sait bien que c'est peine perdue, il sait bien que jamais le Père Noël n'abandonnera sa précieuse progéniture. Jamais ô grand jamais il ne pardonnera cet affront.

Balth le sait, Juliette le sait.

Et c'est peut-être (sûrement) pour ça qu'elle l'a envoyé ici. Incapable de concevoir que son chien ait des amis, incapable de concevoir qu'il existe un endroit plus coloré, plus beau, plus accueillant que sa masure rouge rouge rouge.

Alors quand derrière lui, il entend les pas dans la neige, il ne se retourne pas. Quand Daphnis lui saute dessus et l'envoie au sol, il ne réplique pas. Il plante ses griffes dans la glace qui se creuse sous l'action destructrice du poison. Il gronde Balth mais ne bouge pas, ne se débat pas. Il ne doit pas blesser Daphnis, surtout pas. Mais il y a cet instinct qui hurle, il y a cet instinct qui beugle de ne pas se laisser faire, de se défendre, parce qu'on est 

le Maudit Bandersnatch.

Oui, il sait ce qu'ils sont. Et ça lui déchire d'autant plus le coeur. Il connait leur innocence, il connait ton dévouement. Il te connait et ça lui fait mal mais il faut croire que si on ne le trahit pas, Balthazar est fait pour trahir.

Et quand les mots tombent, Balth ne bouge plus, ne respire plus, souhaiterait ne plus exister. Il y a tellement de rage, tellement de haine dans ces mots. Ils sont trop sincères, trop puissants pour ne pas être vrais. La seule solution, c'est peut-être, d'être ce monstre. 

Grondement sourd. Pousser sur les mains, tu es frêle Daphnis, tu ne tiendras pas. 
Inverser les rôles et le toiser, la hache perdue non loin sur la glace.

- C'est donc ce que tu crois Daphnis ? C'est ça ? Vraiment ça que tu crois ?

Ricanement mauvais. 
Tu le vois ce faux sourire machiavélique ? 
Tu le vois ce regard brisé ?
Non, sois aveugle, c'est plus facile de haïr un monstre.

Choper le Père Noël par le col et le soulever comme un fêtu de paille, lever la main vers le bonhomme de neige qui se dandine sur la glace, détruire son corps tout blanc.

Jeter Daphnis, détruire le pantin curieux.
Ne pas regarder le Père Noël, détruire le cheval à bascule flamboyant.

Détruire.
(encore et toujours)

Rire à en crever.

- Allez vas-y, viens me tuer, défends tes sales petits jouets. Tu ne peux rien faire. Et tu le sais, tu es impuissant à les défendre comme tu as été impuissant à protéger ta fête. Noël n'existe plus Daphnis. Tu n'as plus rien.

Sourire grinçant. Brisons nous à deux.
(pardon pardon mille fois pardon)