Sous la nuit éternelle, cette cité étrangère commence à prendre quelques contours familiers. L'âpre silhouette du manoir hanté se découpe au loin contre la lune, point de repère que lui a indiqué Blanche afin de situer d'abord la ville, si inconnue pour elle, et ensuite l'établissement qui fait office d'antichambre pour les protégés de la madone. Elle le quitte d'ailleurs, y ayant déposé les informations qu'elle est parvenue à rassembler, et contemple un moment les rues sombres sans trop savoir quelle direction emprunter, plus seule que jamais maintenant que Meliodas s'en est allé.

À quelques pas, sous la lueur diffuse des réverbères, ses yeux timides distinguent une silhouette encapuchonnée sur un banc. L'allure a quelque chose de familier, dans son obscurité floue : il lui semble bien l'avoir aperçue quitter cette bâtisse qui surplombe toute la ville, un peu plus tôt. L'instinct la pousse en avant, mais elle hésite, triturant son précieux carnet entre ses doigts mal assurés. Finalement, elle ose, le cœur battant, et s'avance discrètement vers cette âme solitaire après avoir inscrit quelques mots sur le papier, qu'elle n'a plus qu'à tendre une fois arrivée près du banc – en maintenant une distance polie, réservée.



Les joues rosissent et le pouls se fait fébrile, car on n'importune pas ainsi autrui, mais la voix de la curiosité est la plus forte. C'est de cet endroit que vient Blanche, sa très chère figure de mère, et tant de questions lui assaillent l'esprit, désireuses de remplir tous ces vides laissés par son ignorance : qui peut-on donc trouver là-bas ? Que s'y fait-il ?



Elle ajoute la question sur la page, s'excusant presque de la poser. Pour l'heure, tous les avertissements qu'on lui a confiés sont sagement rangés dans un coin de sa raison.

Noir. Noirs les mots et noire la voix qui douchent cette curiosité enhardie qui, peut-être, n'avait finalement pas lieu d'être. Les lèvres s'entrouvrent devant cette confession soufflée qu'elle n'attendait pas, et doucement les espoirs commencent à fondre comme cire de bougie. N'y allez pas, lui dit-on, et la naïveté demeure interdite, se refusant de faire face à l'évidence, alors que tout est là, à portée de main, et que les avertissements lui ont déjà été dispensés par d'autres lèvres.

Un frisson secoue sa silhouette osseuse alors que sous les plis sombres des vêtements, les traits se refusent à apparaître à son œil timide. Seule demeure la voix, qui trébuche autant que le ferait la sienne si elle consentait à s'en servir – elle en jurerait. On lui intime de l'espace et c'est la peine qui se peint sur son visage pâle, presque honteuse, alors qu'elle obéit et esquisse quelques pas vers l'arrière. Au même moment, une bulle de chaleur inconfortable naît dans le creux de son nez, et le sang se met à perler sous la narine. Sortant vivement de ses poches un mouchoir chiffonné, elle tamponne la tâche, et le tissu s'imprime de carmin. Le geste est penaud, gêné, tout autant que celui par lequel elle écrit sur son carnet.



La distance est-elle suffisante ? Elle l'espère, même si un pas supplémentaire en arrière rendrait la lecture de ses mots sans doute difficile, bien qu'elle tende déjà le bras pour présenter le papier à l'entité voilée. Mais l'esprit veut comprendre, avide de plus, et elle ajoute quelques mots sur le papier.



L'idée lui serait presque insupportable, que les lieux soient si affreux, alors que c'est d'ici que vient cette mère de substitution qui a su lui tendre les bras comme personne.

Sous le pouls qui s'affole, le flot de sang s'épaissit : les taches grandissent sur le mouchoir avec une vigueur renouvelée, éclosions sinistres, carmines. Avec la gêne au bout des doigts, elle presse sa narine d'un geste qui se veut ferme pour juguler l'accident, mais rien n'y fait. Quelques gouttes prises au piège glissent sournoisement dans la gorge, lui arrachant une petite toux qu'elle essaye timidement de réprimer.

La voix reparaît dans la nuit et lui arrache une œillade peinée, pleine d'excuses muettes pour cette imposture maladive qu'elle tente vainement de réfréner, et pleine également d'une triste compassion pour cette désolation qu'elle provoque malgré elle. Il y a, entre deux esprits à l'attention ainsi développée, peut-être plus de précaution qu'il n'en faut.

On lui prodigue l'explication de son mal, et elle cligne des yeux un instant, incrédule, avant de comprendre. La peine l'envahit, tant elle a l'empathie facile, imprimée dans l'instinct ; et un don aussi cruel lui tord le cœur. Une nouvelle quinte de toux la prend, qu'elle dissimule de son mieux derrière son poing avant de se remettre à griffonner sur son carnet.



Si cela peut atténuer les inquiétudes. Sa compassion, en revanche, n'en est que plus grande, et elle se permet une pointe de curiosité qu'elle n'espère pas déplacée, mais dont la hardiesse lui serre néanmoins les côtes d'appréhension.



Le reste la préoccupe : ces mots ont des airs de prophétie, mystérieux et pourtant tristement pesants. Est-il réellement question de chance ? Le mot la laisse songeuse, puis peu à peu dérangée, tant le parallèle est plus facile à tracer avec les avertissements de Meliodas qu'avec sa propre vision des choses, nouvelle et sans doute fantasmée. Les occupants du manoir seraient donc aussi indignes de confiance qu'on le lui a dit ? L'idée ne la laisse pas tranquille, bien qu'à nouveau, le souvenir de Blanche et ses étreintes maternelles a quelque chose de rassurant.

Vous allez devenir monstre. Sans qu'elle ne sache pourquoi, la phrase lui glace les sangs. Ses accents de sentence, sans doute. Au fond de son esprit, une voix dérangeante commence à se faire entendre, recueillant le moindre mot hasardeux et la moindre intonation sombre pour lui intimer, à force murmures, qu'une erreur a peut-être été commise – que l'allégeance n'aurait peut-être pas dû être accordée ainsi, sans arrière-pensée. Déglutissant une brassée de salive ensanglantée, désormais mal à l'aise, elle entreprend de coucher ses mots sur le papier.



Hésitation. Puis elle ajoute :



Le nom ne lui dit rien. Une ignorance risible, dans sa position.

Au creux de sa gorge, il y a désormais un désagréable parfum de métal qui va et vient à mesure que le souffle s'y engouffre inlassablement. Une moue d'inconfort passe sur le visage, troublé par ces effluves sanglantes, alors qu'une douleur éclot dans la poitrine. Les poumons commencent à gémir. Une quinte de toux secoue sa frêle silhouette, qu'elle tâche d'étouffer dans son mouchoir parsemé de sang. Une fois celle-ci calmée, elle lève des yeux incrédules sur ta triste forme drapée de noir, des relents de peine au bord des cils. Quittez-nous.

Sa douce naïveté se tord devant l'évidence, réticente à abandonner ainsi – et pourtant ! Il le faut. Elle recule d'un pas, conciliante, quand l'esprit se fait songeur. On lui dit de partir, de se méfier, de se préserver, et c'est la seconde fois déjà. La première mise en garde venait de Meliodas, que l'ignorance a repoussé sans grande peine, mais celui-ci ? Plus grave, plus sombre, mais les mêmes mots ? Les questions commencent à émerger. Blanche ... Blanche aurait-elle pu ... tirer avantage de sa méconnaissance de ce monde ? Doit-elle prendre garde à cet Alastor dont le nom te tire des frissons ?

La protection est une malédiction. Ses certitudes sont mises à mal, mais elle trouve la force de hocher la tête, bien qu'un peu perdue, pour marquer son assentiment. Elle croit. Elle ne demande qu'à croire cette âme noire qui est la tienne, aux tréfonds d'une peine qu'elle peut comprendre.



Toujours. Tu l'as touchée, tu sais. Elle n'oubliera pas.