Cette paix est aussi insupportable qu'elle semble insurmontable. Tu erres sans but et c'est avec tristesse que le Jabberwocky te manque presque. Ses rugissements, les cris, la guerre - ce souvenir intarissable parasite ta sagesse innée. Tu te débats à vivre dans ce monde Vorpaline, et le destin ne cesse de te remettre en question. Pourquoi une épée aurait le droit de respirer en ces temps de paix ? Pourquoi une épée aurait besoin d'exister s'il n'y a plus personne pour la manier ?

La Reine Blanche ne sort plus maintenant qu'elle s'est trouvé une autre enfant (un nouveau jouet ? Non tu n'as pas le droit de penser ainsi, la jalousie n'est pas vivifiante). Le blanc s'étiole, grignoté un gris maussade qui emprisonne tes pensées. Sans sourire, tu reviens de ta ronde pour retourner à la fontaine, déterminée à redevenir épée et t'endormir pour quelques siècles. Que cette mascarade se termine, qu'on te réveille quand tu auras enfin du mérite !
Mais la chevelure blanche ne te trompe pas une seconde, les oreilles non plus. Tu accélères le pas, sincèrement impatiente de pouvoir échanger avec elle.
Depuis quand n'avais-tu pas vu elle ? Il te semblait que la dernière fois ce soit il.

— « Opal. »

Tu t'approches, t'assois en face d'elle. Tes doigts viennent pianoter sur les siens, les caresses d'une douceur glacée. Il n'y a aucune affection, seulement l'illusion.
Tes yeux glissent vers la pièce qui coule lentement pour se déposer au fond. Fut une époque, c'est sur ton corps endormi qu'elles s'échouaient.

— « Sont-ce seulement des voeux ? Les miens non plus n'ont pas eu l'air d'être écoutés. »

Peut-être que vos créateurs n'entendent que des caprices.
Qu'est-ce qui t'amène, Line ?

— « J'habite ici. Je comptais... me reposer. Pour un petit moment. Mais ne t'en fais pas, je ne m'endormirai pas avant que tu sois partie. Tu sembles tracassée. »

Tu te permets d'étirer un sourire complice.

— « Je n'avais pas vu ce beau visage depuis plusieurs décennies ! J'ai entendu dire que le Jabberwocky t'avait brulé vive. Sale bête, je lui aurai réglé son compte si j'avais pu venir avec vous. »

Frustration encore latente mais inconsciente.

Quelle est la différence entre un souhait et un caprice
C'est une très bonne question, elle t'arrache une réflexion intense que tu mimes à la perfection. Tu poses un doigt sur ton menton et lèves les yeux vers le plafond en voûte, envoutée par la philosophie que requiert cette réponse.

— « Alice me disait souvent avant un combat... Quelle est la différence entre un corbeau et un bureau ? Je pense que c'est le même genre de réponse qu'on peut donner ! La différence c'est la manière dont il est perçu. »

Tu soupires, déjà fatiguée par cet échange. Opal est maligne, Opal est lucide sur tes intentions, c'est comme si tu ne pouvais pas avoir de secret pour toi. Elle les devine, juste avec un regard. Un peu gênée, tu fais la moue puis hausses délicatement les épaules dans un mouvement gracieux. Jettes une oeillade tiraillée vers le fourreau vide.

— « Disons que peut-être dans quelques siècles, quelqu'un me dégainera pour partir à la guerre. Oh Opal... J'ai perdu de ma plussoyance dans cette ville aux milles éclats, et le pacte des reines aurait du me combler de joie. S'il l'on a plus besoin de moi alors ! Alors c'est que le mal est loin... »

Tu sanglotes pudiquement, sincèrement effrayée.
Te reprends vite et éponges ces larmes de crocodile, étrangement vite rassurée.

— « Mais tu es là toi... Tu te soucies toujours. »

Tu remontes ta main sur sa joue.

— « Cette enveloppe est la plus belle de toutes. Raconte-moi s'il te plait ce qu'il se passe au delà de ce royaume. »

Ce n'est pas rare que tu pleures Vorpaline, mais c'est rarement de désespoir. Tu ne sais pas comment exprimer ta tristesse ou ta confusion, alors tu imites les enfants de Marmoreal qui hurlent grossièrement quand ils sont contrariés. Tu t'es convaincu que tu n'étais qu'une pale copie des émotions humaines, alors c'est pour ça que ça semble surjoué. C'est parce que ça a beau être sincère, ce n'est que l'illusion exacerbée de tout ce que tu refoules depuis des siècles, des années. Le Temps n'est pas le seul à s'être égaré dans la roue infernale.

Pourtant, Opal a raison sur un point. C'est censé être simple dans ton cas... Si simple que tu arrives quand même à te remettre en question. Qu'en est-il d'eux, âmes animales devenues humaines.

— « Vous, vous avez une personnalité ! »

C'est la première fois que tu as l'air d'être en colère, soutiens son regard lorsqu'elle te serre le col. Ce n'est pas agréable, tu n'apprécies pas d'être ainsi confrontée par ton amie. Ceux qui regardent avec autant d'animosité ce sont les ennemis (le Jabberwocky).

— « Tu tues... »
C'est étrange. C'est la première fois qu'elle le verbalise aussi clairement. Tu devrais être surprise et pourtant ton visage reste de marbre. « Tu tues... Ah. Oui, c'est vrai. »

Et pourtant ça ne l'empêche pas d'être ton amie.
ça ne l'empêche pas de vivre au delà de ce royaume, de se promener, d'aimer. Tu baisses les yeux, mortifiée par une honte qui prouve encore une fois ton humanité. Si seulement tu pouvais être aussi lucide sur toi même que tu l'es sur les autres.

— « Pourquoi est-ce que tu prends un pied d'enfer à faire du mal ? Est-ce que c'est parce que tu aimes être toi même ? C'est ça ce que ça veut dire l'estime de soi ? »

C'est ce dont Camaël t'abordait.
On peut exister au travers d'un multiple prisme, pas seulement ce pourquoi on a été créé.

— « J'ai compris, merci Opal. Tu peux me lâcher maintenant. »

Tu soupires.

— « Penses-tu que Sa Majesté m'en voudrait si je quittais le royaume ? Elle me dit que je suis sa fille chérie mais elle en chérit une autre. De fille. »

Vorpaline tu n'es PAS sa fille.
Juste une fille.
Ça gronde à l'intérieur. Est-ce ça aussi ça va rester encore le cas longtemps ?

Plus simple de détruire que de construire...
Tu regardes autour de toi, cette fontaine aux milles éclats, ce blanc étincelant. Pour la première fois ça te donne mal à la tête. Il est plus simple de tout casser que de bâtir pierre par pierre. Est-ce une question de fatigue ou de conviction ? Tu n'as jamais su où tu en étais mais pourtant aujourd'hui tout semble aussi clair que l'eau qui s'écoule dans votre dos.
Un avenir aussi éblouissant que le reflet des pièces d'argent qui tapissent le fond.

— « Opal. Tu les détestes pas vrai ? Tes créateurs. »

Tu fermes les yeux.

— « Mais ce ne sont pas les miens. Le Chapelier a peut-être imaginé ma légende mais ce n'est pas lui qui m'a forgé. Opal... Essaie de réfléchir plus loin. Essaie de te rappeler quand tu étais un petit bébé lapin... quand tu étais blotti contre le ventre chaud de ta mère. »

Tu prends son visage.

— « Pour te remercier de m'avoir... » Tu déposes un baiser sur son front, aussi impudique que délicat. « ... libéré. C'est à moi maintenant de te rappeler ce que tu m'as appris à l'instant. Tu n'es pas obligée de souffrir de ta lucidité. Tu peux croire à tes souvenirs. Ainsi tes caprices seront perçus comme les plus chers de tes voeux. Nous sommes ceux que nous choisissons de devenir. J'ai compris Opal, j'ai compris ! »

Comme une enfant ; tu ne pleureras pas le deuil vain de la maternité. Edelweiss est ta Reine et tu n'es pas sa fille. Edelweiss est née pour gouverner, et tu es née pour combattre.
Mais elle vit pour elle et toi tu vis pour t o i.
Peut-être dans l'espoir de caresser autre chose, tu lèves le bras vers le soleil, le regard aveuglé par son éclat. Tes doigts baignent dans la chaleur, et la sueur coule jusqu'à ton poignet, ruisselle impénétrable et salée.

— « Je me sens étrange. »

En témoignent tes mains qui s'enveloppent d'un halo encore plus immaculé qu'il ne l'est déjà. Tu t'illumines, comme la plus belle des étoiles. Tu as l'impression de prendre feu, de te consumer. Tes pleurs sont des cendres et ta peau se revêt d'une nudité d'apparat.
C'est terminé - d'être le jouet fidèle des mains alliées et aliénées.
Terminé d'être sage à attendre que se montre le monstre ailé.

Le temps de Vorpaline est révolu, et commence à l'orée des boucles blanches l'ère de Vorpal.
Après quelques minutes recroquevillé contre le rebord de la fontaine, prisonnier de cette lumière aveuglante, tu geins d'une voix plus grave. Tes bras tremblent, tu détestes cette sensation - l'a trop peu de fois vécu pour réellement t'y habituer.

C'est la première fois que tu es un homme Vorpal. La première fois que tu acceptes de ne plus vouloir être sa fille alors il est certain qu'ainsi elle ne te prendra pas pour son fils.
Tu relèves tes pupilles glacées vers Opal, la voix encore enrayée par la transformation.

— « Qu'est-ce que je suis ? »

Tu souffles dans un grelotement, te frictionne les épaules sans penser une seule fois à cacher ta nudité.

— « un Homme. »

Avec un grand H.

T'es brusqué, Vorpal - un tantinet craintif quand elle pose sa main contre ta joue. Tu te recroquevilles en fronçant les sourcils, non pas comme un enfant mais plutôt comme un adolescent de mauvaise humeur. Tu baisses la tête, ton regard s'échouant sur ton intimité. C'est différent d'avant - en vrai Vorpal c'est la première fois que tu prends une apparence masculine. T'as toujours été des femmes, et souvent avec le même visage.

— « Un bel homme tu dis ? Hm, c'est gentil. »

Tu marques une pause.

— « Mais je ne me suis pas encore vu. »

Froidement, tu te relèves. Tu as toujours cette grace dans tes mouvements, celle des humains souples et agiles. Tu avances lentement sans te soucier de la pudeur, vers la fontaine. Tu te penches au dessus pour découvrir dans ton reflet, tes nouveaux traits. Tes doigts dessinent le contour de ta mâchoire, se glissent dans tes cheveux. Ils n'ont plus cet aspect brillant de diamant, ils sont ... plus humains. Plus ordinaires.

Tu détournes ton regard médusé vers Opal. L'admires comme un homme regarderait pour la première fois une belle femme. Tu te le permets, parce que tu as changé.

— « Toi aussi, tu es une belle femme, Opal. »

Tu étires un léger sourire en coin, pas moins malin que le ton que tu entreprends.

— « Mais tu étais tout aussi beau en homme. Ta précédente apparence, je ne te l'ai jamais dit mais... c'était ma préférée de toutes. »

Tu te penches au dessus d'elle, te perdant un instant dans le rose profond de ses yeux.

— « Je ne me suis jamais senti aussi bien. »

Tu pourrais....
oser encore plus.
Oser toujours plus.
Comme tu n'as jamais osé.

Lui dire tout ce que tu voulais lui dire - et tu n'as pas le sens de cet honneur là, celui des femmes déjà prises par des lâches. Si elle est là aujourd'hui, c'est pour toi n'est-ce pas ?

Non.

— « Tu... »

Non rien.

— « Non, laisse. »

Tu t'assois à coté d'elle de nouveau, les bras sur les cuisses. Soupirant à de nouvelles frustrations. Décidément, ce monde n'arrête jamais de te décevoir (à un moment ou à un autre).

A croire que cette enveloppe corporelle ne t'apporte pas davantage de courage quand il s'agit d'exprimer tes émotions. Cependant, tu constates avec amertume que tu es bien plus lucide sur celles-ci et sur l'impact des mots, de la gestuelle, du jeu de regard. Aux yeux d'Opal qui te contemplent, tu sais qu'elle a compris, mais qu'elle décide simplement d'ignorer pour ne pas compliquer les choses. Le monde est décevant n'est-ce pas ? Tu hoches la tête, silencieux, pour confirmer, avant de finalement rompre ton mutisme.

— « Et les gens qui le composent, également. »

Opal aborde ensuite ce qui semble être la source de son problème, ce pourquoi elle te rendait visite à la base. Tu l'écoutes parler de cycle de vengeance. Tu la coupes.

— « C'est ironique hein... que ça soit à moi que tu demandes cela. Le cycle de vengeance dont tu parles, j'en suis moi même prisonnier. Je vis pour ça. Comment pourrais-je au mieux te conseiller ? »

Tu fronces les sourcils. Encore le Bandersnatch. Opal doit cesser cette querelle intempestive avec cette créature. Cela ne lui apportera que chaos et lassitude.

— « Il n'est écrit nul part que vous deviez vous affronter, vous détester, vous détruire. Ton égo est-il plus important que ton bien-être ? Tu n'es pas obligé d'être celle qui porte le dernier coup. »

Tu glisses ta main dans la sienne, sans lui adresser un seul regard.
Sans tendresse, juste pour appuyer le poids de tes mots quand tu écrases ses doigts sous les tiens. Etires un sourire froid qui se veut presque prosaïque.

— « Ne rien faire du tout, c'est le plus compliqué, la plus dure des épreuves que tu puisses t'imposer, Opal. »

Susan, à tes oreilles. Souvenir d'un enfant.

— « Je me souviens de Susan. Il était venu ici enfant, pour me réclamer son père. Time n'était venu que parce qu'on parlait de lui, par égo. Il aurait mieux valu qu'il ne fasse rien. Est-ce que tu comprends ce que je te dis Opal ? Ne fais plus rien. Et laisse Susan en dehors de ça. »

Haussement d'épaule.

— « Le Bandersnatch ne mérite que ton indifférence, c'est la plus cruelle des punitions qu'on puisse faire à quelqu'un qui manque d'attention. »

Alors que tu n'attendais plus aucun geste de sa part, elle serre ses doigts dans les tiens. Tu laisses sa main s'amouracher de la tienne, bien que cela ne signifie rien de spécial. A vos yeux complices, vous n'êtes qu'un reflet perpétuel. Le Blanc face au Blanc, dans vos formes les plus pures et opposées. Tu ne regrette en rien que ce parasite bruyant et encombrant ne vienne salir ta prestance, qu'il demeure accroché à ce qui semble être l'incarnation parfaite.

— « Je suis heureux de te l'entendre dire. »

Être une meilleure personne qu'une autre, qu'est-ce que ça signifie ? Rien, présentement car tu devines qu'elle a fauté et qu'elle fautera encore. Cependant, si cette conviction suffit à l'apaiser, c'est tout ce que tu retiendras de cet échange - l'arrêtant là pour ne pas qu'elle reparte dans la mauvaise direction.

— « Soit, Opal. Sois meilleure que lui. »

Après un long silence, non dénué d'émotions - Opal articule et confesse l'autre drame de sa vie. La solitude, et c'est un peu amer que tu fermes les yeux. Tu prends enfin conscience d'à quel point la tienne te pèse. Alors peut-être un peu trop sèchement, tu rétorques :

— « Tu n'es pas seule, Opal. Dundee t'attendra, j'en suis certain. Je suis là, moi aussi, autant que tu auras besoin de moi. »

Parce qu'après, quand tu pars, je me retrouve derechef isolé dans cette prison de marbre. Il suffit de faire du sur place dans ce monde pré-écrit. N'était-ce pas elle qui semblait vouloir briser la roule infernale qui vous retient dans ce cycle infini ?

— « Décevante de croire que tu l'es. »

Tu lâches sa main, visiblement tendu. Te lèves pour faire les cents pas autour de la fontaine.

— « Décevante de venir pleurer sur mon épaule alors que tu es la seule à pouvoir te convaincre toi même. Mais pleure donc, ma chère amie ! Pleure. »

Soupire, tu passes une main dans tes cheveux. Tu ne vouais en aucun cas la blesser, la vérité est juste sortie un peu trop facilement d'entre tes lèvres.

— « Si tu étais décevante, cela signifierait que c'est par rapport aux attentes de quelqu'un. Tu n'es pas un livre, tu n'es pas leur jouet. Et si tu ne leur appartiens pas, alors leur avis ne compte pas. Ainsi la seule que tu aurais déçu c'est toi. »

Tu reviens devant elle et pose un genou à terre.

— « L'es-tu ? »

Je veux dire, vraiment ?
Non, le lapin blanc n'a pas de sentiments.
Tu peux faire mieux que ça, Opal.