Les cernes te trahissent. Tu le sais, mais tu as encore la décence hochée doucement la tête. Le sourire menteur mais bienveillant. Parce qu'il n'a jamais été question que de bienveillance. Elle a peut-être tué, elle a peut-être blessé, déçue. Ça, on ne nous l'avait jamais dit, Ellen, que les bons sentiments pouvaient entraîner les chutes.

— Ne t'en fai-fais pas, si la fatigue me tue, ce ne se-sera que temporairement.

Il est bon de le revoir. Il est bon de contempler son doux visage de nouveau. Sentiment de stabilité, soulagement de constater que ça, ça ne changera pas au moins. Peut-être aussi pour ça qu'on s'est empressé de t'écrire, de quémander ta présence. Outre les discussions importantes, il y a ce besoin viscéral, vital, de d’ancré quelque part, les gens et les choses. Le besoin viscéral de graver à même la peau les liens qui feront barrière à l'épreuve du temps. Tu prends place, Charline, réarranges les pans de ta robe.

— Je suppo-ppose que tu sais, Ellen ? Tu sai-sais pour Hyacinthe, pour Time ?

Et tu supposes qu'il doit en tirer une certaine joie. Si le blanc faute, qu'est-ce que cela dit du rouge. La chute d'une sœur entraînera forcément celle de l'autre. Dans la lutte contre Juliette, toutes les armes sont bonnes à prendre.

— Ellen, je croi-crois que nous fai-faisons fausse route de-depuis le début.

L'enfant. L'image du visage d'Harry encore ancré dans ton esprit. Une image que tu n'oublieras probablement jamais. Mais aussi terrible que ce soit, tu ne regrettes pas. C'était nécessaire. Nécessaire pour Hyacinthe comprenne. Nécessaire, pour qu'elle s'émancipe de son passé, qu'elle se tourne vers l'avenir en étant consciente des pièges, des erreurs possibles. Nécessaire, pour s'émanciper du scénario, pour qu'elle devienne une reine que l’œil n'ira pas chercher à destituer. Parce que tu l'aimes, cette sœur, que tu as si longtemps ignorée. Tu l'aimes et tu veux la sauver, non la combattre. Et tu te demandes ce que ça dit de toi. La vie d'un enfant, contre l'espoir pour les tiens. Oui, tout cela avait été nécessaire. Ce que tu n'avais pas prévu, ce sont les conséquences que cette nécessité aurait sur vous tous.

— La blague est dont pré-prévue de longue date.

Amertume dans ta voix. Quand Duchesse arrive avec ses gâteaux, tu en prends un avec reconnaissance. Croque dedans, en profite très rapidement pour servir le temps. La chaleur de la tasse entre tes mains est apaisante. Comment lui dire, à Ellen, ce que nous sommes vraiment.

— Je pensais que nous existi-tions vraiment. Je pensais que cette existence nous do-donnait le droit d'être libre, de nous affran-ffranchir de ce que Mad avait pu écri-crire, qu'on pourrait changer la face du mon-monde, faire tomber la reine indi-digne, monter une république, qui sait ? Mais Mad nous a fait com-comprendre quelque chose que Time n'a fait que confirmer en-ensuite. Nous ne sommes... Que des jouets, des pou-poupées. Nous ne sommes pas vi-vivants, nous ne sommes que des créations issues d'un esprit ma-malade. Et le plus terri-rrible, Ellen, c'est que tu le dis... Tout était pré-prévu. Toutes nos révo-volutions, toutes nos tenta-tatives, de nous affranchir étaient écri-crites. Mad a gagné. Time nous a appris que no-notre place n'était pas en haut, mais en bas de l'éche-chelle. Il y en a d'autres, Ellen, d'autres qui eux existent vrai-vraiment. Parce qu'ils sont pa-parents, parce qu'ils sont en-enfants.

Et nous, Ellen, nous dans tout ça, nous ne sommes rien. Rien de plus que des pantins crée pour tromper l'ennui. Et ça remet tout en question, jusqu'à la légitimité de nos vies. On a envie de tout brûler, mais on tant tuer nos espoirs qu'on ne sait même plus comment provoquer une étincelle. Et tu demandes, Charline, d'une certaine façon, tu espères, n'être pas la seule à étouffer ainsi.

Condoléances acceptées, même si tu ne saisis pas bien en quoi. Chaque vie importe, du moins chacune des leurs. Ces petites créatures qu'on appelle natifs, alice, entités. Des êtres tintés d'unique. Et c'est peut-être cet unique qui nous fascine, nous pousse à nous attacher, nous amouracher de ses êtres à la vie fragile. Harry. Harry était unique lui aussi. Harry aurait pu évoluer comme seuls les natifs savent le faire. Voir son corps changer au fil des jours et des nuits, sa psyché aussi. Harry était une perte terrible. Mais une perte nécessaire aussi. C'est peut-être le pire ici, Charline, que t’arrive à te convaincre que tout ça était nécessaire.

— Il n'était qu'au dé-début de sa vie, Ellen. Mais c'était néce-cessaire. C'était pour le bi-bien commun.

À force de se le répéter ça n'en devient que plus convainquant. Tu as appris, Charline, qu'auto-persuasion est d'une force surprenante parfois.

Mais voilà qu'il te parle de philosophie, de ces disciplines humaines que les errances ont finies par faire échouer sur vos terres. Fascinant comment les Hommes réfléchissent à des concepts aussi flou et vastes que le sens de la vie, le sens de temps, de la liberté, du bonheur. On pourrait croire que piéger dans des existences aussi courtes, ils se concentreraient sur l'action et non la réflexion. On pourrait croire leurs vies primitives et régit par l’instinct. Mais les Hommes réfléchissent, pensent, ne font presque que cela en réalité. Tu as trouvé dans leurs œuvres ta propre réflexion. C'est à travers de leurs livres que tu t'es interrogée, Charline, que tu as commencé à écrire, que tu es devenue la professeure que tu es. Et la théorie qu'avance Ellen est juste, tu la déjà lue, déjà réfléchie. Mais tu doutes tant, Charline, que même tes propres fondation s'effritent.

— Mais peux-tu cer-certifier que tes pensées t'apparti-tuennent ? Et si cela aussi dé-dépendait du scénario ?

Le regard fatigué, éreinté, concerné. Comment savoir où leur influence commence et où elle s'arrête ?

— J'en suis ve-venue à douter de tout, y com-compris de mes sentiments. M’appartiennent-ils vrai-vraiment ? Ou était-ce écrit, cela au-aussi, que je tomberai amoureuse conti-tunuellement d'être limité dans le tem-temps ? Je ne sais plus, Ellen, ce qui est mon œuvre ou la leu-leur. J'ai la sensation qu'ils nous lai-laissent nous gorger d'espoir pour mi-mieux nous saigner en-ensuite. C'est une éternelle puni-nition, à croire qu'ils veulent nous pousser à les su-supplier de nous effacer.

Et si c'est ça, tu sais qu'ils ont déjà gagné.