Foutoir éparpillé sur le sol, tu n'avais jamais connu la demeure de ton neveu dans un tel état. Une guerre aurait pu se dérouler ici que ça n'aurait rien de choquant. La tour champ de bataille, il fallait bien qu'elle se souille un jour de bazar, ce ne serait pas un lieu digne de Wonderland sinon. Sagement, tu soulèves de quelques centimètres tes jupons, enjambes des verres brisés et cadavre d'objet. La lettre, tu l'avais reçue il y a peu de temps, tu t'étais tout de suite mise en route. Privilège propre à la famille, de t'arracher d'un simple courrier à tes études. Mais quand Susan appel, tu réponds. Il en a toujours été ainsi. Et dans tout ce bazar, tu vois sa tête blanche, son regard frustré ? Inquiet ? Perdu ? Peut-être tout à la fois, c'est qu'il a l'air si confus, Susan.

Un regard pour la pièce dévastée dans son ensemble, puis un regard pour le feu presque haineux dans tes yeux.

— Et bien... Visible-blement les vents enra-ragés de ta lettre sont en fait des ou-ouragans.

Viens te poser près de lui, une main tendre tendue pour remettre de l'ordre dans ses cheveux, lissé les plis malmenés de la chemise.

— Depu-puis quand verses-tu dans l'aéro-rokinésie ?


Pas depuis très longtemps, on le craint. La question étant plutôt pourquoi, en vérité. Mais chaque chose dans son temps.

Il découvre une extension de lui-même, jusque-là étrangère, jusque-là cachée. Comme la découverte d'un nouveau membre, d'une nouvelle partie de son corps avec laquelle on doit s’accommoder. C'est un nouvel apprentissage, peut-être trop grand pour Susan. Demande de bousculer les bases, d'aborder la nouveauté comme normalité. Tu sais comme il peut être angoissant de se retrouver avec une partie de soi qu'on ne comprend pas, qu'on ne maîtrise pas. Et tu sais, Charline, mieux que n'importe qui, comment l'angoisse peut se faire tueuse, comment la peur peut se faire meurtrière. Ainsi naît l'empathie, petit être si précieux Susan, que la vie confronte à de nouveaux défis. Tu n'as aucun pouvoir pour l'en préserver, mais tu peux accompagner et soutenir. C'est ce que ferait une mère, c'est ce que ferait une famille. Et tu as comme une envie de normalité pour lui.

— L'un n'inva-valide peut-être pas l'au-autre, tu sais ? L'aé-rorokinésie a un vaste cham-champ d'action, tu pou-pourrais trouver une fa-façon de le pratiquer qui re(rejoins tes activités actuelles.

Tendre sourire, alors que tu redresses une chaise ici, une boite là. Remets peu à peu de l'ordre, car tu sais comment l'ordre apaise, comment le cadre préserve. Petite prison, aussi contraignante que la poudre parfois, mais tout aussi efficace. Recréer l'environnement dans lequel on se sent bien, pour calmer les élans dévastateurs du trop-plein d'émotion. Range, remets de l’ordre, tout en répondant aux questions.

— Jamais ri-rien n'arrive sans raison, pas dan-dans ce domaine du moins. Je ne suis pas sû-sûre cependan-dant qu'il soit pertinent de te deman-mander pourquoi ce don est ven-nu à toi. Je pense que plu-plutôt d'en chercher l'origine, tu ferais mi-mieux de te deman-mander quel genre d'utili-lisation tu pourrais en fai-faire. De la même façon que tu a a-appris à mar-marcher, écrire ou mêm-me parler, il va te fa-falloir apprendre à u-utiliser ton don d'une façon qui t'est utile.

Dispense la leçon magistrale, même si tu penses que tu ne lui apprends rien de bien nouveau. Mais il est parfois bon de balancer à voix haute un peu de logique. Et après un peu plus de rangement, tu te redresses, approche, maternelle, Charline, quand tu tends les mains.

— Et je pe-peux t'y ai-aider. Tu as accomp-pli tant de cho-choses déjà, pou-pourquoi cette fois serait diffé-fférente ?

Utile, oui. Car il y a une utilité à tout. Il y en a également une à ce don, tu en es persuadé. D'un même objet, d'une même capacité, on peut tirer nombre d'effets. Aucune chose en ce monde n'est mono tâche. Les utilisations se multiplient, se détournent, c'est ce qui rend chaque invention si riche, chaque découverte grande. C'est ce qui rend le monde dangereux aussi, mais tu imagines que l'un ne va pas sans l'autre, que c'est peut-être une question d'équilibre. Le monde est gris et pour un peu de lumière, un peu d'ombre vient aussi. Le tout est de savoir doser pour ne laisser ni l'un, ni l'autre, prendre le pas.

— Viens t'asse-sseoir avec mo-moi, Susan.

On est bien mieux ainsi pour parler. Chers enfant, petit goût de nostalgie en bouche. Tu avais renoncé à l'idée de lui apprendre de nouveau. Susan adulte, le petit garçon au visage rond d’antan était homme à présent. Grandis, grandit encore, et tu as pensé, à tort, qu'il avait fini d'apprendre, que tu n'avais plus rien à lui apporter. Un plaisir un peu égoïste, Charline, de te dire que même tant d'année plus tard on peut renouer comme avant. S'asseoir l'un en face de l'autre pour discuter, faire ce que tu aimes le plus au monde, lui amener des pistes de réflexions via le dialogue, le guider afin qu'il puisse trouver sa solution.

Tu te poses, gracile sur les sièges fraîchement redressés. Attends après lui, de nouveau professeur Charline, de nouveau éducatrice. Tout cela avec celui que tu aurais volontiers adopté pour le nommer Dodgson si tu avais eu un peu plus de folie, un peu plus de courage.

— Tu le sai-sais, je ne suis pas des plus dou-douées avec la prati-tique. Je connais la théorie cepen-pendant. Dis-moi, Susan, qu'attends-tu de ce nou-nouveau don ? Quelles sont tes espé-pérances ?

Des mots justes, qui font sourire. Souffle discret d'un rire. Oui, nous sommes nombreux à subir nos propres tempêtes. Nous avons tous dans le cœur des orages indomptables et indomptés. Comment les gérer ? Comment les rendre brise ? Comment les évacuer, comme il dit. Tu ignores la réponse, tu te demandes s'il n'y a pas personne plus mal placée que toi pour aborder le sujet. Ah, Susan, une mère, devrait être parée à toutes les questions, devrait pouvoir fournir toutes les réponses. La vérité, Susan, c'est que les mères improvisent comme improvisent les enfants. La vérité, Susan, c'est que les mamans sont aussi ignorantes.

— Tu me deman-mandes là des soluti-tions à un problème que je traîne depuis plusieurs si-siècles. Je pense, Susan, qu'il n'y a pas de sol-lution. Les vents font pa-partie de nous.

Ils nous oppressent, régissent nos vies, les rendent insupportables au possible. Ils sont nos dictateurs, nos censeurs, nos prisons, nos armes et nos guerres. Mais peut-être que partager nos expériences permettra de trouver de quoi contenir, apaiser l’élément de la liberté, l’élément qui ne répond de rien ni de personne.

— J'ai longtemps cher-cherché un moyen de dompter ma pro-propre tempête. Susan, je ne te l'ai ja-jamais dit, par honte. Je voudrai-drais te l'écrire, mais j'ai trop de res-respect pour toi, tu as le droit d'enten-tendre la vérité à voix haute. À force de me ba-battre et de m'épuiser à la faire, j'ai choi-choisi la solution de facili-lité. J'ai consommé en abon-bondance de la poudre. Pour calmer la tem-tempête, j'ai choisi de me sabo-boter moi-même.

Car si le réceptacle n'est pas en état, la tempête ne grondera pas. Car elle est dépendante de nous, de même que nous sommes dépendantes d'elle. La tempête à besoin de nous. C'est ce que tu as fini par comprendre. Et tu te demandes... Est-il déçu ?

— Vois-tu, les ven-vents ne sont pas sans limites. En vérité, ils ont une fai-faiblesse. Ils dépendant de nous. Si le corps ou l'es-lesprit ne répondent plus, les vents ne peu-peuvent se faire entendre. L'alcool, la pou-poudre, les maisons de plaisi-sir, tout cela existe pour faire tai-taire la tempête avan-vant qu'elle n'éclate. Mais ce n'est pa-pas une solution vi-viable. La dépendan-dance à un prix que perso-sone ne mérite de payer. Je voudrais que tu trou-trouves une solution au-autre. Une solution qui n'impli-plique pas de faire tai-taire le vent via une dro-drogue, quelque qu'elle soit.

Mais existe-t-elle seulement ?