Combien de temps ? Combien de jours ? Peut-être même combien de semaines ? Tu avais arrêté de compter, l'absence qui se creuse, mais qu'on n'assouvit jamais. Parce qu'il y avait tant à faire, tant à accomplir pour se garantir un avenir possible à deux. Tu avais abattu des murs, noyer des dizaines, centaines d'heures dans la recherche où le "oui" qu'il espérait serait viable. Un sacrifice que tu avais consenti à faire, car il était pour le meilleur, car il était pour lui. Mais Wonderland a toujours aimé mettre à sang tes plans. Wonderland à toujours aimé se jouer de tes ambitions. Alors que l'aube ne s'est pas encore levée, alors qu'un géant échoué par en poussières sur les plages, que le Temps revenu, qu'on a les cendres d'un enfant sur les mains, tu franchis la porte du bureau, pieds nus, tes chaussures depuis longtemps abandonnés sur un tapis quelconque à l'entrée de la mairie. Tu te glisses contre ce maudit canapé, contre lui, souffle chaud contre sa nuque. À la fois lucide et ailleurs, prononce au creux de son oreille.

— Épou-pouse-moi.

Puisque que tout est vide de sens, puisqu'on est que rôle destiné à voir les tombés de rideaux, puisque nos quêtes se solderont toujours par la mort des autres à quoi bon attendre ? À quoi bon se démener dans le vide ? Puisque que notre temps est limité, puisqu'il le sera toujours, au diable demain, au diable l'avenir. Le présent, juste le présent.

— Je n'ai enco-core rien dit.

Et tu n'en a pas l'attention. Le canapé, le combat vain contre son zèle, sa course contre les secondes, tout ça te semble anecdotique, sans importance. Rien de plus que des détails dont on se fout, parce qu'ils éclipsent l'essentiel : à savoir lui. Tu te serres un peu plus contre son corps, respires les flagrances dont tu es en manque. Est-ce qu'il sait ? Pour Marmoreal ? Pour le garçon ? Très certainement, on a dû le lui rapporter. Est-ce qu'il sait ? Pour Time ? Pour ses enfants ? Pour la vulgarité de vos existences ? Tu ne sais pas. Une partie de toi ne veut pas savoir. Ton cœur encore trop à vif. C'était une chose de se considérer comme marionnette, une autre de comprendre qu'on en était réellement une. Un simple jouet sophistiqué. Une "créature", comme avait dit Time. La famille une illusion, vos vies une illusion. Rien que des poupées trop modernes. Non, non, ne pas y penser.

— Tu me man-manquais.

Pas tellement un mensonge. Pas toute la vérité non plus. Trop honteuse encore pour lui expliquer que tu as besoin de le sentir pour t'ancrer dans cette réalité, pour ne pas laisser les mots de Time te consumer, pour ne pas laisser Mad gagner.

— Ces dernières semai-maines n'ont pas été de tout re-repos.

Tu imagines que les siennes non plus. Et tu dis, que débarquer au milieu de la nuit pour réclamer de l'attention est bien immature. Mais qu'importe.

— Laisse moi ju-juste rester, rien que ce soi-soir. Demain, je te laisse-laisserais retourner à tes plans et je retou-tournerai aux miens. Mais ce soir, je veux juste re-rester comme ça. Ce soir, je veux juste être Mada-dame Belgrade qui vient retrou-trouver son mari après une longue, très lon-longue journée de travail.

Docile, portée, te laisse bercée par ses bras. Comme il est bon d'être là. Ferme les yeux contre le cocon qu'est son épaule. Ne voudrait qu'il ne dise rien, qu'il ne se passe rien. Juste se figer dans le temps, pour ne jamais voir demain et ses possibles déceptions, pour ne pas se souvenir d'hier et de toutes ses occasions manquées. Mais tu le sais, Charline, qu'Esthef se fera curieux. Parce que ça te concerne, parce que dans le fond et malgré son œil en moins et ses cheveux noir, il n'en reste pas moins cette caresse de soie si tendre à ton cœur, si nécessaire aujourd'hui. Bien que tu ignores si, là encore, tout n'est que scénario et écrit. Mais est-ce que cela rend tes sentiments illusoires pour autant ?

Alors échouée sur le lit, t'attend la question fatidique, l'entend, et te pressant un peu plus contre lui, tu y réponds.

— Je veu-veux que tu restes là. Je suis épui-puisée, voilà tout. Je savais que je partai-tais en guerre contre un colo-losse, je ne savais pas cependant qu'il était aussi gran-grand. Je perds foi, par-parfois. C'est ce qu'il se pa-passe aujourd'hui. Mad et Time... Ont creu-creusés nos différen-rences et je perds foi. Je vou-voulais être une personne, mais à cha-chaque fois que je touche du doigt l'illu-llusion d'en être une, ils s'arran-rrangent pour la détruire. J'ai lancé des dis-discours enflammés pour pas grands cho-choses. Je suis fatiguée. Mon créateur n'est pas seu-seulement fou, il est cruel.

Créateur. Plus papa, plus parent. Parce qu'au final, nous ne sommes nées de rien. Parce qu'au final, nous sommes tous semblables à des meubles sophistiqués, rien de plus, rien de moins. Peut-être était-il vain de revendiquer nos droits. Mais tu ne veux pas y penser, Charline, te contente de te serrer un peu plus contre lui. Tu finiras par te battre de nouveau, puisqu'il le faut bien. L'esprit de rébellion est peut-être écrit, lui aussi, mais ne pas en faire preuve, c'est comme mourir. Et tu ne veux pas, pas encore, pas tout de suite. La seule chose que ni Time dans sa vérité, ni Mad dans sa folie, n'ont pu étouffer. Vivre, Charline, tu as faim de vie.

— Mais ce-cessons d'en parler. J'ai quelque chose d'auda-dacieux à te demander. Mais je ne sai-sais pas si tu le veux toujours, toi au-aussi, tu es en guerre après tout. J'ai hâte que tu le con-conquiers, ce foutu mon-monde, d'ailleurs. Peut-être pou-pourrions-nous être en-enfin en paix.

Tu esquisses un sourire, Charline. Coucher ses révélations alors qu'il est au bord du sommeil n'est peut-être pas judicieux. Il peine à comprendre, mais comment lui en vouloir ? Même les esprits les plus éveillés peine à comprendre aussi. Tu peines à comprendre aussi. Mais il y a le doute, le doute qui rend fou, qui questionne tout. Lys t'as dit que tu réfléchissais trop. Oui. Oui c'est très juste. Seulement que serais-tu sans tes questions et tes réflexions ?

— Hmmm co-comment te le dire ? Je me suis tou-toujours sentie esclave, poupée, jou-jouet. Un jouet très évolu-lué, capable de parler, de marcher, d'agi-gir, mais un jouet quand mê-même. Je reste un scéna-nario, je reste des mots sur une feuille de pa-papier imaginaire. Alors je me suis pri-prise à rêver d'être comme vou-vous, comme toi. Ne pas être des mots mai-mais être quelqu'un. Je voulais être plus qu'un jou-jouet. Je suis un peu comme ce petit pantin en boi-bois des contes pour enfant. Tu sais, celui qui rê-rêvait d'être un petit garçon ?

Tu es presque sûre de le lui avoir conté autrefois.

— En vi-vivant parmi vous, en étu-tudiant, je pensais pou-pouvoir apprendre être moi, juste mo-moi. J'ai même réussi, par-parfois, avec toi nota-tamment, à me sentir... Hu-Humaine ? Mais Time a se-semé le doute et Mad au-aussi. Time a dit que j'étais une cré-créature, que Mad était a-assez tordu pour créer que-quelque chose incapable de s'expri-primer. Je pensais que no-nous étions semblables, que nous éti-tions famille. Mais je me suis ren-rendu compte que nous n'éti-tions que des expérimen-mentations pour lui. Time n'est ni mon frère, ni mon on-oncle, ni quoi que ce soit. Je ne suis pas sa ni-nièce, pas sa sœur, rien. Ça m'a noyé dans l'angoi-goisse.

Alors tu étais venue. Te lover contre lui, retrouver sa chaleur. Pour te sentir humaine de nouveau Pour te sentir se "moi" dont tout le monde se moque. Et tu te demandes, si Opal trouve dans Dundee quelque chose de similaire. La certitude d'exister à cet instant T. De ne pas être ni pantin, ni outil. D'être Opal, juste Opal, sans toutes ces aberrations de lapin, de chapelier et de dodo.

Face à lui, tes doigts qui parcourent la peau tendre de ses joues. Tu ne veux plus être jouet, tu ne veux plus être dodo. Tu ne veux plus être créature.

— Non, je ne ve-veux pas ton œ-œil, Esthef. Je ve-veux ta main.

Rire sincère entre tes lèvres. Merde, tous est si simple au travers de ses yeux. Tu le sais pourtant complexe, Esthef. Tu le sais contradictoire, tu le sais changeant. Tu le sais humain, comme tous ses paires, il réfléchit, réfléchit plus que de raison. Mais quand c'est toi, quand c'est vous, c'est simple, immédiat, basique. Ça tombe presque sous le sens, comme une évidence. Tu pourrais te vexer, mais dans le fond, c'est peut-être ce que tu as envie d'entendre. Que tout ça n'est pas si compliqué, que tout ça est du registre de la connerie.

Alors tu souris, Charline. Les mots te touchent. Famille, c'est un mot qui te plaît, qui sonne bien, qui sonne doux. Famille, c'est le mot qui t'a fait rejoindre l’œil, affronter Juliette, affronter tes créateurs. Famille, c'est le mot qui causera très certainement ta perte. Mais qu'est-ce que tu peux bien en avoir à faire ? Famille. C'est un mot qui mérite qu'on se tue et tue pour lui.

— C'est d'a-accord.

Ses doigts dans les tiens, sa paume sur ta bouche. Tendre baisé, des fois tu te dis que tu aurais aimé le courtiser comme ça. Baise main, genoux à terre, bouquet de fleurs, déclaration pleine de bégaiement. Et souvent, tu te dis qu'il faudrait arrêter de trouver des excuses à tout pour au final ne rien faire. Alors tu te lèves, Charline. Te redresse sur le lit, sa main toujours dans la tienne. Pose genou à terre, solennelle. Tu n'as pas de bague, pour faire comme toutes les autres fois. Tu n'as pas préparé cet instant, comme toutes les fois d'avant. Folie et pure improvisation, mais cette fois-ci tu n'as pas peur d'être éconduit.

— Esthef Belgar-garde, auriez-vous l'infi-finie bonté de faire de mo-moi votre ma-marié(e) ?