Affamé tu ne le caches pas, ça fait un moment que tu n’as pas profité d’un bon repas. Tu en as assez de manger la même chose à chaque fois, tu veux de la viande fraîche, te repaître de n’importe quel type de chair. Tu n’es pas difficile et tu ne caches aucunement tes trop nombreux vices quand il s’agit de consommer tout et n’importe quoi. Errant dans les rues d’Halloween City tu restes à l’affût, bien caché derrière ta couche de vêtements pour te fondre dans le décor.

Loin du casino tu te sens un peu vulnérable, tu te sens même observé, chacun de tes pas semblent être enregistrés et ça te pousse à bifurquer et à te montrer imprévisible alors que rien ni personne ne semble te vouloir du mal pour le moment. Sous ton masque, on entend ta respiration qui se fait de plus en plus forte. Ce n’est pas la peur qui te dévore, c’est tout autre chose, un sentiment complexe que tu n’arrives pas à décrire. Et quand tu fermes les yeux tu sens quelque chose d’autre, comme si quelque chose tentait de se loger dans un coin de ton esprit.

Ça doit être l’odeur de sang frais qui l’attire.
Mais tu n’aimes pas les intrus.

Un frisson t’envahit alors que tu prends une autre rue. Il y a des boucheries peu regardantes de leurs clients ans cette ville chaotique, et c’est ça qui est plaisant, tu ne sais jamais à quoi t’attendre. Finalement tu t’arrêtes devant une boutique qui sent le sang à plein nez. Même derrière ton masque l’odeur te monte au nez, et tu en salives déjà d’avance. Toi qui pensais que ça allait être une simple course comme une autre, quelque chose te dit que ce sera très différent.

Un pas, puis deux, tu rentres dans la boucherie, tu t’approches du comptoir.
Personne ? Ils doivent être dans la chambre froide.

Dans un grognement tu attends, patient, de pouvoir voir celui ou celle qui s’occupe de ce charmant endroit. Tu en profites pour détailler l’endroit, tes yeux se baladant ici et là. Il n’y a pas grand-chose à dire, parce que le plus intéressant doit se trouver derrière.

« … Viande. », c’est tout ce qui sort d’entre tes lèvres, tu te sens pathétique et pourtant, c’est justement pour ça que tu es là.

Sors de là brave bête, fais-lui face.

La lame tranche, claque d’un coup sec contre le comptoir. D’une main ensanglantée tu viens tirer une taffe sur ton joint en le salissant au passage. La fumée s’échappe d’entre tes lèvres avant de le pincer à nouveau et trancher un nouveau morceau que tu pousses loin de la planche à découper. Parfois ton regard se lève sur les quelques passants s’arrêtant devant ta boutique avant de repartir, de quoi t’arracher un petit soupir. Tu es déjà dans ton monde, loin à cause de ce joint te faisant tourner la tête.

Mais tu continues, ta main relevant ton couteau pour s’abattre dans un automatisme presque malsain. Tu es précise, robotique, l’os craque, le nerf résiste mais tu ne continues sans la moindre gêne. L’odeur de sang frais finit par te monter au nez, se mêlant à l’odeur d’herbe imprégnant déjà tes vêtements. Puis finalement la tête te tourne un instant ; forcée de cesser ton activité tu plantes la lame contre le bord de ton comptoir pour récupérer les pièces fraichement dégoutées et les exposer derrière la vitre les séparant des clients avant d’attraper ce qu’il te restait encore à faire pour tourner les talons et t’échapper à l’arrière du magasin, dans la chambre froide où tu gardais les morceaux dont tu devais encore t’occuper et les commandes que tu avais enfin reçues ce matin.

Le cliquetis de la porte d’entrée a attiré ton attention, te faisant hausser un sourcil sans pour autant te presser. Tu es ailleurs, plus occupée à accrocher la viande au crocher encore vierge qu’à servir le client dans l’immédiat. Il n’y a qu’un félin qui vient se hisser sur le comptoir pour l’accueillir d’un ronronnement. Sa queue fouettant l’air, ses deux paires d’yeux verts le jaugeant il l’observe d’un air presque inquisiteur mais surtout curieux.

Tu t’acharnes sur la dernière taffe de ta cigarette roulée et tu repars, t’essuyant les mains ensanglantées sur ton tablier tu sors de l’arrière-boutique pour te présenter à ton client, la voix rauque et fatiguée en passant même un revers de la main sur ton visage pour y laisser une légère trace de sang par inadvertance.

« Bonjour, que puis-je faire pour vous ? Vous avez déjà fait votre choix ? »

Récupérant ton chat tu lui caresses le dessous du menton avant de le reposer au sol et l’envoyer faire sa vie pour pouvoir t’avachir sur celui-ci et observer la créature masquée se tenant devant toi.

« Vous m’avez l’air bien … affamé ? »

D’un simple coup d’œil tu balayes toute la pièce, le regard très vite attiré vers un félin qui vient t’accueillir en premier. Tu pourrais avoir un mouvement de recul mais tu restes droit dans tes bottes, impassible face à cet animal complètement à l’opposé de ce que tu crois être. Certains pourraient trouver le chat mignon, mais toi tu es follement neutre, plus occupé à retenir ton envie de passer la main derrière le comptoir pour t’emparer d’un morceau taillé dans une viande à l’origine douteuse. Pourtant ça ne te ressemble pas trop, tu préfères largement l’animal à l’homme.

Finalement quelqu’un pointe le bout de son nez et tu déglutis, tu reprends petit à petit tes esprits en te secouant la tête. Un peu pris au dépourvu tu frissonnes et tu t’approches encore du comptoir pour poser les yeux sur ce qui est déjà proposé. Tout te fait envie, ça te ferait vraiment plaisir un bon repas pour te remplir la panse. Tu réfléchis et tu viens poser ton poing sous ton menton dissimulé.

« Vous… Pardon je suis un peu confus. »

Personne n’est là pour dicter ce que tu dois faire, tu les sens tous occupés à faire autre chose. L’esprit calme tu n’as pas de pensées parasites et tu reprends du poil de la bête en te penchant vers tous ces beaux morceaux. Tu pourrais presque en baver mais ce serait dommage de te salir derrière ton masque alors tu hésites encore, haussant les épaules.

« Quelles sont vos plus belles pièces ? Et… Et d’où vient la viande ? »

En vérité, tu t’en fiches. Aussi étrange soit-elle, si on tente de te refourguer des restes d’anciens emmerdeurs, ça t’importe peu. Pas de gaspillage, c’est ce que tu t’es toujours promis. Tu en profites pour la détailler, derrière tes verres teintés elle ne remarquera rien. Tu observes ses mains pleines de sang, puis tu relèves les yeux vers les siens, tu te balades ici et là et finalement tu reposes ton regard sur le petit chat. Une pulsion te prend, tu as envie de le prendre avec toi. Dans tes bras au début, peut-être avec toi si tu oublies qu’il ne t’appartient pas.

« Il s’appelle comment ? »

Tu ne le lâches pas du regard, un peu perturbée par son accoutrement ne te mettant absolument pas en confiance. Les sourcils froncés, tes doigts glissant sur le manche sali de ton hachoir tu restes sur tes gardes en voyant sa tête baissée vers tes pièces coupées du matin même. Tu attends, nerveuse en attrapant un autre de tes couteaux pour le ranger à l’arrière du comptoir. Tu vois bien que quelque chose ne tourne pas rond chez lui ; sa confusion te fais te poser des questions ; trop bien habillé pour un mendiant, pas assez pour être de la haute. Impossible qu’il soit du Royaume de Cœur, tu cherches, s’il venait de là ce n’était pas de Crims, peut-être des campagnes désertiques ?

Secouant la tête tu chasses tes raisonnements, s’il n’était là que pour de la viande tu n’avais pas de raisons de t’inquiéter de la sorte, pas vrai ? A sa question tu observes tes pièces, tes lippes s’étirant dans un petit sourire en passant une main sous la vitre protégeant les morceaux des mains envieuses pour les pointer une à une.

« Bovins, Caprins, Cervidés, Équidés, Porcins même. Je me fais livrer d’un peu partout dans Wonderland et je choisis les meilleurs élevages possibles. » A la fin de ta phrase on peut entendre un peu de dégoût, la méprise se lisant sur ton visage alors que tu continues en soupirant. « Le Royaume de Cœur sont de bons éleveurs, contre un bon prix ils livrent rapidement les meilleures pièces, mais tant que la qualité est là je prends. » Ta main se perd, délaisse la viande et retourne sur le comptoir pour se poser sur le hachoir. « Pour les meilleurs clients on peut même envisager plus. » Encore un changement de ton, comme un léger murmure à peine audible. « Lagomorphes, par exemple, ou plus en fonction du client. »

A ton regard peut-être comprendra-t-il. Portant une main à ton petit chat tu viens gratouiller l’arrière de sa tête, juste entre les oreilles pour le faire ronronner et remuer la queue avant qu’elle ne pende sur le bord du comptoir.

« Monsieur le Chat. C’est lui qui surveille la boutique quand je suis dans les chambres froides. Mais du coup vous venez plus pour acheter ou … pour commander ? »

Dans tes pensées tu réfléchis, tu frissonnes même devant tant de viandes. C’est vraiment un endroit où tu te sens bien, où tu sens que tu peux évoluer sans qu’on vienne tenter de prendre ta place. Enfin c’est ce que tu penses, mais tu sens un intrus avec toi, qui se tient prêt à te faire des commentaires si tu fais quoi que ce soit de déplacé. Tu fais quelques brefs allers-retours, un peu impressionné par la gérante, puis par le chat qui t’intéresse de plus en plus.

N’y pense même pas.

C’est ce qu’on te dit, et tu n’aimes pas qu’on vienne interférer avec tes pensées. Tu as horreur quand tout se mélange et quand vos goûts se perdent. Pourtant tu gardes le chat avec toi, le temps qu’il se décide de partir de lui-même et de retourner sur le comptoir. Tu soupires, tu prends une grande inspiration dans ton masque et… Tu la retiens un moment. C’est vraiment étrange d’être là. Tu ne sais pas si c’est de l’anxiété que tu ressens ou tout autre chose, mais ça te laisse une sensation très désagréable.

« D’accord, je vois. Mais comment ça, envisager plus ? »

Tu fais quelques pas, tu réfléchis. Tu ne sais déjà pas quoi prendre, mais plus le temps passe, plus la douce odeur de sang t’ouvre l’appétit. Ça empeste dans ton masque qui est plus là pour protéger les autres qu’autre chose, et ça ne veut pas partir. Ça te rappelle… Beaucoup de choses. Et rien à la fois. Parce qu’avec tous les efforts du monde, tu ne te souviens plus trop de ton ancienne vie avant d’atterrir ici.

« Je suis plutôt là pour acheter. Vous prenez juste de l’argent, c’est ça ? Je sais que certains marchands préfèrent recevoir quelques services. »

Faire la plonge, n’importe quoi, tant que c’est utile (ou tant qu’ils s’amusent) peu importe. Tu es cellui qui fait tout, tu n’as pas tendance à vouloir négocier la façon de payer. Si elle veut de l’argent, elle en aura, et voilà. Tu observes toujours le chat, tu viens même passer un doigt ganté le long de sa queue pour le faire réagir.

« J’aime bien quand c’est tendre, coupé au milieu du muscle. Mais après je ne suis pas difficile, je peux prendre ce qui se vend le moins. Je n’aime pas le gâchis. »

L’envie d’en apprendre plus sur elle te pique, c’est toujours comme ça. Mais tu veux garder ta salive. Mais d’un côté, ce serait dommage de repartir juste comme ça. Tu peux avoir l’occasion de la connaître en revenant à plusieurs reprises, mais qui sait, tu seras peut-être ailleurs un long moment avant de pouvoir retourner ici.

« Et ça vous plaît, tout ça ? »

Il y a cette aura étrange qui émane de lui, presque terrifiante et oppressante. Mais tu ne dis rien, impassible en observant Monsieur le Chat ronronner doucement dans ses bras avant de revenir poser ses petites pattes sur le comptoir et remuer sa longue queue avant de la laisser pendre en s’asseyant pour commencer à faire sa toilette.

« Envisager plus ça veut pourtant dire ce que ça veut dire. J’ai tendance à vouloir fidéliser mes clients alors s’ils veulent de la chair plus difficile à trouver … ou moins légale, on peut s’arranger. »

Un haussement d’épaule t’échappe tandis que d’une main tu viens trancher un nouveau morceau de viande commandé. Malgré ta fine carrure tu n’as jamais eu de difficultés à te fournir auprès des pires receleurs des quartiers voisins : contre quelques pièces tu pouvais faire taire les curieux et récupérer bien des horreurs dans ton arrière-boutique.

« Sauf si vous avez autre chose à me proposer oui. C’est l’argent qui paie le reste de ma bouffe, pas le reste. »

Mais s’il arrivait à être assez imaginatif ce n’était pas forcément perdu d’avance ; en fonction de son domaine de prédilection peut-être pourrait-il se montrer utile. Après tout tu avais beau avoir l’habitude de travailler seule tu ne disais pas non à un peu de main d’œuvre pour t’aider à l’entretien des lieux.

« Pourquoi cette question ? Vous cherchez du travail ? »

Écoutant ses préférences tu choisis méticuleusement les morceaux qu’il te décrit, vérifiant l’état de chaque partie en posant sa commande dans un coin. Parfois tu t’arrêtes, réfléchis, hésites et rajoute quelques bouts moins nobles que tu ne lui conteras pas dans l’addition – de toute façon tu n’allais jamais réussir à les vendre.

« Très sincèrement c’est pas un métier de rêve mais on fait avec ce qu’on a. » Un regard vers le félin qui reporte son attention sur ton client en se redressant pour essayer de suivre le mouvement de sa main et se frotter contre en quête de caresses et attention. « Le plus dur c’est d’encaisser les remarques des gros lourds qui se pensent meilleurs que vous, sous prétexte que je suis petite et fine. »

À ta voix on comprend ton agacement, ton poignet venant trancher un dernier morceau se montrant beaucoup plus sec pour te calmer. Tu souffles, détends tes muscles et forces un sourire à ton interlocuteur.

« Et vous ? Vous faites quoi dans la vie ? Vous êtes d’ici ? Ce n’est clairement pas le meilleur lieu pour faire du tourisme si vous voulez mon avis. »