Dans la poussière où la tête avait roulé, le temps avait fini par ériger un nouveau corps, comme venu de rien. L'enveloppe était nouvelle, le genre et les traits, différents ; là où l'esprit demeurait le même, fort des mêmes souvenirs, forgé aux mêmes augures. Des millénaires de vie rendaient le processus presque habituel, mais pas moins pesant pour autant : une renaissance n'est pas anodine.

Il s'était suffi de quelques temps pour qu'il se fasse à ce nouveau genre, se conforme à faire rouler le masculin contre sa langue et imprime en son esprit séculaire ces traits étrangers qui étaient désormais les siens. Si ses passages devant les miroirs donnaient lieu à des contemplations songeuses, rien n'amoindrissait sa rage d'avoir été exécuté avec une telle désinvolture. Cette exaction se paiera : l'éternité promet bien des choses, et parmi elles la garantie d'une vengeance longuement ourdie.

En ressassant le souvenir du coup de lame fatal, ses lèvres se pincent, en proie à un déplaisir presque palpable que son prénom – l'ancien, du moins – finit par briser. Le regard se lève sur des traits aussi connus que reconnaissables, et pourtant, tirés, abîmés. C'est la peine, avant toute chose, qui enroule sa gorge, jusqu'à ce que s'en extraie une voix presque étrangère dans sa nouveauté, grave, posée.

Ton humour est aussi peu vaillant que toi, mon ami.

Un sourire tâche de se glisser sur ses lèvres, sans lumière ni substance. Les pensées sont trop fades, alourdies par cette fatigue et ces marques que tu portes. Serait-ce de la culpabilité qui trace son chemin au creux de ses entrailles ?

C'est Jubhair, désormais, corrige-t-il. Tu n'es pas sans savoir, je suppose, que ma précédente incarnation a connu une fin ... brutale.

À cette évocation, les dents se serrent. C'est que l'oiseau de malheur a la rancune tenace. Puis un soupir lui échappe, empli de désolation et de bribes d'excuses imprononcées.

J'ai eu vent de ta libération il y a peu. J'aurais dû te visiter, mon ami, mais nul ne sait pourquoi je n'ai pu m'y résoudre.

La peur, sans doute – la peur de demander pourquoi et d'en entendre la raison.

Des échos, c'en sont mille qui ont résonné ce jour-là, lorsque les lames ont pris la place des mots et qu'il n'y a plus eu de raison, juste des affrontements, secte contre cartes. Le souvenir le rend amer, et ses derniers instants dans sa précédente incarnation – ces quelques centièmes de secondes qui ont succédé au coup fatal – restent gravés dans sa mémoire, y faisant brûler le feu de la rancœur et le désir de vengeance. Tôt ou tard, il fera payer à son bourreau non seulement son geste mais surtout la candeur avec laquelle il a été prodigué : une insulte à son importance et à son éternité.

J'espère bien qu'ils l'étaient, cingle-t-il, hargneux. S'ils avaient été plus nombreux, et plus efficaces, nous ne nous serions pas ridiculisés.

La mission première, en réalité, avait été un succès : l'enfant royal était bien parvenu au palais, et le croquemitaine avait retrouvé son domaine en ayant appris à ne pas prendre la Reine Rouge à la légère. Toutefois, il ne pouvait pas s'empêcher de considérer comme un échec son seulement sa propre mort, mais l'entièreté des dégâts essuyés par l'armée de Cœur – une injure à la grandeur du royaume, à ses yeux, d'autant plus large que ces idiots de sectataires se sont amusés à les mettre en déroute.

Et puis les mots tombent, plats comme une sentence et pourtant pleins de vérité. Une ombre passe sur son visage, mélange de peine et de confusion. Oui, c'est de ça dont il s'agit en réalité : il a fait le choix de l'obéissance, de la loyauté, au mépris de votre amitié lorsque celle-ci s'est révélée dangereuse.

Ça l'est.

Trop tard pour s'en soucier, sans doute. À des yeux qu'il a préféré fermer par confort les marques sont visibles, et inconfortables, réminiscentes de sa lâcheté, témoins d'une cruauté qu'il connaît bien mais qui, cette fois, dérange.

J'ai manqué de courage. Je crois que je n'ai pu me résoudre à te demander pourquoi.

Pourquoi cet éclat de colère, pourquoi cette insubordination ? Que s'est-il passé pour que le champion de sa Majesté se retourne contre elle ? Imperceptiblement, la voix se baisse, presque murmure devant l'empreinte des sévices.

Te l'a-t-on fait oublier ?

La vacuité de la question le frappe, soudain. Non, bien sûr que non, l'intention n'aurait jamais été que tu oublies – comme le Bandersnatch n'oubliera jamais ni sa place ni sa captivité. Mais même sans avoir été présent, il devine comment se sont passées les choses, connaît sa Reine : la souffrance a dû être au-delà des mots. Tu aurais pu être humain, tu sais, laisser ton esprit se fondre dans la douleur afin qu'il se détache de la faute qui l'a induite en premier lieu. Peut-être est-ce ce qu'il aurait espéré ? Car il savait, et a laissé faire. A renoncé à un pouvoir qu'il ne possédait sans doute pas. Une marque de lâcheté supplémentaire, brûlante à son désarroi. Il a choisi, oui, mais la culpabilité demeure. Le regard se dérobe, vient se planter sur le côté, assumant presque sa honte. Toi que l'éternité a érigé comme un de ses plus précieux proches, il t'a abandonné dès que tu t'es détaché de tes allégeances.

En effet, répond-il en hochant la tête, un peu gêné. L'agitation a été grande, à ce moment-là. Même sa Majesté s'est interposée pour protéger sa sœur.

Quelque chose dans cette déclaration navrée l'interpelle. Et cette désolation vide le heurte, lui qui t'a connu si fougueux des siècles durant. Son nouveau nom glisse sur ta langue, étranger et familier à la fois, marque légère de cette proximité millénaire qui vous lie. Les bras se croisent avec une pointe de défiance, tandis que les sourcils se froncent.

Bien entendu. Cela change tout même.

Un léger silence flotte, avant qu'il ne se résolve à poser cette question qu'il aurait dû oser déjà bien avant.

Tu dis que tu n'étais plus conscient. Cela signifie qu'il ne s'agissait pas d'une attaque délibérée ?

Qu'il ne s'agissait pas d'une trahison ?

Dans cette poitrine qui supporte des bras croisés, presque défiants dans l'ombre de leur crainte imprononcée, le cœur bat avec la fébrilité des questionnements, incapable de savoir que croire. Tu te trompes, lui dit-on, et les côtes essuient un soubresaut dont la poigne amère s'étend jusqu'aux entrailles, pétries de déception. Tu te trompes, lui dit-on, et ses espoirs se meurent comme fleurs en automne, abattus, remplacés par la désolation de devoir reconnaître l'erreur d'un ami, de devoir l'en accuser, de devoir réformer son attitude en fonction de ce que ses allégeances exigent.

Dans le silence des non-dits les yeux s'entrecroisent, comme cherchant des réponses chez l'autre, malheureusement trop évidentes pour être conservées autant en vue – non, ce doit être dans le cœur qu'elles reposent, derrière les barreaux de l'ego.

La question le surprend, inattendue, et il hausse les sourcils avant de s'employer à te répondre.

À comprendre, mon ami.

Un instant, la simplicité de ses mots l'étrangle : l'esprit réclame plus, lui qui entend résonner les interrogations et les doutes qui se bousculent.

Je veux savoir si dans ce que tu as fait, il y avait ton cœur et ton intention. Je veux savoir si ...

Hésitation. La voix se suspend, avant de reprendre.

Si tu as trahi. Sciemment.

Le mot est difficile à énoncer. Rude, et trop plein de conséquences auxquelles il ne souhaite pas se confronter. Les lui épargneras-tu ?

Le mot franchit tes lèvres en écho et il hoche doucement du chef en silence. Oui, ton cœur, mon ami. Est-ce que ce coup d'éclat était voulu, calculé, prémédité ? Et qu'est-ce qui l'a guidé ?

Les questions sont nombreuses, mais renferment des airs de sentence. Qu'en penser en l'absence de réponse ? Et quel choix faire lorsque la Reine a déjà fait le sien, déjà décidé pour vous tous ? Faut-il écouter l'allégeance ou l'amitié ? Il l'ignore, tu sais. Mais cette confession que tu laisses tomber du bout des lèvres lui redonne espoir. Sentant toutefois que les mots en appellent d'autres, il demeure sans rien dire, dans l'expectative.

Et puis le sang se fige, et le cœur chute dans les affres de la déception. Ainsi, tu l'as souhaité. Tu as souhaité leur mort à tous, même à la Reine, même à lui, après tous ses siècles. La peine se peint sur son visage, vient tordre les lignes du front, alors qu'il déplore : Tu ne m'aides pas, mon ami.

Vous faire taire ? Une fois encore, les interrogations se bousculent, s'entrechoquent à la recherche de réponses. Il les cherche en vain dans tes yeux peinés, dans ton silence endolori, avant d'oser souffler le mot qui résonne le plus dans ses pensées. Pourquoi ? Tant de questions résumées en deux syllabes, tant de questions auxquelles il espère trouver un éclaircissement. Parle-moi. Qu'est-ce qui t'a fait entrer dans une telle rage ?

Aide-le à comprendre. Aide-le à t'aider.