La sombreur de cette ville ne l'effrayait pas et il s'accommodait très bien de tous les vices à ses angles ; Benvolio pour ainsi dire n'avait peur de pas grand chose et se retrouvait bien dans ces manigances. Il avançait très nonchalamment sans s'imposer non plus.

Il avait un rendez-vous très important et manifestait qu'il avait fait un effort de présentation délibérément exagéré. Il se fichait bien en vérité des airs qu'il affichait et il lui importait peu d'être trop admiré mais il savait qu'il dérangeait encore mieux à la hauteur de ses sourires : c'était une façon de marquer son passage, et dès lors ce qu'il montrait de lui-même ne lui appartenait plus et était tout dévoué aux circonstances de la rencontre. C'était, somme toute, calculé très froidement.

Les affections de Benvolio étaient toutes éparses et délibérément idiotes : son sourire s'il était éclatant et d'une arrogance niaise était toujours de moitié feint et il ne s'empêchait rien. Assis les jambes croisées, il regardait ostensiblement sa montre et, les jambes croisées, il agitait tranquillement son pied en promenant un regard ennuyé sur les murs.

Alastor ! Il se leva prestement de son siège pour rejoindre le véritable objet de sa convoitise et s'avança d'un pas tranquille, comme s'il se forçait à se montrer pondéré et il lui tendit la main avec un sourire fort amical. A nouveau, il montrait bien qu'il semblait se forcer de ne pas le prendre dans ses bras. Comme ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus. Je commençais à croire que tu m'évitais ! Il rit une fois seulement et mit sa main devant sa bouche pour l'étouffer. Tu es toujours charmant, oui, on voit bien que c'est toi le chef ici, alors c'est bien normal que nous nous voyions enfin. L'air de dire : en fait, je mérite mieux que tes sous-fifres, et son affection pour Alastor n'était qu'une fumisterie évidente, il se fichait bien d'en être aimé et comptait simplement que celui-ci ne l'oublie pas. Enfin, Benvolio consentit à ranger ses mains pour les croiser dans son dos. Je ne vais pas abuser de ton temps. Qu'est-ce que tu as pour moi ?

La réticence d'Alastor crevait les yeux. Benvolio faisait mine de ne pas la voir et d'y voir simplement la réserve qui lui était naturelle, néanmoins il devinait aisément le malaise dans lequel son hôte était plongé et sans s'en réjouir il n'en était pas dérangé et éprouvait même une fierté à peine innocente. A ses affirmations en demi-teinte, Benvolio afficha un sourire franc, d'ordinaire communicatif ; il ne croyait pas une seconde à ces politesses et encore moins à sa confiance.
Je ne sais pas, Alastor, à toi de me dire.
Toutefois, Alastor faisait bien, car Benvolio lui-même était réservé dans la foi qu'il accordait aux Dark Shadows et se contentait de cordialité et bonnes vérités. Il détacha enfin ses yeux de son compagnon pour inspecter les Alices. Il commença par les regarder de haut en bas, d'un air légèrement indifférent comme s'il ne savait pas ce qu'il voyait, avant d'en faire un tour rapide. En faisant cela il les observait un petit peu comme un ignare verrait des sculptures inertes ; néanmoins c'était ainsi qu'il leur concédait tacitement que ces gens-là pouvaient être des œuvres d'art, car pour lui les autres n'étaient jamais tout à fait des humain-es.

Il passa sa main dans les cheveux d'une des trois Alice, une femme dont il semblait ne pas remarquer qu'elle était terrorisée.
Je me demande comment vous les traitez. Ce sont tout de même des gens, après tout et en disant cela d'un ton légèrement affecté mais trop indolent pour que ce soit vraiment grave, il prit la main d'un jeune homme pour regarder de près ses ongles.
Ayant fait son avis, Benvolio lui lâcha soudain le bras et fit volte-face vers Alastor. Je peux prendre ces deux-là, pour le plus vieux je ne peux rien en faire. Il porta sa main à sa bouche et couvrant un peu ses lèvres il haussa les sourcils en coulant vers les esclaves un regard épris de pitié. Sauf si tu m'en fais un bon prix... Après tout c'est tout dans leur intérêt et dans le tien aussi, je peux toujours t'en débarrasser et lui trouver un poste de balayeur. Il haussa légèrement les sourcils tandis qu'il observa encore Alastor et il demeurait du reste plutôt calme, pour lui cela n'avait rien d'exceptionnel et il ne voulait ni être en mauvais terme avec le chef ni être spolié. Posant son coude dans sa main, il se mit à tapoter sa joue de son index, signe qu'il faisait semblant de réfléchir, et qu'il rendait cela délibérément évident. Il me faut aussi une garantie qu'ils sont suffisamment en bon état pour que je les emploie. Celui-là a les ongles tordus, il désigna rapidement le jeune homme sans trop le regarder, c'est qu'il a des carences.

Cette habitude, comme disait Alastor, fit sourire Benvolio sans qu'il n'ajoutât quoique ce soit confirmant ou infirmant l'étendue trop large de ses affections. Il se contenta de glisser alors cet air de satisfaction humble vers lui, et car c'était de toute évidence une forme de mensonge, Benvolio s'en amusait un peu. Il n'avait aucune intention de duper Alastor ; il savait que ça ne présentait pas d'intérêt pour lui et même plutôt là un risque qu'il lui était inutile de prendre. Simplement, il avait une affection exaspérante pour lui qui s'efforçait à tant de distance, comme un parent s'amuse de la vraie colère de son enfant.

Toujours miroir du maître des lieux, Benvolio marqua un air étonné en réponse au changement d'attitude d'Alastor. Ses yeux bruns s'arrondirent et lui donnaient une mine de parfaite ingénuité, comme s'il était né de la dernière pluie, et il avait même redressé un peu les épaules tandis que les mains qu'il avait liées dans son dos s'étaient comme désoudées dans la surprise d'un tel revirement.

Comment ? Bien entendu. Je ne vous les achète pas pour les tuer à la tâche, il se gardait bien de moquer ainsi d'autres acheteurs dont il se détachait manifestement, ni pour qu'ils meurent dans une semaine sous les yeux des clients. Tu imagines ? Il éclata soudain de rire car il s'était figuré le vieillard crevé les jambes écartées sous un quelconque officiel, et il posa élégamment le bout de ses phalanges sur ses lèvres pour se faire taire, le rire se muant alors en une risette muette et malicieuse qui menaçait encore d'exploser. Et puis, j'ai l'honneur de faire affaire avec le chef, je n'hésiterais pas à vanter tes bonnes qualités commerciales si j'ai cette assurance. Beaucoup de gens sont intéressés par ce business, tu sais, il n'y a que ce genre de peur qui les étouffe.
Benvolio joint les mains devant lui cette fois comme concluant un accord avec lui-même, et il prit pour cela témoin de ses trois futur-es protégé-es en faisant un léger mouvement de pivot vers elleux. Il leur adressa un sourire délicat avec un haussement léger de sourcil, comme les engageant à une conversation silencieuse qu'on ne pouvait qu'approuver. Satisfait de la réserve avec laquelle les esclaves baissèrent les yeux dans un air de gêne et d'infinie petitesse (Benvolio, imbécile des natures humaines, prenait cela pour de l'humilité), il fit le même mouvement et le même air vers Alastor, dernier témoin récalcitrant.
Alors ? Est-ce que tout est bon ? Ce ne serait qu'un papier de garantie à me signer, vraiment, je suis sûr que tu ne me feras pas de coup fourré, pas vrai Alastor ? Et dans sa bouche il déshabillait son nom de toute individualité pour plutôt le vêtir d'une affection de nom commun qu'il savait déplacée.