Elle patrouille, elle vadrouille, but précis, trajet prédestiné, la route du devoir, les mots du Lieutenant, oui tout est ordonné, au moins un peu, dans ce monde de non-sens. Ces missions qui ponctuent les journées entre ces pertes de temps où le Temps se perdait lui-même avant qu'il ne soit perdu. Elle passe et on s'écarte, car on sent comme dans l'air la crainte, celle de ne pas bousculer les cartes de la reine, dont l'autorité suprême recouvre de pourpre le moindre regard.

  Elle vadrouillait également, à l'aube de sa seconde vie, lorsque le but était absence et la justice perdue. Elle rôdait comme une bête perdue, à chercher le coupable de ses humeurs, l'exploit pour l'étriper du châtiment, la rédemption promise qu'elle méritait tant. Il y avait les fous, il y avait les faux innocents et il y avait le chaos. Ô qu'elle avait honni le chaos. Les scélérats du monde, dégoulinants dans leur obscurs vices, se délectant de l'anarchie et la damnation. Certains diraient que le Cœur a ses fêlures également, que les chaînes entravent encore certains de ses sujets et que la peur contrôle leur allégeance. Mais ces chaînes sont celles d'une cause plus juste, d'une reine plus bonne, et les froussards ne s'horrifient que par ignorance.
Il ne pouvait pas y avoir autant de vilains dans cette histoire peinte noir sur blanc, après tout.

(mais le rouge t'envahit déjà)

Elle avait frotté ses poings dans errance, contre ces ombres, trop souvent, et leurs griffes, leurs coups putride, leur lâcheté espiègle avait trop souvent fait couler couleur carmin le long de ses propres tempes. Et au creux de toutes les rumeurs, de toutes les injustices, de tous les ogres à occire, il y avait toujours un nom, un préjudice, un visage, une cible sans doute, des yeux qui ne sauraient clamer la légitimité de voir, des lèvres au souffle menteur qui ne sauraient revendiquer le droit de respirer, un cœur de ronces qui n'aurait jamais dû battre.
Un mâle puant aux allures de cauchemar.
Mais on atteint pas Alastor si facilement non. Le Maître des ombres sait se faire désirer.

(et il n'a pas peur de toi)

Et l'infâmie capte son regard, à l'horizon du coin des yeux, presque invisible au monde, enveloppé dans des ténèbres des allées de l'arrière-boutique, alors que les frasques élégantes d'un bordel ordonné monopolisent l'attention de la chaleur et la vie.
Mais son cœur si brave est déjà mort et presque d'instinct elle perçoit les Ombres.
Et dans le dégoût, l'indignation et la colère, on y voit presque un soupçon d'espoir. Est-ce que cette colère, cette rancœur contre elle-même, celle qui vient de rien, viendrait-elle de lui. Ce démon qu'elle n'a pas su tuer, on échec, à elle, l'héroïne vertueuse de ses propres fantasmes auxquels personne ne croit plus. Et si elle le tue, le faire ployer à ses genoux et supplier sa vie, prendre ses richesses, ses esclaves, finir la légende, correctement enfin, et vire la fin heureuse qu'on lui avait promis.
Elle dévies. C'est le mur, lui, et la rue derrière elle.

(mais tu sais très bien qu'il ne fuira pas)

L'épée tendue au loin vers lui, la loyauté et le devoir bride encore tes ardeurs. Les héros ne cherchent pas la bagarre, mais ses yeux fument, les mots de sa voix grave résonnent comme des questions dont la réponse a déjà été décidée depuis longtemps.

▬ Vilain. Décline tes intentions. Tout de suite.

Ô, malfaiteur sanctifié, ô donne-nous une raison de te tuer et fait que les écumes de ton sang calment enfin nos furies sempiternelles.

(apporte-moi la paix)

  Sa désinvolture la débecte et ses sens restent en alerte. D'où diable venait cette confiance inébranlable qu'il avait, comme s'il était encore intouchable, ici, loin de son trous à rats et de cette bande de dégénérés qui le vénèrent. Le démon avait quitté son repaire et semblait se gausser d'elle dans son propre village. Deux coups d'œil vifs dans ses propres angles morts pour y vérifier si n'y rôdent pas des ombres.

Non.

Ils étaient seuls, leurs silence bordé uniquement par les plaisanteries civiles et quelques cris faussement effarouchés qui traversaient parfois les murs du Moulin.

Le chaos.
Son sang ne fait qu'un tour.
N'était-ce pas une raison suffisante pour le tuer? Qu'est-ce qui arrêtait encore sa main? Le doute? La loyauté? La peur des représailles? Elle fait tourner sa lame et la prend en revers, la colle encore plus près du cou d'Alastor, serrant sa garde si fort que sa circulation sanguine s'y trouverai coupée. Les yeux en horreur telle une bête sauvage qui vient de trouver celui qui a dévoré ses petits. Minerva, dans un dernier excès de raison se plaît à imaginer les conséquences de l'acte qui lui demande l'être et lui brûle les veines.

Si elle salit aujourd'hui le jardin de sa chère majesté de sa dépouille infâme, quelles en seraient les répercussions. La guerre, la vengeance, la mort peut-être, de son royaume, sa reine, de sa lieutenante, de ses frères d'armes qu'on a jamais su apprécier. Son cœur lutte encore et sa tête crie au diable les autres
Tu veux tout cela n'aime pas.
Il le mérite n'est-ce pas.
Pour débarrasser le monde d'un démon de plus, n'était-ce pas,
le prix juste.
Une mort glorieuse.
A la hauteur de tes exploits.

Ses doigts la démangent et elle ne saurait plus dire si cela vient de sa soif de sang où le mange d'hémoglobine au-delà de ces phalanges.
Cela paraît si simple.
Trop simple.
Si elle abaisse sa lame, est-ce que le Mal sera résolu, ou est-ce que sa propre tête tombera dès que son intention de tuer se fera trop flagrante. Elle se contrôle. Encore un peu.

▬ Messager du chaos donne-moi une seule raison de ne pas tuer.

Mais attention aux actes trop héroïques Minerva, car d'ordinaire les héros n'ont pas ce sourire distordu que tu présentes malgré toi.

  Si seulement ces mots venaient de quelqu'un d'autre. Presque n'importe qui d'autre. Sa reine, un frère d'arme, un habitant de Crims, un moins que rien à moitié crevé sur la route, n'importe qui d'autre que la bouche perfide d'une ombre. Elle s'en serait presque vanté, elle en aurait presque été fière, elle qui n'a ni ambition ni orgueil propre à sa personne. Sa fierté, elle la plaçait dans les causes justes qu'elle croyait défendre. Et cette fierté-là venait d'ête bafouée par les vains compliments de l'homme-cauchemar. Elle fume, sa grimace disparaît et contorsionne son visage dans la rage pure, son esprit efface la logique et les conséquences qu'on avait peur d'imaginer, il ne faut qu'un regard assassin vers Alastor pour qu'il devine ses ardeurs, et en l'espace de quelques secondes, elle active son pouvoir, et d'un coup de bras sa lame s'abat.

Qu'importe les conséquences, si les anges de la mort on a redire du trépas de leur gourou, elle leur arrachera les ailes une par une même si elle en crève.

A l'impact de son épée contre le sol, les pavés se sont brisés.

La lame aussi s'est brisée, incapable de supporter l'énergie de sa propriétaire quand elle la relâchait si promptement et sans mesure.

Et Alastor vit lui, dans un réflexe avisé, malgré sa belle veste ruinée. Une fraction de seconde et elle tourne à nouveau les yeux vers lui, plante les restes de sa lame brisée dans sa cuisse et le repousse au loin de la ruelle d'un coup de talon, dans cette crasse et cette poussière qui sied si bien à leurs âmes ternies.

▬ TU VOULAIS DU CHAOS. JE VAIS T'EN FAIRE BOUFFER DU CHAOS ESPECE DE RACLURE DE BIDET.

Elle avait, elle aussi, des graines de chaos dans le cœur.

((Et au diable tout le reste puisque c'est avec le diable qu'elle danse aujourd'hui))

  Elle halète un peu. Déjà trop proche du burnout. Elle aurait dû manger plus, stocker davantage. Elle n'aurait pas du perdre son énergie à s'occuper de ces voyous sans importance plus tôt dans la journée. Elle n'aurait pas dû s'entraîner hier. Tant de si, si peu d'actions. Tant d'excuses, si peu de résultats. L'ombre de la rumeur est là, à portée de ses doigts, et elle peine à rassembler ses armes.

Ses yeux balayent le sol, à la recherche d'un débris dans sa dernière attaque, quelque chose d'assez gros, d'assez dur, pour lui balancer dessus avant de l'achever. Pas de stratégies, pas de nuances, frapper au cœur et lui faire ressentir la différence de force entre vous, elle la justicière, lui le nom d'un mal qui appartiendrait bientôt au passé.
Et quand pierre à la main elle se charge pour lui projeter ce qui deviendrait un boulet de canon sous son impulsion meurtrière elle relève les yeux sur sa cible.

Ses yeux s'écarquillent. Son souffle se coupe. Ses mains tremblent.
Les mêmes vêtements, les même blessures qu'elles venaient d'infliger, mais à la place un enfant, symbole ultime de l'innocence pleure de ses plaies, implorant pitié, demandant pourquoi, cherchant quel crime lui avaient fait mérité ce sort.
Minerva est une femme simple. Le doute la bloque alors que son pouls s'accélère. Est-ce qu'un démon l'avait fait pêcher, trompant ses sens, ou est-ce qu'un démon se jouait d'elle.
Fallait-il l'achever, dans le doute.
Fallait-il l'épargner avant tout.

((Bah, de toute façon le vrai Alastor n'était plus à cette place))

Elle reste figée dans l'air, comme arrêtée dans le temps, pétrifiée. Incapable d'aller jusqu'au bout de ses actions, incapable de se résigner à arrêter son geste, enfermée dans une boucle perpétuelle de décisions qui la dépasse, elle qui se simplifiait le processus en peignant le monde en noir et blanc. Une phobie ennuyeuse pour une personne ennuyante.

Et la douleur la ramène. Pas de cris, pas de gémissement, presque une libération de sentir le fer dans sa chair. De sentir son poids sur elle, les propres éclats de sa lame contre sa gorge.

Ne me fais pas perdre mon temps gamine.

Un rictus contre elle-même et lui.
Et comment comptait-il faire peur à une femme qui n'a rien à perdre avec un morceau d'épée brisé, ayant perdu de son tranchement.
Un coup de tête et elle le pousse du pied, se relève difficilement, s'appuyant sur le mur, tenant son épaule en réflexe, un bout d'épée coincée à moitié dans le cou, dans une plaie encore trop superficielle pour en mourir sur le coup et pas assez pour être ignorée, alors que des filets de sang pourpres viennent marbrer sa peau en torrents.

Elle focalise toute son énergie pour contrer l'anémie. Ils ont désormais changé de place. C'est lui qui est dos à la ruelle passante, et toi vers la sortie du fond de boutique.

Mais elle peut encore marcher.

Un pas.

Encore un pas.

Juste un pas.

  Un raclement de gorge et elle crache ses couleurs sur le sol. Les odeurs aphrodisiaques du moulin rouge lui piquent les narines et lui donnent envie de vomir. Elle redoute un autre cauchemar qui pourrait signer sa défaite, mais craint encore plus le voir survivre et ainsi survivre à son propre échec. Elle se préférait morte que perdante.

▬ Qu'est-ce que tu comptes faire ? M'achever à mains nues ? Concèdes ta défaite et je t'épargne.

Elle souffle du nez, se trouve presque amusée par une telle proposition. Comme si cette option avait jamais existé.

▬ Tu me penses incapable de briser ton petit cou de spectre ?

Il avait peut-être raison, elle pouvait lui concéder au moins cela. Dans d'autres circonstances, peut-être, mais elle n'était même pas encore tout à fait sûre de pouvoir ne serait-ce que l'atteindre s'il décidait de se retirer, et ses respirations de veau la trahissait.

▬ Tu sers une imposture. Ne voudrais-tu pas plutôt rejoindre les forts ?

  Son souffle s'arrêta. Son cerveau avait anticipé une nouvelle provocation, pas ce genre de proposition. Elle serra si fort sa propre peau que ses ongles y laissèrent des marques, alors que les cris de plus profond de son cœur trouvèrent le chemin jusqu'à ses lèvres.

▬ Ta gueule ta gueule TA GUEULE. Le royaume n'est PAS une imposture. Il n'a PAS LE DROIT de l'être., elle ajoute plus doucement, les yeux presque penauds Juliette est une bonne reine. Sinon. Sinon! ...Sinon qu'elle aura été le sens de toutes ces années à la servir.

Elle ne parle plus pour Alastor, elle parle pour elle-même. Pour les propres œillères qu'elle a toujours accepté de mettre, les excuses qu'elle a toujours donné, les exécutions qu'elle a toujours justifié, les esclaves qu'elle n'a jamais vraiment vu. Et elle se sent coupable de ne donner qu'un soupçon de doute dès qu'une ombre lui susurre les mots "imposture".

Il fallait se faire une raison, cela était sans doute la raison pour laquelle Elias avait les faveurs de la Reine et elle non. Sa dévotion était encore trop chancelante.

▬ Ce n'est pas une question de force. C'est une question de vertu. Mais qu'est-ce que tu pourrais bien y comprendre.

Qu'est-ce qu'elle y comprenait elle-même.

Et le silence tombe. Tout ce capharnaüm désormais engloutit par les bruits de la rue frémissante. Et la rage de Minerva s'est estompée comme de la peinture à l'huile, remplacée par la culpabilité et les doutes qu'on ne s'était jamais permise d'exprimer. C'était peut-être cela, le vrai pouvoirs du croque-mitaine. De nous faire exprimer la véritable peur, celle qui vient d'en-dedans.

▬ ...Va-t-en.

Et elle s'adosse à un mur et se laisse saigner en silence, avec ses yeux mous qui parlent plus fort que tout le reste.

Il a ainsi eu sa réponse.