♬ Le gris se pavane au dehors, courtise la pluie, jalouse le vent. J’enfile ma cape, mes bottes, mes gants. Tu as les cheveux décoiffés. Tu n’es pas impeccable, avoir les cheveux décoiffés ce n’est pas être impeccable. Je n’ai pas le temps de me faire impeccable. Ton bleu se délave, tu n‘es pas impeccable, tu n’es pas imp- Tais-toi.

Je sors.

Ruelle droite, passants divers. Une femme tient la main de son amant qui porte un panier de victuailles. Portrait tiède, degrés bas. Je tourne à gauche. Un arbre perd sa feuille, elle tombe aux pattes d’un oiseau. Portrait contemplatif, degrés bas.

Je poursuis, en silence. Le silence est intérieur. L’extérieur est si bruyant, si bruyant. Je tourne à droite. Une femme se protège de la pluie d’un revers de coude - geste futile. Elle va mourir dans 56 jours d’une pneumonie. Son mari est assit sur le lit, sa soeur est assise sur un fauteuil à côté du lit. Ils pleurent. Vision ordinaire, je ne note pas.



La pluie se transforme en bruine.

Je veux mon pantin. Je suis impatient. Une petite fille… Petite, petite fille, petite enfant. Oui. Ma fille, mon autre fille, encore une fille. La neuvième fille. Caprice ! C’est stupide, je les mange, je mange les enfants. Je la mangerai. Non, c’est moi qui décide.

J’arrive devant la boutique.
Je souris, car il faut sourire, car il faut se polir. Il faut être polis. 

J’entre.



Le fabricant.
Blond, doux, faux doux, intriguant, charmant, faux, étrange…
Etrange, curieux, étrange et curieux ressentis…
Température froide. Degrés indéfinissable.
Un charme de reflet reflété par le reflet des reflets.

Bonsoir. Aliocha, votre commanditaire. Baba Yaga. Aliocha.
Je viens récupérer ma commande. Je détaille la pièce, son bois, ses angles. Mon sourire demeure - se polir, sourire polis.

Mon sourire se tait.

Mes yeux cessent de détailler. Je les ai posé, je les pose. Ils se posent sur lui, amplement, péniblement. C’est un mauvais. Il pue ! Il a des effluves de mort. Il pue ! Tais toi.

Silence.

Je vois.
Sa mort. Je vois sa mort.

Je…


Tu le tues. Toi ? Toi ? Tu le tues ! Ahahaha ! Baba Yaga ! Baba Yaga ! Je le tue ! Inspire. Calme est mère de réflexion. Treize coups de poignard, treize ! 367 jours. Du sang, du sang ! 367 jours. Il s’écroule… Il sourit ? Tu souris ? Non, tu ne souris pas. Du sang à tes pieds. 367 jours. Tu t’effraies. Tu trembles. Tu vas pleurer ? Tu pleures petit ver ? 367 jours. Petit ver de terre… Sale, sale et nu entre les sacs de pommes de terre. Il s’écroule. Tu pleures, petit ver, petit ver ? Je ne t'écoute pas !

Calme.
Calme.
Silence. Sourit, Aliocha, sourit.

C’est impensable. Or… Il est ? Pourquoi cet individu ? Qui ? Pourquoi lui ? Pourquoi ? 

Je sers les poings, subtilement.
Un relent de peur, subtil.
Le visage détendu, subtilité.

Vous allez mourir assassiné dans 367 jours. Vous serez poignardé 13 fois. Tu vas l’assassiner dans 367 jours. Tu le poignarderas 13 fois. Cela n’arrivera pas. Baba Yaga arrive toujours et ne part jamais. Cela n’arrivera pas. Petit ver a peur, peur, il va sangloter ? Petit ver de terre, sale et nu entre les sa- PREKRATI !*





*Arrête !

♬ J’observe plus attentivement la poupée - si bien faite, si jolie proprette. Ouvragée parfaitement, elle s’articule aux limites d’un souffle de vie. Grand bien fasse à ses joues roses qu’elle n’ait ni souffle, ni vie, grand bien fasse à son innocence qu’elle n‘ait ni voix, ni ouïe.

Un artisan hors pair - entouré de ses oeuvres, toutes attrayantes, toutes bien faites, jolies proprettes. Si je n’étais pas en proie à ma confusion, m’aurait-il alloué leur toucher ?

C’est certainement pour m’éviter le désagrément d’avoir la vision qui resurgit, accusatrice et véhémente, que j’offre un silence, que j’offre une absence de regard. Elle me condamne coupable d’un crime que je ne souhaite pas commettre et que, les âges m’en soient témoin, je ne commettrais pas. Foutaises ! Tu es plus pourri que tu ne veux bien l’admettre, petit ver. Pourri, tout pourri, rongé par la saleté. Sorcière, tais-toi !

Je me saisis de la poupée, bien faite, jolie proprette, doucement, je me saisis doucement de la poupée. Un sourire. Biaisé, un sourire biaisé. Qu’il est difficile de trier mes pensées, celles fugitives, celles inquisitrices.

Je m’excuse. Dis-je, sincère. Je suis pleinement satisfait de votre travail.

Or ?

Aliocha, pose tes yeux sur l’assise des siens.
 Regarde le.

Il est faux, charmant, charmeur, blond, doux, faux doux. Les mêmes impressions. Les mêmes étrangetés.
 Plus fortes, à mesure que mon assise s’éternise, plus fortes, plus intenses. Il est de ces personnes qui envoutent facilement, sans doute, sans aucun doute. A l’égal d’une plante carnivore dont le parfum sucré n’a de promesse que celle d’être promptement digéré.

La Raison insisterait sur l’urgence de mon départ.
La Curiosité insisterait sur la nécessité de son identité. 



La Curiosité gagne.

Je veux qu’il m’anime comme j’imagine qu’il est capable de m’animer. Je veux qu’il me divertisse comme j’imagine qu’il est capable de me divertir. Il me faut connaître ses dessous, sa mécanique, il me faut répondre à mes questions, il me faut déroger à sa dernière heure, déroger à mon futur de bourreau.

Aliocha, est-ce le bon choix ?

Voyez-vous… Mon don me permet de voir de quelle manière une personne va mourir et combien de jours il lui reste à écouler. Un sourire, un autre sourire, un sourire cajoleur, un sourire enjôleur. D’ordinaire, je ne révèle pas ces informations - à quoi bon ? Seulement… Vous êtes ? Vous êtes… Je réfléchis. Vous êtes intrigant. Je vous dois, en conséquence, l’honnêteté. Question de principe. Question de mes principes.

Aliocha, ne te mens-tu pas ?
Ne désires-tu pas simplement expérimenter ? Piquer et observer les effets de la piqûre ?
Tu enclenches l’animation, tu provoques le divertissement. Ce n'est pas sain. Ce qui n'est pas sain me plaît.

♬ Il est artisan prodige d’un langage aiguisé aussi aisément qu’il est prêtre de prêches viles et ombrageuses. Le cynisme habillant ses mots n’a pas l’assurance impérieuse qu’il leur souhaite - il doute. Il doute de la véracité de mes propos. Il doute de sa constance. Il doute de ne pas être suffisamment distant pour ne pas prêter à mon augure, la sainte et pure vérité qui l’auréole.

Ah…
Il me plaît. Baba, il me plaît.
Il est dangereux.
Il est dangereux et vorace.
Vorace, oui. Désires-tu être dévoré ?
Non, Baba, je désire le voir dévorer.

Je désire le voir engloutir.
Je désire le voir annihiler.

Je désire le voir.
Regarder n'est pas suffisant.
Je désire le voir, Baba.

Voyeur.

C’est une sorcière qui vous tuera… C'est ma sorcière qui vous tuera.

Je souris, et le serpent siffle sous mes dents lorsqu’elles saluent l’éclairage pâle de la boutique. Ainsi me défais-je des nébuleuses peurs qui, jusqu’en cet instant, m’avaient gardé de succomber à la mère curiosité - celle de l’autre.

Vous m’intriguez, oui.

Aliocha, tu te penches en avant. Par dessus le comptoir, tes mains épousent de leur plat son bois vernis. Aliocha, tu te penches allègrement. L’invisible distance qui touchent et ton visage et le sien se remplit du souffle pondéré que délivre ta gorge. Aliocha, tu te penches malignement.

Ne peux-tu avoir la décence de demeurer sur le rivage ?
Les eaux profondes sont-elles si attirantes ?

Oh mon petit, mon petit ver, mon Aliocha, tu me sors de sous la terre, tu me tais notre guerre. La tais-je ? Ne suis-je pas maîtresse en cette heure ? Ne sommes-nous pas la même entité ? Oh, flatteur…

Fréquentons-nous. Je souhaite apprendre à vous connaître. Le quart d’une minute encore et je romps mon avancée physique. Il est si tentant, Baba, il est si tentant de le toucher, il est si tentant de le creuser, de le voir s’articuler ! Que cache t-il ? Il pue ! Il pue ! Il est pourri, Baba, je veux le toucher ! Où dansent-ils ?

Ce n’est pas toutes les décennies, hélas, qu’il m’est offert de rencontrer un individu exultant des parfums aussi âpres et contradictoires que les vôtres. Son aura seule témoigne des démons qui l’habitent. A t-il tué ? A t-il péché ? Où dansent-ils ? Où dansent ses démons ? Dans quelle salle infernale ? Sur quel tombeau ? Où dansent-ils ?

Oh… Aliocha…

Je n’ai plus maîtrise de la contenance et de la rationalité qui, d’ordinaire, règnent sur mes actes et mes pensées. Un feu, un petit feu, une allumette qui a craqué, la flamme vive d’une bougie au noir d’un gouffre - l’étincelle qui excite mes pulsions les plus débridées.

Je veux vibrer.
Je veux vibrer plus que je ne veux rire ou me reposer.
Je veux vibrer pour troquer, pour conjurer, pour oublier.
Je veux vibrer pour que s’atrophient ma mémoire et ses déambulations solitaires.

Il est de ces tentations. Il est si tentant.
Je le sens, je le flaire - je pourrais lécher l’air tant il est épais du stupre que rejette la laideur de son âme.

Ah, Baba, voudra t-il seulement de nous ?

Aliocha, garde, garde à toi.
Qui veut caresser la hyène se fait aliéner d'un rire.

♬

C'est une sorcière qui le tuera.
C'est un monstre qui le saluera.
C'est un homme qui le maudira.

Ah mon âme, n’avons-nous pas écumer les ports les moins vertueux et contrer les flots les plus orageux ? Ne pouvons-nous naviguer sur l’océan de ses amers parfums ?

Vais-je sombrer ?
Non.

Quels parfums ?
Ceux de Corinthe.
Quels parfums ?
Ceux de Babel.
Quels parfums ?
Ceux de Gomorrhe.

Ah mon âme, ne puis-je être l’alambic de ses exhalaisons ? J’ai les envies qui feulent, chattes échaudées - je veux accueillir ses travers comme on geint d’un plaisir malsain.

La flatterie vous sied.

Tu dis. Tu caresses.
Et, Aliocha, tu t’assieds. C’est qu’il y avait un tabouret de libre. C’est qu’il t’ait plaisant de croiser les jambes.
Tu t’incrustes petit ver, petit ver dans le bois, tu t’incrustes gangrène, vilaine gangrène dans l’air.

Qu'il est beau, Baba, qu'il est séduisant - sous sa peau sa carcasse est de celle qui imprègne d'un règne impérial toutes les mouches. Il commande aux légions noires et grouillantes. Qu'il est beau, Baba - je le sens, je le sens, je le ressens.

Je dénote quelques volutes faisandées. Un corps décomposé ? Un panache enivrant de pivoine... L’arôme plus subtile de la perversion ?

Me tromperais-je ?
Non, mais... Sont-ce là tes façons d’enjôler  ?
L’honnêteté est de bonne grâce.
A quoi bon dissimuler mes appétits.

Vous joindriez-vous à moi pour une promenade nocturne ?

A quoi bon restreindre mes inclinaisons.

♬

Qu’il est doux de se perdre dans cette complexion cabalistique qu’offre son visage - qu’il est doux de lui imaginer les rides hideuses de la dernière heure - qu’il est intime de l’imaginer se tordre sous les affres d’un secret qu’à tes oreilles seules, il révèlerait.

Aliocha, tu aimes te perdre en songes et songes-tu, belle sorcière, qu’il est de ces mondes songeurs où songer n’est qu’affaire de courtoisie mensongère ? Un pas de plus, il te sera difficile de te soustraire au syphon intangible qu’est son monde, que sont ses songes.

Je suis d’un naturel imprudent. Je suis d’une inhumanité prudente.

Coquelicots ? Le pavot du petit peuple, la muse avilissante des grands poètes, la drogue infâme des amoureux… Se pourrait-il que tu te sois fourvoyé ? Non. Or, il ne se trompe pour autant. Pivoines et coquelicots - puissent-elles incarner le mariage de l’amant qui offre et de l’amant qui reprend ?

Ses yeux, un instant de vide - accrochés aux tiens, emplis du désir de Cupide.
Sa main diaphane à tes orées - les parfums de ces fleurs nouées au poignet - l’oxygène absent, l’haleine concupiscente.

Oui. Souffle - belle sorcière, et vous enjoint à embrasser la nuit et ses étoles sacrilèges.
Marche - belle sorcière, et ne te défait pas de cette tiède proximité (à portée d'un bras mal agencé) ni du rythme de ses pas (que tu voles des tiens).

Vous êtes beau, Caspian. Un prénom volé par tes intérêts qui de leurs miradors ont avalé toutes informations libres à portée - un prénom sur un papier noté - un prénom qui, à jamais, hantera tes mémoires. Vous devez être courtisé. Un sourire cadenassé à tes commissures - un sourire en gestation de son pousse-au-crime - un sourire qui achètera son exutoire. Or, vous êtes seul.

Le bruissement des feuilles que le vent vole aux arbres, le chuchotement des rapaces aux plumes de lait, le clignotement d’un réverbère affolé - quel temps de cocagne pour les bêtes. N’aspirez-vous pas à la quête de l’âme soeur ?

Quel temps de cocagne pour les loups affamés.