Assis en tailleur sur le sommet d’un tonneau, l’homme panthère croisait les bras tout en fermant les yeux. D’après certains murmures qui couraient sous le chapiteau, le jeune homme dormait ou faisait la sieste dans cette position inconfortable. En réalité, l’introvertie ne faisait que s’isoler dans une des rares bulles de solitudes qu’il pouvait s’offrir en cours de journée. Et du repos, il en avait bien besoin pour ce qui allait se produire dans les prochaines heures.

Sa vue étant la grande absente du moment, ses oreilles félines prirent le relais. Tournant telles des paraboles au moindre bruit, quelque chose le chiffonnait dans son temps de repos. Myst entendait bien des messes basses. Des messes basses qui ne lui plaisaient guère et qui n’enjaillerait pas son très cher directeur de cirque.

Cela faisait une heure qu’un dealer de poudre se promenait sous la grande tente aux bandes rouge et blanche.

Feignant d’abord l’ignorance, étant donné que ce n’était pas ses affaires, c’est en comprenant que ces affaires duraient bien trop longtemps et s’étendait à l’entièreté des membres du cirque qu’il décida de descendre de son perchoir. Si l’ensemble des artistes venaient à faire un bad trip en même temps, cela s’annonçait compromettant pour la prochaine représentation. L’inconnu toléré venait de devenir un insecte nuisible aux yeux de Myst, un véritable moustique.

Myst tourna sous le chapiteau pour trouver ce moustique. Il le repérera en présence d’une des benjamines de la troupe. Cette dernière ne semblait pas intéressée par la poudre, mais l’inconnu semblait insister. Mauvais choix, vraiment.

L’homme-panthère toussa bruyamment pour attirer l’attention de l’inconnu. Une vague d’énervement commença à le prendre doucement, Myst n’était pas du genre patient.

- Vous êtes priés de déguerpir au plus vite et de laisser nos artistes tranquilles. Vous n’êtes pas le bienvenue ici, Monsieur.

Il ne comptait pas se répéter une deuxième fois avant d’avoir recours au main pour le jeter dehors. Il avait beau être plus petit que la moyenne masculine, ces bras portaient des charges bien plus lourdes que son propre poids.

Malgré un air impassible en surface, le sang bouillonnait quelque peu sous la carapace. Myst observait attentivement la tête blanche qui se dressait devant lui afin d’imprimer le visage de ce curieux personnage dont l’accès au cirque allait bientôt lui être interdit.

D’une voix qui sonnait nonchalante aux oreilles de la panthère, le marchand laissa un instant sa proposition en suspens, avant de faire remarquer ô combien son interlocuteur lui paraissait « fermé ».

- Coincé ? Très bien, répondit-il sèchement.

Si « coincé » était le terme adéquate pour les habitants souhaitant s’épargner la consommation de substance douteuse, alors Myst en faisait pleinement partie, sans honte. Bien que vivant à Wonderland depuis longtemps, jamais il n’avait été attiré par cette drogue tant convoitée par certain.e.s.

Cette poudre ne sentait pas bon. Elle embaumait l’air d’une note de méfiance et de démence. Sa truffe ne pouvait le tromper.

Myst s’approcha de l’inconnu, fronçant les sourcils comme signe de dernier avertissement, déliant ses bras pour anticiper un prochain mouvement. Il n’était pas encore le bon moment d’agripper un col ou de bousculer sans raison. Avait-il encore espoir qu’il parte sans rechigner ? Certainement pas.

- Vous m’avez entendu, alors dégagez.

Ses yeux jamais ne rigolaient, en public tout comme en privé. Dans un élan de pseudo politesse, Myst pointa du doigt la sortie du chapiteau.

Cette confiance désabusée n’appartenait qu’aux êtres les plus mesquins. Un regard qu’il était bien las d’observer ces derniers temps… Des manipulations qu’il était fatigué d’essuyer à répétition.

Pensant d’abord que cette corvée ne concernait qu’un banal junkie, ce n’est que lorsque son instinct vint le secouer qu’il commença à comprendre… Comprendre que l’individu en face de lui représentait un danger - et pas des moindres. Souvent dépeint comme hostile et rigide, c’était pourtant bien sa politesse qui lui faisait défaut aujourd'hui.

Myst claqua bruyamment de la langue en entendant qu’il n’était qu’une “cible” au yeux du blandinet.

- Ne prenez pas vos délires pour une réalité.

Profitant du fait que l’étranger venait de s’approcher de lui, le noiraud se pressa d’empoigner l’un des bras croisés de ce dernier. Sans un mot et sans un regard, il le traîna au plus vite en dehors du chapiteau, loin des autres artistes, loin des autres proies. Il était sans doute trop tard pour lui, mais cela ne l’empêchait pas d’agir tant qu’il se trouvait encore en pleine possession de ses moyens. Néanmoins, il sentait que quelque chose clochait, doucement, discrètement, subtilement...

Avec dégoût, il le relâcha brusquement une fois entouré par l’air frais de l’extérieur.

- Allez jeter votre dévolu sur quelqu’un d’autre et ne revenez pas.

Étrange. Myst n’était pourtant pas fatigué, mais il avait l’impression que de simples mouvements demandaient bien plus d’effort qu’à l’accoutumé, un peu… comme si ses articulations rouillaient ? “Coincé”, n’est-ce pas ?...

Qu’il était complexe de recoller les morceaux de cette situation délirante sans avoir une seule bonne pièce entre les mains. Un puzzle dénué de logique, agaçant, frustrant et pourtant si amusant. Bien des éléments échappaient au contrôle de la panthère, ce qu’elle détestait par-dessus tout.

Silencieux, Myst observait ce rire laid et cette assurance désabusée qui se manifestaient en face de lui. La nature calme du dealer venait de laisser place à un sourire de vipère que la panthère aurait bien pris plaisir à arracher. Néanmoins, il se retenait. Se contenir une dernière fois, avant de sentir une étrange sensation couler dans ses muscles et ses nerfs.

Une sensation dont il n’était pas si coutumier, mais qui ne lui était pas totalement inconnue. Cette envie irrésistible de réaliser la première idée qui lui venait en tête ou se laisser aveugler par une confiance exacerbée et inconsciente du danger. Le noiraud tenta de réfléchir… Il n’avait pourtant pas consommé une seule goutte d’alcool depuis plusieurs jours. Lui avait-on soufflé de la poudre au nez ? Non…

- Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Tête à claque...

Que cachait donc ce dealer aussi déstabilisant qu’imprévisible, dont la curiosité de la panthère semblait s’être accrochée malgré elle ? Myst se doutait bien que ce jeune prétentieux ne lâcherait aucune information.

Un fin sourire se dessina progressivement sur ses lèvres. Ce fin sourire de début de soirée alcoolisée au goût amer de regret.

- Me rendre ivre ne vous permettra pas de réintégrer le chapiteau, vous savez ?

La panthère était-elle encore capable de continuer à résister ? Allez savoir.

Encore l’un de ces hypnotiseurs originaux… Ne pouvait-il pas utiliser un pendule comme tous les autres ? Ne pouvait-il pas plonger la panthère dans un profond sommeil plutôt que de faire sortir cette facette de joyeux ivrogne ? Dire qu’elle ne tenait généralement pas l’alcool... Le Destin était plus pénible, moins clément, certains jours plutôt que d’autres, visiblement…

Sans compter la frustration grandissante liée à l’absence totale de réponses à ses questions, qui venait parfois tordre son visage moqueur d’une expression mécontente.

Myst retient involontairement sa respiration quelques instants lorsqu’un sachet fort douteux fit son apparition entre les mains du charlatan. Une partie de lui-même restait encore en alerte, mais une autre partie - désormais prédominante chez le noiraud - ne souhaitait qu’assouvir une curiosité maladive. Ses pupilles ne mentaient pas quant au soudain intérêt que venait de prendre la poudre à son égard. Ses oreilles félines fraîchement sorties, non plus.

- Comme… C’est curieux…

La panthère hésita, résista une dernière fois avant de récupérer le sachet du bout des doigts, méfiante. Peut-être la laissera-t-on en paix si elle venait à prendre la poudre avec lui pour faire plaisir au blandinet, cependant…

- J’imagine que ce n’est pas gratuit et je n’ai pas un rond sur moi, hic. Vous devriez garder votre précieuse saleté.

Amusé et souriant, Myst gardait pourtant le sachet au creux de sa main, ne semblant pas apte à le rendre à son ancien propriétaire désormais. Il faisait durer le temps, mais il avait déjà cédé depuis un moment

Quelle belle blague. Il existait bien des gens doués d’empathie et d’une générosité aussi grande que le monde, mais elle n’avait généralement pas le profil d’un dealer aussi malicieux et à la langue de vipère. Enfin… Myst n’était dors et déjà plus assez sobre pour entretenir ce genre de raisonnement.

Le jeune homme ne tenta pas de reprendre son cadeau, bien au contraire. La panthère haussa un sourcil, curieux. Il aurait été trop beau que l’intru ne s’en aille après cette généreuse donation, mais ce fut un “cependant” qui refroidit Myst. Toujours des concessions à faire, rien de surprenant. De ce que Myst était encore capable de comprendre, il allait servir de cobayes. Mais même soul, cette idée ne lui plaisait guère beaucoup. Fuit le regard insistant. Il n’allait pas pouvoir feindre sa consommation de poudre.

- Vous êtes du genre très insistants, vous… N’est-ce pas ? Pourquoi aller si loin du chapiteau ? Avez-vous peur qu’on voit vos manigances ?

Fermant sa main sur le sachet, il s’approcha un peu, joueur et le regard perçant.

- Vous êtes vraiment trop bizarre… hic.

Si au moins il pouvait l’éloigner de la toile blanche et rouge, il aurait au moins accompli ce qu’il s’était fixé comme tâche en croisant malheureusement cet individu plus tôt - il ne voulait toujours pas qu’un nuisible s’approche de trop près de certaines personnes vulnérables dans le cirque. De son autre main, il agrippa fermement le bras du blandinet, le traînant jusqu’à l’endroit que ce dernier venait de suggérer. Il le lâcha tel un sac qu’on balancerait aux ordures.

Myst secoua le sachet, comme pour en vérifier le contenu puis le descella. Ca ne sentait pas la rose - tout du moins, ce n’était pas spécialement agréable. Docilement, il déposa un peu de poudre dans le creux de sa main. Il l’observa curieusement quelques secondes avant de porter cette paume à son visage.

Et il souffla. Il souffla un nuage de poudre blanche vers le dealer, comme s’il le recouvrait de farine.

-Le blanc vous va bien au teint...

Ce que la panthère ignorait, c’était bien ces particules qu’elle avait inhalées malgré elle.