« Dites-moi, dites-moi... Vous aurais-je déjà parlé d’un certain jeune homme aux longues moustaches et aux griffes pointues ?— »

Lever du rideau. Les projecteurs éclairaient l’homme masqué qui s’avançait vers le milieu de la scène, faisant tourner habilement une canne entre ses doigts. Il contempla son public adoré derrière un masque souriant et nauséabond.

« Un homme parmi les félins, mais aussi un félin parmi les hommes ? »

Tambours et trompettes accompagnaient progressivement les paroles du personnage, emplissant l’air sous le chapiteau de notes bruyantes et assommantes.

« Mesdames et Messieurs, veuillez faire un tonnerre d'applaudissements pour notre bel et incroyable homme-chat, Mistigri et son assistante ! »

Trop de bruit. Trop de lumière. Trop de personnes.

Je n’aimais pas ces accessoires et je n’aimais pas cette vie. Pourtant, j'exécutais sagement les ordres donnés sans rechigner et sans réfléchir. Je pensais que je ne pouvais guère rien faire de plus. J’étais bien simplet d’esprit.



Mon vrai prénom est Liu-chun, mais l’on préféra me nommer Mistigri suite à mon enlèvement.

Il me semble que je n’avais que quatre ans à cette époque et le visage de mes parents restait flous dans mon esprit. J’imaginais la voix de ma mère, mais elle me semblait étrangement lointaine et inconnue. Un individu peu fréquentable m’emmena jusqu’au bout du monde pour me vendre sur un marché noir londonien, à l’abri des regards. Mon existence fut achetée par un drôle de monsieur. Un monsieur qui tenait un drôle de cirque. Un cirque qui avait de drôles d’artistes.

D’abord bon pickpocket, sillonnant dans les tribunes du public pour arracher quelques bourses et agripper quelques bijoux, je fus assigné au sobre rôle d’acrobate après mes 14 ans. Mon agilité et mes réflexes m’évitaient de me briser les os lors des figures, mais n’empêchait nullement le mauvais traitement du directeur. Le drôle de directeur du drôle de cirque. Je n’aimais pas le Monsieur et pourtant je lui obéissais aveuglément, collier attaché autour du cou.

Il ne fallait pas perdre l’intérêt du public et toujours se réinventer, toujours, toujours, toujours… En premier lieu, ce fut des numéros plus dangereux et plus spectaculaires. Vinrent ensuite les déguisements étranges et peu confortables. Sans oublier les retouches physiques dépassant les limites du maquillage. Je me rappelle que les moustaches me faisaient toujours mal lorsque je mangeais.

Cependant, ce n’était jamais assez suffisant, jamais, jamais, jamais… Il en fallait toujours plus au Monsieur, toujours, toujours, toujours… Ainsi m’ordonna-t-il de réaliser ce qui entraînera la longue descente de ce cirque morbide.



« J’ai mal… J’ai mal… Grand frère mistigri, j’ai mal...»

Soit les enfants pleuraient, soit ils regardaient dans le vide, soit ils finissaient ensevelis dans la forêt. Tel était le sort réservé aux victimes que j’avais enlevées. Des enfants orphelins ou arrachés à leur berceau en pleine nuit. Des enfants que la police ne se donnerait pas la peine de rechercher. Je sélectionnais soigneusement chacune de mes proies avant de les emporter au cirque. Craignais-je les coups de fouet si j’échouais ? Non. Avais-je une récompense en rentrant ? Non. Étais-je simplement jaloux ? Certainement.

Pour mes premières victimes, ce fut presque un malin plaisir, un caprice. L’on m’avait enlevé étant petit, alors pourquoi pas eux ? Je ne peux nier le fait que j’ai eu cette pensée à de nombreuses reprises. Répugnant. Ce ne fut qu’une fois l’irréparable commis que je pris conscience de la lourdeur de mes actes.

Ce n’était pas simplement des emprunts d’enfants… C’était leur priver d’une vie.

Chaque jour, je les voyais pleurer et afficher des regards meurtris - pour ceux qui possédaient encore ne serait-ce qu’un oeil. Ayant pitié, je les réconfortais. Je me pris d’affection pour ceux dont j’étais autrefois heureux d’infliger le même sort. Pathétique.

Ce manège dura six longues années.

Six longues années à tromper les spectateurs et les autorités.

Six longues années de torture physique et mentale. Ma culpabilité et mes remords me firent craquer.

En premier lieu, je parvins à laisser échapper deux enfants des griffes du cirque. L’un fut tué par un agent de police, l’autre disparut dans la forêt.

Ce n’était pas assez. Que faire… Ce fut finalement un enfant qui me donna une solution.

« J’ai mal… J’ai mal… Grand frère Mistigri, j’ai mal...»

Je savais qu’il existait mille autres solutions et qu’elles étaient toutes bien meilleures… Mais connaîtraient-elles toutes une fin heureuse ?

« J’ai si mal… Je ne veux plus avoir mal… Je ne veux plus me réveiller le matin… Je ne veux plus rien faire… J’ai mal… »

L’idée qui me traversa l’esprit fut brève et aussi claire que l’eau d’une rivière. Toujours aussi simplet d’esprit, je me laissais tenter par cette idée qui embrumait mon esprit. Il fallait que cette folie cesse. Tout était allé trop loin.

Une tâche orangée apparut dans le ciel nocturne en périphérie de Londres. Le feu grignota chaque parcelle du grand drap rouge et blanc qui recouvrait le chapiteau. Les acteurs de cette tragédie s'éteignirent telles les étoiles au lever du soleil. Le rideau se ferme, pour laisser un autre se lever.

Où suis-je ?

Lorsque j’essaye de me souvenir, ma tête me fait mal et ma vision se brouille. Non, c’était mieux ainsi.