Ses pas le menèrent en dehors de l’usine. Plongé dans ses pensées, il n’entendait plus les ouvriers. Long soupire. Main qui ébouriffe les cheveux. Il avait beau tenter de s’en convaincre, cette réunion ne lui avait guère servi à grand-chose.

La seule chose que la panthère pouvait affirmer sans aucun doute, c’était que cette chose colorée ne s’en irait jamais avec le temps ou un remède miracle. Même les réincarnations pouvaient finir maudites. Quelle plaie.

Myst marcha tel un robot, l’esprit ailleurs, pensant aux soucis que son vert allait lui causer. Jeter de l’encre verdâtre sur le public ou sur les autres artistes du chapiteau n’était pas très… appréciable. Devrait-il redouter un licenciement ?

On l’appella. Il ne percuta pas de suite.

Long soupire avant qu’une chevelure enflammée n’apparaisse dans son champ de vision, prononçant son prénom. C’était cette fameuse couleur qui avait attisé sa curiosité plus tôt. Myst cligna des yeux avant de baisser ces derniers vers cette main tendue.

- Oui, c’est bien cela. Je ne m’attendais pas à ce qu’on retienne mon nom. Enchanté de faire votre connaissance Ariel.

Ne risquant pas de tacher les mains du rouquin avec ses gants, la panthère rendit cette poignée de mains polie.

Myst l’observa quelques instants, hésitant à poser quelques questions. Il se ravisa. Il n’allait pas transformer cette rencontre en interrogatoire, ce serait bien dommage. Regarda ailleurs.

- Je constate que vous n’avez pas tardé à partir vous aussi… Déçu par cette réunion ? J’ai dû en attendre un peu trop, malgré moi...

Myst esquissa un léger sourire, face à la bienveillance du rouge. Lâcha un léger soupir de soulagement en constatant qu’il était loin d’être le seul individu perplexe face à la situation actuelle. Personne n’y pouvait rien. L’ancien Maire reposait en paix, entouré du secret des couleurs… Mais peut-être n’était-il pas le seul à les détenir en réalité. Qui sait.

Le vert haussa un sourcil, surpris par ce semblant d’excuses et cette attention toute particulière qu’on lui portait.

- Je vous en prie, vous n’avez pas à vous excuser. J’ignore beaucoup de choses au sujet des couleurs, mais j’ai compris qu’elles pouvaient altérer notre comportement.

La panthère prit un instant pour détailler Ariel de la tête aux pieds. Il essayait de l’imaginer dans d’autres tons que ceux flamboyants qu’il arborait. Difficile.

- Le rouge ne doit pas être facile à vivre au quotidien… C’est très gentil de proposer une aide.

Myst croisa à nouveau les iris du jeune homme, esquissant un sourire bienveillant.

- C’est étrange… J’ai comme envie de vous poser mille et une questions, mais aucune ne me vient réellement sur le bout de la langue. De plus, même si vous me le proposez, je ne souhaite pas vous importuner avec trop d’interrogations… J’imagine que je pourrais avoir quelques éclaircissements en écoutant votre témoignage. Ça n'a pas dû être facile de vivre jusqu’à maintenant avec ce parasite…

Au contraire du vert qui était le petit dernier de la fratrie Crayola, les autres couleurs n’avaient pas dû connaître d’accompagnement ou d’aides extérieures dans leur transition colorée. Myst maudissait cette chose, mais il avait bien conscience que dans son malheur, il avait de la chance.

- Vous vivez… depuis longtemps avec le rouge ?

Huit. Un chiffre si ridiculement petit qu’il ne pouvait être qualifié de nombre. Huit années. C’était si peu, si insignifiant comparé à une vie à Wonderland ou à l’éternité. Et pourtant… ce huit était effrayant.

La déception se lit sur le visage de la panthère verte, bien que ne souhaitant pas mettre mal à l’aise son interlocuteur. Il laissa son égo, sa propre personne de côté, le temps d’écouter attentivement le récit du rouge. Qu’attendait-il de toute façon ? Même les immortels ne pouvaient se défaire de ce maléfice.

- Je vois.

Son regard se perdit un instant. L’espoir tué dans l’œuf. Il allait bien falloir s’y résigner… Néanmoins, cela ne justifiait aucun acte impoli de sa part. Myst releva la tête.

- Merci à vous de m’avoir partagé ces précieuses informations. Vous n’avez pas à dénigrer votre souffrance en la comparant à celle des autres. Huit années c’est peu, mais c’est aussi très long à vivre.

Concernant Monsieur le Maire, la panthère ne plaçait aucune attente en cette personnalité. Ce n’était certainement pas lui qui allait changer le monde d’un claquement de doigt, quand bien même il en aurait la volonté. Néanmoins, Myst préférait garder cette opinion pour lui-même. Il ne connaissait guère le vécu du jeune homme en face de lui, mais il serait déplacé de le faire souffrir davantage avec un scepticisme assommant.

Il se gratta le bras par réflexe et nervosité, endroit de prédilection du Vert, ces derniers temps.

- Je… je ne sais pas trop. J’ai l’impression d’être malade et que je ne peux plus faire confiance à mes émotions car j’ai l’impression que ce sont celles de quelqu’un d’autre… Non pas que je ne sois pas habitué à cette sensation ahah.... Je crois que je suis surtout perdu.

Continue de gratter, bien que la démangeaison ne soit que mentale, imaginaire. Myst ne se rend compte que trop tard de sa nervosité et finit par laisser son bras tranquille.

- Enfin… Je vous remercie très sincèrement de vous être intéressé à ma personne, que cela soit à cause de nos couleurs respectives ou non. C’est agréable de se sentir soutenu… Peut-être, pourrais-je vous offrir un verre ou une viennoiserie en retour ?

Pour une fois qu’il avait un peu d’argent de poche sur lui.

Myst ne comptait plus les années écoulées depuis sa dernière visite à Neverland, les battues du Maire ne comptant pas spécialement comme telles. Autant dire qu’il ignorait les bonnes adresses et encore plus les bonnes terrasses de la ville.

- Hormis la zone résidentielle et quelques endroits clefs comme l’Usine, je ne connais pas du tout Neverland. C’est bien différent de Partout… Mais on devrait bien trouver quelque chose.

Adviendra que pourra, ils trouveront bien un endroit où se poser. Même le pire salon de thé ne devrait pas être aussi terrible que ça à Wonderland, non ?

- D’où venez-vous ?

Petit pic de curiosité pour alimenter une conversation, bien qu’il se doutait que cette dernière reviendrait vite sur la thématique des couleurs. La panthère appréciait les tentatives du Rouge, de la rassurer. Le Rouge… Symbole de colère, d’instabilité, de passion, serait-il aussi celui de l’empathie ?

Myst détailla son interlocuteur de ses yeux ambrés perçants, malgré lui, comme pour voir au-delà de cette apparence. Pour comprendre. Pour se mettre à sa place. Pour satisfaire sa curiosité maladroite.

- A vous entendre, j’imagine que vous n’avez pas reçu l’aide que vous m’offrez aujourd’hui… J’imagine que j’aurais bouilli de jalousie et d’égoïsme à votre place…

Jaloux. Au fond de lui, Myst avait toujours été envieux de ceux qui vivaient librement, même si jamais il ne se l’était avoué. Un sentiment néfaste. Un sentiment à taire. Un sentiment qu’il avait réussi à oublier… Mais qui était revenu à lui tel un boulet de canon.

S’il avait été à la place d’Ariel, il n’aurait certainement pas tendu une main bienveillante comme il avait tant l’habitude de le faire. Où étais-tu passée, petite panthère compatissante ?

- J’aurai été agacé de voir quelqu’un vivre mieux cette situation que moi. J’aurais souhaité le pire pour cette personne…

Abject. Il se détestait. Mais il ne pouvait plus se voiler la face éternellement face à ces ressentis parasites.

- Vous nous venez de loin...

Qu’il était étrange et inhabituel de confier son ressenti en toute honnêteté à un parfait inconnu. Ce devait être encore les couleurs qui se jouaient d’eux… Même si cette simple action agissait bénéfiquement sur Myst, cela restait légèrement frustrant.

- Si ce que vous dîtes est vrai, j’imagine que je devais être plus vert que je ne le suis maintenant, ahah… Si le vert peut se montrer aussi vertueux, j’espère pouvoir vous apporter le calme dont on le vante si jamais nos chemins se recroisent à l’avenir.

Le Vert se sentit peiné pour le Rouge, pour l’ironie qui entourait sa vie et la dérision avec laquelle il abordait cette dernière. Même s’il ne connaissait rien d’Ariel, il imaginait la rage qu’il devait porter pour lui-même. Et cela l’attristait. Ce n'étaient certainement pas les tortionnaires qui se flagellaient ainsi. C’était injuste.

Prenant exemple sur son interlocuteur, Myst observa ses alentours, un peu partout en ville pour s’inspirer des touches de rouge qu’il pouvait bien croiser. Interdiction. Danger. Rose rouge. Crims. Luxe. Viande… Il n’y avait rien de bien réconfortant à première vue, sans compter l’aspect purement romantique et passionnel. Du vu et revu. Pourquoi une couleur autant appréciée que le rouge était aussi déséquilibrée en inconvénients.

- Le rouge… Le rouge apporte de la chaleur, malgré ses fortes connotations. C’est une couleur vivifiante et motivante que l’on retrouve partout. Sans le rouge, le rose ne serait pas aussi doux. Sans le rouge, l’orange ne donnerait pas autant de joie ou d’optimisme.

Ferme un instant les yeux, même s’il semble divaguer.

- C’est aussi un guide de par sa couleur remarquable. Une couleur qui se fait violence aussi, mais sans qui la vie serait bien morose. Mais à chercher des arguments, je m’égare et je dois sûrement vous mettre mal à l’aise.

Ses pas se stoppèrent au niveau d’une table en terrasse. Tend la main vers le salon de thé comme pour inviter Ariel à s’installer.

- J’imagine qu’il est grand temps de faire une pause thé. Avec un peu de chance, ils ont de bonnes douceurs à se mettre sous la dent.

Ariel n’avait pas spécialement tort, ce qui étira les traits de Myst pour transformer son visage en grimace éphémère. Il serait bien fâcheux de devenir intégralement rouge, vert, bleu, orange… Même s’il s’agissait que d’un aspect esthétique du problème qui les rongeait, cette apparence serait bien trop criarde à son goût. La panthère pria le Destin pour que cela n’arrive jamais, ou le plus tard possible.

Absinthe étant une réincarnation… Cela laissait encore un peu d’espoir pour les décennies futures ?... Peut-être… ? Au pire des cas, il pourrait toujours finir ses jours sous forme de panthère, planqué quelque part dans la jungle ou les montagnes à l’abri des regards. Oui, pas mal comme plan.

Il s’assit à une table en terrasse.

Fin sourire en entendant que ses allégories n’étaient pas vaines. Fin sourire qui se perd un peu lorsqu'il détourne les pupilles vers le sol.

- J’imagine que certains stéréotypes vous collent à la peau… Ca ne doit pas être simple à gérer dans la vie privée...

Myst releva la tête avec enthousiasme lorsque la conversation dériva sur le thé.

- J’adore le thé au jasmin et vous ? Quand c’est accompagné de quelques carrés de nougats et de quelques litchis bien frais, c’est très agréable. J’ai l’impression de faire de doux rêves éveillés…

Et de se laisser envahir par de doux souvenirs oubliés, égarés par le temps qui coure. Lorsqu’un serveur vint prendre leur commande, la panthère se contenta d’un simple thé vert… Manque d’argent oblige hmmmmm…

Il détourna à nouveau son attention vers le rouge.

- Vous semblez aimer Neverland… Si ce n’est pas indiscret, pourquoi ne revenez-vous pas habiter ici ? Je suis curieux, mais vous n’êtes en aucun cas obligé de répondre.

- Il n’y a pas de honte à apprécier un thé commun. Cela ne banalise en rien vos préférences et vos goûts. Partager ce que l’on aime n’est pas un concours d’originalité, n’est-ce pas ? Puis, entre nous, c’est franchement pas mauvais, un earl grey.

La panthère continua d’afficher un doux sourire. Il ne souriait pas si  souvent en temps normal, mais le Rouge était bien trop attendrissant, d’une certaine manière. Ce manque de confiance en lui et cette piètre assurance donnait bien l’envie de l’aider ou de le réconforter. Pourquoi ? Qui sait.

Son fin sourire, bien qu’un peu triste désormais, ne flancha point face aux histoires d’Ariel. La vie n’était pas clémente avec grand monde.

- Si vous aimez tant Neverland, il ne fait aucun doute que vous reviendrez un jour. J’ignore ce que vous avez traversé, mais vous méritez bien de rentrer au bercail et d’embrasser un peu de tranquillité.

Myst se saisit de sa tasse, encore bien chaude, remuant agilement son contenu. Son regard se perdit quelques instants dans le breuvage.

- Certaines personnes vous ont fait fuir les lieux, mais je ne serai pas surpris que quelqu’un attende impatiemment votre retour. Si cela peut vous motiver à revenir, pensez à ces bonnes gens ? Peut-être…

Sirotant quelques lampées de thé, Myst ferma les yeux pour en apprécier davantage les arômes.

- Moi ? Initialement, je ne sais plus d’où je viens, mais actuellement je vis au cirque de Partout. Il est rare que je monte à la capitale, mine de rien, ça fait du chemin ahah…

Pose sa tasse fumante.

- Mais je suis bien content de n’appartenir à aucun des royaumes. Leurs conflits sont barbants...