Comme à chaque représentation, le spectacle était un succès, mais toujours aussi exténuant. Des heures intensives à jouer les marioles sous les projecteurs tout en restant concentré car chaque minute et chaque faux pas pouvait s’avérer fatal. Les applaudissements à demi-satisfaisants du public étaient bruyants. Les joies du cirque. Rien ne l’intéressait vraiment, Myst n’était qu’une machine qui répétait inlassablement son numéro.

Le moment préféré de Myst ne se trouvait jamais au cœur du chapiteau, mais dans la loge des artistes. Ce doux moment où il pouvait souffler quelques instants après le spectacle, rinçant son visage en sueur dans de l’eau bien froide d’un seau. Agréable.

Agréable d’habitude, aujourd’hui ce moment fut troublé par une personne qui toqua à la porte des loges. Intrigué, son regard se posa sur ladite porte. Étrange. La plupart des artistes entraient et sortaient des loges comme bon leur semblait, sans plus de politesse. Étant visiblement le seul artiste à avoir remarqué ce détail dans le brouhaha ambiant de la pièce, Myst s’en alla ouvrir la porte.

Une silhouette se dessina devant lui et une voix bizarrement familière s’adressa à l’homme-panthère. Myst leva les yeux vers le blond… Et lui claqua la porte aussitôt au nez comme si de rien n’était.

La porte resta close une trentaine de secondes, avant que finalement les râles d’une collègue à Myst ne le contraigne à ouvrir de nouveau à l’inconnu pour la laisser sortir des loges.

Hm… Malaisant.

D’habitude, Myst jugeait du regard la personne qui se trouvait en face de lui, de la tête au pieds, mais pas cette fois. Son regard doré s’était arrêté sur ceux rubis du monsieur, il fronça des sourcils.

Peu nombreuses étaient les personnes qui pouvaient provoquer un sentiment d’instabilité et de craintes chez Myst… Malheureusement, l’une d’entre elle était là, devant lui.

- Merci.

Contrairement à son interlocuteur, Myst ne le salua pas et ne prononça pas ce nom qu’il méprisait. Un certain Wick Tremaine. Un certain Master Pieces influant et dangereux pour qui il avait des comptes à rendre, à son grand regret. Cela faisait si longtemps que son chemin n’avait pas croisé le sien qu’il pensait que le père Tremaine l’avait éventuellement oublié. Quelle belle erreur de jugement. Leur dernière rencontre remontait à quoi… plusieurs années ?

- Trèves de politesses, que voulez-vous ? Raya-t-il d’un ton froid et sec, ne souhaitant pas entrer dans un jeu purement hypocrite. Je doute fort que le cirque ne soit votre tasse de thé.

Myst croisa les bras pour garder une certaine contenance, n’invitant le bel homme ni à entrer, ni à discuter ailleurs - quel petit effronté. Il se doutait bien que les prochaines minutes s’annonçaient houleuses...

Myst fronça davantage les sourcils, affichant un regard froid et méfiant. Ce très cher Tremaine n’avait pas répondu à sa question - tout du moins, il avait arrangé les mots à sa sauce, paraissant amical pour toute personne extérieure à la conversation. Simplement le « voir » ? Le noiraud avait du mal à imaginer le blondin se déplacer pour pareille futilité.

Par réflexe, Myst eut un mouvement de recul lorsque Wick lui tendit sa main. Alors que la venue de l’individu venait de lui hérisser les poils d’agacement, voilà qu’un calme commençait à gagner l’acrobate. Il observa cette main tendue quelques instants. Étrangement, le noiraud ressentait comme une envie de la saisir… Mais était-ce réellement une « envie » de sa part ?

Myst détourna le regard et récupéra sa main avant qu’elle ne finisse prisonnière de celle de l’aristocrate. Wick Tremaine… Un personnage écœurant que l’on ne pouvait détester en sa présence. Un homme dangereux dont la colère d’un tiers pouvait se transformer en un affection tout bonnement absurde. Myst ne tomberait pas dans le panneau une deuxième fois par ce joli sourire attirant… Du moins, il l’espérait.

L’homme-panthère reposa son regard sur Wick. Son sourire était angélique. Frustrant.

Myst soupira.

- Si vous insistez tant que ça… Il y a un parc à côté du chapiteau où nous devrions être tranquilles, cher ami.

Son ton était neutre, non-emprunt de sa rancoeur habituelle. Ignorant la main, Myst servit de guide jusqu’en dehors du chapiteau, jetant de temps en temps un regard par dessus son épaule pour vérifier si on le suivait bien.

Une fois dehors, ses pas le conduisirent vers le parc. Myst ne parla pas. Il ne souhaitait pas parler… Il sentait simplement son cœur accélérer de manière aléatoire et au fil de ses pensées anxiogènes. Son dégoût s’évaporaient, mais pas ses craintes. Ils étaient désormais seuls dans le parc obscurci par la nuit, mais éclairé par quelques lampadaires et les spots du chapiteau. Bonne idée ? Pas vraiment.

- Maintenant que nous sommes seuls, répondez-moi : qu’attendez-vous réellement de moi ? Si ma compagnie vous paraît si charmante, vous seriez venus me voir bien plus tôt, n’est-ce pas ? Est-ce par rapport à ma dette ?

Une dette bien ironique que d’avoir été pistonné pour un emploi qu’il n’appréciait pas plus que cela.

Quel gentleman, ce père Tremaine. Il était assuré d’accéder aux portes du paradis avec un curriculum vitae noirci d’autant de belles actions et de douces attentions. Encore fallait-il mourir une deuxième fois pour y accéder.

Myst resta immobile, ne lâchant guère son interlocuteur du regard. A défaut de ne pouvoir actuellement le repousser, il laissa ce vilain index venir lui titiller le menton, se contentant de serrer les crocs. Le noiraud lui aurait bien craché au visage, effronté qu’il pouvait être, mais l’idée s’en alla dès lors qu’elle lui avait traversé l’esprit. Le mépris et le dégoût se mélangeaient à une certaine docilité et amitié absurde. Rien ne faisait sens. Il lui était impossible de s’énerver ou de s’en prendre au trafiquant d’Alice, la motivation lui échappait aussitôt. Le bougre en profitait bien.

- Spécial, huh… susurra Myst avant d’afficher un rictus et de parler d’une voix amusée. Ne me dites pas que me savoir dans les bras de n’importe qui, vous dérange ? Quelle douce attention.

Jaloux ? Possessif ? Même si Myst était à coté de la plaque et quitte à rendre ce portrait encore plus grossier, autant y ajouter tous les défauts du monde.

Le noiraud s’essuya le menton avant de reprendre un ton neutre.

- Je ne vous appartiens plus depuis longtemps, mais un marché reste un marché. Encore faut-il que la contrepartie soit équivalente au reste.

Myst le jugea de ses yeux perçants avant de commencer à lui tourner autour, le pas lent - habitude feline I guess. Même s’il ne pouvait attaquer l’homme en face de lui, le noiraud restait maître de ses actions… Tout du moins tant que sa colère ne sera pas égale à un degré d’affection et d’émotion fort gênant.e.s.

Ses pupilles réfléchissant dans l’obscurité, Myst poursuivit sa ronde, se tenant à une distance raisonnable de son interlocuteur. L’approcher de plein gré n’était qu’une idée des plus sordides. Tremaine restait calme et détendu, comme à son habitude, jugeant avec une certaine arrogance ce qu’il savait inoffensif à son égard. Sans compter ce rire…

L’homme finit par énoncer sa proposition par une formulation toujours aussi vague, mais plus précise que les précédentes. « Me rendre visite ». Ces simples mots figèrent Myst malgré lui, le plongeant dans des souvenirs et ne parvenant pas à fuir cette paire de rubis qui l’observait dans le blanc des yeux.

Il voulut reculer un instant, mais ne fit rien. S’il existait bien un endroit dans lequel Myst ne souhaitait en aucun cas retourner, c’était bel et bien la demeure des Tremaine. Cette simple idée lui donnait d’horribles frissons. N’avoir l’impression que d’être une simple poupée entre les doigts de l’homme qu’il détestait le plus… Ses yeux ambrés vacillèrent avant de reprendre de leur superbe naturel.

- Vous venez jusqu’ici me demander de plier votre linge une fois par semaine ? Vous avez du temps à perdre à ce que je vois.

Enfin, Myst trouva l’élan qui lui manquait pour s’écarter à nouveau, à croire qu’ils menaient une danse au milieu du parc. C’était bien mieux que de se retrouver à faire une étreinte réconfortante à son ravisseur. Comme il aimait tant le faire, il croisa ses bras, évitant désormais le regard de Tremaine, beaucoup trop déstabilisant.

- Dans tous les cas, je n’aurais jamais le choix du oui ou du non, vous connaissant. Asservir vos ennemis avec autant de facilité... vous êtes le pire des hommes. Il soupira, regardant le ciel. Et combien de semaines ce manèges durera ?

Qu’avait-il de si particulier ? Myst préférait ne pas se remémorer quoi que ce soit. C’était si simple d’oublier.

- Votre fille s’est envolée du nid pour que vous vous sentiez si seul et en demande d’ « affection » ?

Laissant son regard se perdre dans les recoins obscurs du parc, Myst continuait d’esquiver la silhouette de son interlocuteur. Ce sourire narquois, cette confiance arrogante et ce pouvoir cruel… Le moindre détails du bourgeois l’écœurait, ce qui en soit, ne lui était pas favorable.

Ne serait-ce que le croiser à nouveau tous les tremblements de terre lui était insupportable, mais alors une fois par semaine pendant une durée indéterminée, tu parlais d’un cadeau… Il était assuré de ne pas rester enfermé, mais qu’en était-il du reste ? Des incertitudes. Tremaine, de par son nom, restait capable du pire comme de l’imprévisible.

- Ne vous méprenez-pas, ricanais-je tout en l’observant entamer sa ronde du coin de l’œil finalement. Cette bonne amie la Solitude reste bien plus appréciable que votre compagnie illusoire dont l’agréable n’a rien d’authentique.

Tout était faux chez cet homme et Time lui-même savait qu’il n’en cachait pas une seule parcelle. Cela en semblait presque triste à constater.

- Vous, vous êtes plus étouffants que quiconque. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu ressentir une attirance quelconque à votre égard, même sous votre… votre effet-là.

Myst ferma les yeux, croisant les bras fermement. Il ne s’était pas rendu compte que deux oreilles félines venaient de faire leur apparition au sommet de sa tête, trahissant tout sérieux de sa part.

- Même si votre proposition paraît dérisoire, elle s’avère compliquée à intégrer à mon emploi du temps, sans compter le temps de trajet. Il va falloir vous entretenir avec le directeur...

Comme toujours, Monsieur avait réponse à tout. Ses belles paroles tout comme son ton arrogant et moqueur étaient insupportables. Même les yeux fermés, Myst s’imaginait sans mal ce sourire satisfait. Se retrouver sous le joug d’un homme pareil à cause d’un pouvoir aussi minable… Pitoyable.

Les oreilles de Myst pivotèrent telles des paraboles à l’approche de Tremaine. Le sifflement de vipère et la petite pic gratuite firent claquer la langue du noiraud.

Fierté oblige, il ne put résister à l’appel de son interlocuteur. Ouvrant ses paupières, son regard plongea à nouveau dans les deux pupilles écarlates qui l’observaient malicieusement… Aussi magnifiques que repoussantes. D’abord immobile et indécis, Myst finit par afficher un rictus absurde. Une fois de plus, ses émotions s’embrouillaient de manière incohérente et échappant à son bon sens. Tout était si compliqué...

- Il faut croire que votre éducation comporte quelques failles, Monsieur. Ne voyez devant vous que le fruit de votre incapacité.

Ne pouvant désormais plus lâcher le regard de son interlocuteur, comme hypnotisé, Myst s’approcha de quelques pas légers.

- Vous êtes même obligé de constamment utiliser votre pouvoir ridicule pour vous assurer la sécurité, étant donné que vous ne m’avez pas encore assez brisé.

Il arriva au niveau du blondin, posant délicatement du bout des doigts sa main sur celle du Tremaine qui tenait sa canne.

- Quand je pense que je pourrais simplement vous égorger de mes crocs avant même que l’un de vos servants ne lève le petit doigt…

Myst se leva subtilement sur une demi pointe de pied, s’élevant assez pour approcher cet ignoble visage sans pour autant y toucher.

- Vous effrayer serait si délicieux que vous voir aussi impassible en est frustrant, ahah… Je parle trop.

Ces deux rubis… Un regard difficile à affronter, tant sa rancœur envers l’aristocrate était énorme et se transformait en une affection des plus stupides. Déjà que les émotions n’étaient pas la tasse de thé de Myst, être attiré par son bourreau, c’était bien la pire des sensations.

Furtivement, le noiraud s’écarta avant de poursuivre la promenade nocturne qu’il avait lui-même arrêtée.

- Je ne vous crois pas. Vous ne toucherez pas un seul mot au directeur par vous-même. Voulez-vous que je vous accompagne à son bureau maintenant ou préférez-vous rentrer dans vos appartements et remettre cela à demain ?

Avec un si long trajet, Myst se doutait bien que Wick devait s’être pris une chambre d’hôtel à Partout. Le raccompagner était une belle occasion d’écourter leurs retrouvailles bien trop longues à son goût. Le plus vite possible.

Énoncer une dernière fois ses quatre vérités avant de ne plus en avoir la volonté ni même l’idée. Montrer à nouveau les crocs pour se convaincre soi-même à quel point l’on détestait ce personnage, plutôt que d’intimider ce dernier.

Wick ne flanchait pas. Il ne flanchait jamais devant la panthère. Calme et patient, d’apparence il ne paraissait guère méchant ou violent. La situation, vu par un œil extérieur, porterait même préjudice à Myst qui ne pouvait désormais que serrer les dents. Quelle insolence derrière ces attitudes de noble maniéré…

- Je ne vous comprendrai jamais, murmura-t-il alors que le père Tremaine réduit la distance présente entre eux.

Quel étrange individu. N’importe quel hautain aurait levé la main sur la panthère effrontée, mais lui ne semblait en avoir que faire. Le blond en était même plutôt amusé, alors que tendresse et affection n'étaient pas à l’ordre du jour. Cependant, était-il vraiment le plus bizarre ? L’était-il davantage que la panthère qui sentait des papillons se former au creux de son estomac, hypnotisée par les iris rougeâtres qui plongeaient dans les siens ?

Myst avait été idiot. Jamais il n’aurait dû laisser la colère et le mépris l’envahir de la sorte. Il perdait peu à peu son répondant, à ses dépens.

Son regard se posa alors sur le bras tendu. Il hésita un court instant. Il n’était plus capable de repousser cette offre. Quelle ironie.

- Avec plaisir… répondit Myst sans une seule teinte d’entrain, glissant son bras autour de celui de Wick.

Sentiment de piège. Trop de proximité. Malaise. Pourtant il venait d’agir de sa propre volonté. Les barrières commençaient à s’effriter, Myst le ressentait et cette simple pensée l’effrayait.

La marche reprit à nouveau. Myst resta silencieux durant tout le trajet, jusqu’à l’hôtel. De temps à autres, il jetait des regards curieux à son compagnon de promenade avant de rapidement porter son attention ailleurs. Il commença à serrer un peu plus le bras du trafiquant avant de subitement lâcher du leste, se rendant compte de son erreur. Des tics qui lui échappaient...

Trop confus. Ce jeu du chat et de la souris s’éternisait trop à son goût… ou n’était-ce déjà plus assez ?

- Je suppose que vous allez enfin pouvoir vous reposer… annonça Myst, une fois au pied du bâtiment.

Une autre étrangeté vint parasiter la réflexion de Myst : pourquoi attendait-il qu’on lui demande de rester. Surpris par cette pensée qui venait de germer dans son esprit, il tourna le dos. Au fond de lui, il savait pertinemment que cette mascarade ne reflétait pas sa volonté… en théorie. Cet homme était décidément aussi dangereux que déroutant.

Le noiraud se tint la tête, cette dernière devenant un peu trop lourde à porter, tant les incohérences se faisaient nombreuses ce soir.

- J’ai de la peine pour tous ceux et celles qui se retrouvent victimes de votre pouvoir et de vos manigances. C’est épuisant.