matinale à son habitude, préparée rapidement comme toujours, absinthe a émergé dans sa cuisine personnelle afin de concocter un bon petit plat pour deux. on opte pour quelque chose de simple à transporter, lasagnes et tiramisu dans deux récipients refermables. de toute façon, le repas ne serait pas la principale attraction du jour. si elle avait prévu de rendre visite à susan il y a déjà quelques jours, c'était surtout pour venir inspecter la tour de l'horloge et les dommages qu'elle avait apparemment subi de ses propres yeux. elle avait parfaitement confiance en l'expertise du jeune fils de son ami de longue date mais elle voulait tout de même s'en assurer.

depuis sa dernière rencontre avec le réparateur, elle avait eu l'occasion de chercher dans ses carnets pour essayer de se rappeler de détails supplémentaires et avait fini par noter quelques détails sur une feuille. aucun n'avait réellement de rapport avec la situation actuelle mais elle avait réussi à dresser une petite liste de détails au sujet des habitudes de time. sûrement, en discutant de ces points avec susan, ils pourraient parvenir à certaines conclusions au sujet de la dernière disparition de time. alors dans le calme, peu de temps après s'être réveillée, elle acheva de se préparer avant de se diriger vers la tour.

lorsqu'enfin elle arriva au pied de la structure, elle resta un moment immobile pour en jauger l'extérieur. elle remarqua immédiatement que la tour lui semblait différente mais peina à identifier immédiatement le pourquoi. après tout, elle avait toujours donné l'impression de pouvoir s'effondrer d'une seconde à l'autre. mais jamais absinthe n'aurait pu penser que le risque que cela arrive soit un jour réel. alors, s'il était vrai que la tour s'abîmait sans pouvoir être réparée... elle secoua légèrement la tête pour essayer d'oublier l'idée pour le moment et pénétra à l'intérieur du bâtiment.

à l'intérieur aussi, la tour avait l'air plus sombre que dans ses souvenirs. absolem se mit à regarder à droite et à gauche et lorsqu'elle se rendit compte que susan ne se trouvait pas dans son champ de vision immédiat, elle leva son regard vers le haut et se servit de sa main pour mieux diriger sa voix avant d'appeler, assez fort pour qu'on puisse l'entendre.

susan ? c'est moi ! j'ai apporté de quoi manger.

la voix du fidèle réparateur ne se fit pas tarder pour résonner dans la tour et les mots lui arrachèrent un sourire. absolem se dit qu'elle avait hâte de voir sa réaction lorsqu'il poserait les yeux sur le tiramisu qu'elle avait apporté. le plat aurait pu nourrir 6 personnes mais aujourd'hui il n'était que pour eux. avec un peu de chance, le jeune homme pourrait en profiter quelques jours avant de venir à bout du dessert. alors évidemment, elle ne se fit pas prier pour s'avancer dans sa direction.

elle effleura la pierre et la rambarde des escaliers, du bout des doigts. au fur et à mesure qu'elle grimpait les marches, absinthe ne put s'empêcher de se laisser envahir par la familiarité de l'endroit. même si désormais susan était celui qui en prenait soin, la tour était et avait toujours été celle de time. elle fut surprise de sentir sa présence encore partout entre les parois et les rouages. elle aurait pensé qu'après sa disparition, elle ne le sentirait plus. pourtant, l'impression était si frappante qu'elle arriva en haut en fronçant les sourcils.

parce qu'elle aurait pu jurer que time était encore là.

elle salua son jeune ami d'un petit geste de la main sans parvenir à faire disparaître l'air soucieux qu'avaient pris ses traits et posa les deux plats sur la table en l'écoutant énumérer les nouvelles différences qu'il avait remarqué. pourquoi time laisserait-il tout cela arriver s'il était toujours là ? pourquoi le temps continuait de s'écouler ? il aurait pu être présent mais blessé. ce fut la première idée qui lui vint en tête et elle secoua rapidement la tête pour la dissiper. c'était ça ou alors...

la tenancière se laissa retomber sur la chaise en essayant de réfléchir à une façon de poser la question qui lui trottait désormais dans la tête.

sans avoir la patience de faire preuve de tact.

je me disais... tu penses qu'il pourrait faire ça volontairement ?

elle s'interrompt pour ouvrir le plat, se mordille un instant la lèvre inférieure.

je veux évidemment pas te couper l'appétit mais... faire semblant de disparaître ? faire semblant de laisser le temps s'éroder ? c'est peut-être une épreuve pour toi...

et l'idée était plus attrayante que de penser aux myriades d'autres options suggérant qu'il se soit mis en danger de toute façon.

en restant parfaitement honnête avec elle-même, absinthe sait que si au final ce petit numéro de disparition s’avère être une vilaine blague élaborée de son ami, elle lui en voudra. au moins, quitte à faire une farce, il aurait pu la prévenir elle. une partie égoïste se dit qu’il vaut mieux qu’il ait une vraie raison de rester loin, parce qu’elle vivrait mal de ne pas faire partie de la blague.

mais bon, après tout, elle vivrait encore plus mal qu’il lui soit véritablement arrivé quelque chose de grave.

elle hocha la tête et marqua une petite pause, pensive.

oui, bien sûr qu'il peut revenir à volonté. s'il s'était perdu et coincé il serait probablement déjà mort à l'heure actuelle. mort et revenu. c'est pour ça que je pense qu'il a peut-être décidé de rester loin volontairement. ça serait pas la première fois qu’il s’amuse à faire embêter son monde...

un petit soupir lui échappe et elle se frotte la tête. elle ne sait pas pourquoi il déciderait de resterait loin, mais elle ne sait pas non plus quelles pourraient être les autres options. évidemment, penser qu'il se tenait volontairement éloigné était plus rassurant que de penser à un quelconque funeste destin ayant pu lui arriver. elle ne savait pas si il était possible pour les réincarnations d'un jour mourir pour de bon et même si elle l'avait su, rien de tout ça ne l'aurait aidée. time n'était pas une réincarnation comme les autres, et time n'était pas parti. elle ignora volontairement le mot capturé pendant un petit moment et se mit à rire

n e r v e u s e m e n t

bon, je sais qu’il y a pas mal de personnes qui ont eu de mauvaises expériences avec lui mais pourquoi et surtout comment aller jusqu’à… séquestrer le temps ?.

inspire, expire. tentons de penser à autre chose. les mains attrapent le plat pour servir une part de lasagnes et elle essaie de la dresser du mieux possible dans l’assiette de susan, regrette de ne pas avoir pris plus de persil avec elle. une fois l’assiette correctement remplie, elle prend une part pour elle et la fixe en revenant s’asseoir sur son siège. elle n’est même plus sûre d’avoir vraiment toujours l’appétit et elle ne sait pas si susan ressent la même chose mais elle s’efforce d’au moins essayer. absinthe se saisit des couverts pour commencer à découper sa nourriture en pièces de tailles faciles à manger.

c’est une recette sans viande, évidemment… y’a des champignons, un peu de pommes de terre et trop d’épices pour que j’ai réussi à suivre toute seule. je fais ça au pif jusqu’à ce que soit bon, je t’avoue...

égoïste. un sourire amer se dessine sur ses lèvres et elle hausse un instant les épaules mais elle sait que susan touche juste. elle aussi, elle avait déjà usé de son amitié avec le temps pour profiter pleinement de quelques secondes en plus, quelques heures de liberté dans un trou entre deux minutes, juste pour savourer l'instant présent. et pourquoi faire, en plus ? ce n'est pas comme si elle risquait de manquer de temps un jour. elle avait l'éternité devant elle et pourtant même l'éternité ne lui avait pas toujours suffit.

égoïste oh ça oui, vous l'étiez assurément. égoïste, absinthe, oui, mais formelle. elle prit une nouvelle bouchée de son plat et secoua la tête en essuyant le peu de sauce venant se déposer sur sa lèvre inférieure, du bout de la langue.

... non, il n'a pas disparu entièrement. et oui, il est encore vivant. comme je te l'ai dit, le contraire... je ne sais même pas s'il pourrait vraiment mourir. probablement pas.

songer revenir. évidemment. mais quand est-ce que time s'était abaissé à faire les choses raisonnables plutôt que celles dont il avait envie ? absolem ne parvint même pas à retenir sa grimace en y repensant. elle aurait aimé clamer à voix haute qu'elle s'en fichait puisque de toute façon, à son âge, elle ne considérait plus les minutes et les heures comme précieuses. elle s'apprêtait à le faire lorsqu'elle a reposé ses yeux sur le visage de susan et que soudain elle s'est souvenue de la mortalité d'autrui. ah, oui, effectivement. le temps était compté pour certains d'entre vous.

elle grimaça. et si time décidait de revenir seulement quand son fils partait en poussière, pour pondre un autre rejeton à charger des tâches qui lui incombaient ?

peu importe qu'on le veuille de retour ou pas, on ne peut pas lui dire de toute façon. et puis, même s'il écoutait, je peux te garantir qu'il n'en ferait qu'à sa tête. il a toujours traité le cours du temps comme un jouet. à l'époque, il s'amusait à le ralentir pour qu'on puisse parler pendant des heures entre deux secondes, alors tu sais...

elle s'interrompt, écarte les couches de la part de lasagne dans son assiette, juste du bout de la fourchette, avant de piquer la partie supérieure uniquement pour l'enrouler et l'enfourner dans sa bouche. absinthe prend probablement un peu trop son temps pour mâcher et ainsi quelques longues secondes s'écoulent avant qu'elle ne daigne reprendre la parole. un soupir s'échappe de ses lèvres avant les mots.

pardon. c'est pas facile à gérer pour toi, n'est-ce pas ? c'est à se demander qui de vous deux est l'enfant...

la question l'interloque mais elle doit admettre qu'elle l'intéresse. absinthe avait toujours été fascinée par l'affection avec laquelle elle se souvenait de cette époque, et ce en dépit de toutes les journées qui avaient pu s'écouler depuis.

je n'ai jamais eu le luxe d'être une enfant, tu sais. j'ai peut-être des souvenirs factices de larve quelque part là-dedans mais c'est tout alors... lui. évidemment que c'était lui.

elle pointe sa tempe du bout de l'index et la tapote avec un petit sourire et haussa les épaules. il était probablement difficile de grandir lorsqu'on avait plein contrôle sur le cours du temps. de par les conséquences de son immortalité pourtant toute relative comparée à celle de son vieil ami, absinthe avait déjà perdu une grande partie du sens qu'elle pensait avoir un jour donné à la notion de changement. elle travaillait sûrement mieux sous l'effet d'une deadline alors à quoi bon essayer de changer drastiquement une façon de faire qui lui convenait si bien ?

time, elle le sait, partagerait probablement son avis s'il était là pour le donner.

elle reprend une bouchée et essaie de se souvenir. ironiquement, ses souvenirs les plus anciens faisaient partie de ceux qui était les plus vifs dans sa tête, tant elle avait dû les réécrire au fil des années pour ne rien oublier. elle pouvait décrire la façon dont elle passait ses journées quelques durées de vie auparavant avec plus de détails qu'elle n'en consacrait à se rappeler de ce qu'elle avait mangé lors de la semaine précédente.

la vie était plus simple. au tout début surtout, au tout début quand on s'amusait à choisir, infuser et boire le thé. c'était plus simple lorsque j'étais une chenille et que, même s'il avait l'air mille fois plus grand qu'il ne l'est désormais, le monde était plus petit, les limites de notre imagination plus étroites, notre quotidien plus paisible. ça a changé lorsqu'alice est arrivée, évidemment, mais...

elle marque une pause parce qu'elle doute de ce qu'elle veut dire par la suite. elle sait que si elle décide d'être honnête avec elle-même, elle doit admettre que l'époque lui manque mais en même temps, elle est partagée. que serait-il advenu de toutes les connaissances qu'elle avait acquis au fil des années ? les personnes qu'elle a eu l'occasion de rencontrer, les centaines, milliers d'opportunités gâchées ? et serait-elle vraiment prête à blâmer ses problèmes actuels sur opal ? non, pas vraiment non. alors à la place elle se décide à reprendre de la nourriture, hausser les épaules à nouveau.

ça ne servait à rien de penser à tout cela maintenant.

le luxe de changer. le luxe de grandir. le luxe de pouvoir devenir ce que l'on a envie de devenir sans se demander si ça correspond bien avec la raison pour laquelle on est né. alors qu'est-ce qu'absinthe était censée faire de ce savoir qu'elle avait ? elle savait très bien qu'elle n'était née que pour venir en aide à deux individus trop indécis pour choisir seuls. et elle ne peut pas s'empêcher de se dire qu'au moins, pour eux, être indécis était aussi un luxe. voilà où elle en était. après tant de temps à essayer tant de choses, elle était toujours fermement attachée à son but premier. choisir ce que les autres vont boire. elle le faisait si bien, après tout.

chassez le naturel...

à force de passer si longtemps à penser aux questions, elle n'arrivait plus à s'arrêter. absolem posa les paumes de ses mains sur ses yeux et repoussa un peu ses cheveux en arrière. elle se redressa et se mordit la lèvre inférieure un instant, avant de prendre la parole. sans réussir à regarder susan en face, bien sûr. il ne faudrait pas qu'il se rende compte que ses yeux brillent un peu trop. et le regard ainsi penché, elle peut voir le bleu qui s'échappe de ses mains pour se répandre sur la table, les couverts, probablement ailleurs aussi. et merde. elle souffle du nez.

je... ne change pas, susan. je crois que je fonctionne mieux lorsqu'on m'impose une deadline et j'ai pas de deadline pour... ma vie. les jours sont juste devenus de nouvelles occasions de décider ce que j'ai envie de faire et les possibilités sont trop larges pour que j'ai pas l'impression de m'y noyer, alors je...

elle s'interrompt au milieu de sa phrase, encore une fois. absinthe a eu des millénaires pour apprendre par coeur comme vivre mais elle parvient toujours à oublier qu'il est important de finir ses phrases, par moment. c'est ironique, parce que pour elle rien n'a jamais de fin. elle relève les yeux vers susan, plisse légèrement les paupières. bientôt il ne sera plus qu'une figure en moins dans son paysage. un petit tas de sable sur le sol. est-ce que c'est ça qu'il faudrait pour que time daigne revenir parmi eux? une perte de plus? un sourire amer se dessine sur son visage et elle hausse les épaules. voilà donc ce qui était le plus constant dans sa vie. ce sentiment de perte.

pardon. je voudrais pas te couper l'appétit avec mes crises existentielles d'immortelle. tu veux que je te serve du dessert ?

elle essaie d'adoucir le sourire, cacher à quel point elle a envie de s'enfuir. c'est plus facile de se faire à l'idée de perdre les gens si on a pas à les voir en face de soi. même si elle tient énormément à toi, susan, la chenille bleue n'a plus qu'une seule envie et c'est de retourner se terrer dans son appartement pour prendre de l'avance sur sa consommation hebdomadaire de poudre, se noyer dans le sentiment d'euphorie et oublier le monde qui s'écroule tout autour d'elle. et pourtant si on lui donnait la possibilité de mourir demain, jamais elle ne la prendrait, elle le sait très bien. elle n'a même pas besoin d'y réfléchir.

dépassée par le champ des possibles.

parce qu'il a raison susan et qu'une fois de plus, absinthe, tu ne fais que jouer les égoïstes. il n'a jamais choisi d'être le fils du temps, il n'a jamais choisi de porter ce fardeau qui lui incombe. certainement s'il avait pu choisir, il n'aurait pas décidé de laisser l'entièreté du temps reposer sur ses épaules. l'espace d'un instant tu te surpris à te demander si toi aussi, si tu avais pu, tu aurais fait un enfant pour lui donner toutes les responsabilités que tu as. un enfant pour gérer le bar, un enfant pour répondre aux questions, un enfant pour choisir des feuilles de thé, une famille toute entière pour s'occuper de toi comme de vaillants petits soldats.

peut-être que tu devrais recruter plus d'employés permanents au bar... voir même déléguer un peu ? joy travaille au blue glasshopper depuis un moment. si elle s'occupe de le gérer à ta place, ça te laisserait plus de temps pour faire autre chose. après tout, pourquoi pas. peut-être que tu devrais prendre une résidence secondaire dans l'un des royaumes ? à christmas city ? ou faire construire une gigantesque villa sur les rives du lagon aux sirènes ? les possibilités étaient nombreuses. susan avait raison, après tout. c'est toi qui décides. tu pouvais bien tout faire si tu en avais envie, ce n'est pas comme si tu n'avais pas les moyens après tout. l'idée ramena un sourire sur tes lèvres.

je suis désolée que time t'ait laissé la tour à gérer. j'espère que tu sais que je serai toujours là pour t'aider ? on ira tisser des constellations ensemble pour aussi longtemps que tu le voudras.

peut-être que tu pourrais faire construire plusieurs chambres dans ta villa et inviter susan à prendre une pause ? est-ce que c'était même possible, de prendre une pause loin de ce travail du temps ? probablement pas. et pourtant tout te semblait si futile maintenant. time n'était plus là. le cours du temps était déjà détraqué. une partie de toi se mit à murmurer que si c'était déjà cassé, ça ne servait à rien de s'acharner à repousser l'inévitable. tout finirait par se briser à un moment. tu fixas le bleu dans ta paume et laissas échapper un petit soupir. oui, cassé.

tu sais susan, je pense que t'as raison. du changement nous ferait tous du bien.

tu lui servis une part de tiramisu et te redressa dans ton siège en contemplant la tâche de bleu et jusqu'où elle s'étalait. elle s'était arrêtée lorsque tu avais fini par arrêter un peu de te morfondre. au fond, peut-être que c'était bel et bien possible de limiter les dégâts. rien n'est fichu. tout peut s'arranger.

probablement.