du coin de l'oeil, elle observait la silhouette sans un mot, pensive. ça n'était pas un habitué, un nouveau visage dont elle ignorait le nom, accueillit de quelques mots polis. une âme curieuse qui serait probablement oubliée aussi vite qu'elle était apparue.

les visages, avec le temps, se confondaient tous.

la quiétude emplissant l'espace restreint de la boutique était familier, tout juste dérangé par le faible tintement des fioles qu'elle arrangeait (encore) dans une tentative d'occuper ses mains et son esprit. serait-ce un nouveau client? qu'allait-elle pouvoir proposer? nombre de ceux entrant ici le faisaient par hasard, curiosité ou simple ennnui. et si elle avait su établir une petite clientèle fidèle, la tortue savait que beaucoup ne reviendraient pas – quel dommage.

un flacon faillit lui échapper, brusquement sortie de sa torpeur alors que la porte s'ouvrait. le souffle prit dans sa gorge l'espace d'un instant, elle sentit son pouls s'emballer en voyant la silhouette dans l'entrée. Oiseau de malheur, littéralement.

ses sourcils alors froncés, elle ne put que l'observer chasser le pauvre client, qui s'en alla sans demander son reste, et sans qu'elle ne puisse d'excuser. pas elle. et voilà qu'elle se retrouvait piégée avec cette peste, ses yeux suivant ses mouvements sans ciller, et sans un son. statue de sel figée derrière son comptoir, se demander encore quel malheure elle pouvait apporter avec elle.

Jubilee.
un nom qu'elle n'oubliait pas. une de ses semblables, dirait-on. une de ceux qui s'habillait de son déplaisir de la voir, sa voix dissonante vrillant ses tympans et usant sa patience – de ses lèvres ne naissait rien d'autre que du venin.

apréhensive, Shelly l'observait évoluer dans la petite pièce, l'abysse au creux de sa poitrine toujours plus profond, son souffle revenu mais faible, hésitant. la destruction de son travail lui tira un regard blessé, mordant le creux de sa joue. c'était là une provocation à laquelle elle ne pouvait se permettre de répondre, se le refusait mais qui n'était pas moins désolante. des heures de labeur ruinées, un résultat perdu. mais ce n'était pas la première fois et ne serait surement pas la dernière.

qu'elle aimerait avoir le courage de la chasser.

lissant son tablier du plat de la main, elle avait finalement relevé le nez pour lui faire face, une profonde inspiration pour se donner du courage – en vain, assurément. dire qu'elle la craignait serait exagéré ; la peur était devenue, avec le temps, une notion diffuse ayant peu de prise sur elle. simplement, sa présence était synonyme de déplaisir, et les mots vilains quittant ses lèvres exacerbaient toujours plus son malaise constant.

un souffle fini par quitter ses lèvres jusque là pincées en une moue contrite, — que veux-tu? les mots déjà fatigués. sa question n'aurait de réponse, n'en méritait point. à quoi bon après tout, elle n'était pas là pour l'amuser.
non, au lieu de cela, voilà qu'elle quittait la sécurité imaginée imposée par le comptoir entre elles, balai à la main.il fallait ramasser les éclats de verre colorés avant que quelqu'un ne se blesse. et sa silhouette perpétuellement endeuillée contrastait avec la pâleur du spectre de mauvais aloi. — n'as-tu pas mieux à faire? sa voix ne manifestait aucune animosité, tout juste une lassitude perpétuelle, ainsi que peut-être, une pointe de curiostié. elle qui aimait tant rappeler être aux ordre de la Reine, ne ferait-elle pas mieux de rester à ses côtés? une façon de polie de manifester son déplaisir, tout en sachant que la furie n'en aurait que faire.

quelle plaie.

la question avait été posée par politesse, mais la tortue réalisait que les mots habillés de civilités n'avaient nullement leur place ici. ils faisaient tâche, tâche sur le canevas blanc qu'elle lui offrait – pâle comme la maladie, la pestilence. rien d'innocent, sûrement pas pur.

un poison.

plissant le nez, Shelly ne bougeait pas. leurs tête-à-tête n'avait rien de désirable, rien de plaisant. une lourde inspiration agita sa silhouette, brièvement, sans qu'elle ne brise jamais le contact de son regard accroché au sien. détestable Jubilee, avec ses paroles pleines de fiel et ses sourires acérés, ses jeux cruels, toujours à ses dépends. une fois partie, sûrement aurait-elle pitié pour elle, à nouveau, incapable de la haïr comme elle le devrait. mais ça, ce serait plus tard, après les larmes, après la douleur – qu'importe sa forme. pour l'heure, elle était le prédateur et elle la proie prostrée, presque résignée. si lasse.

si proche à présent, plus déplaisante encore. avalant sa salive, ses lèvres sombres esquissèrent quelque mots portés par aucun souffle, étouffés avant de prendre forme. non, elle ne voulait pas répondre, elle ne voulait pas céder. tout en sachant que se débattre ne ferait que l'amuser plus encore. elle se savait désarmée, sans échappatoire ni solution. un cycle sans fin – aussi long que leur immortalité traîtresse. elle était faible et elle, infernale.

— blanc. l'échine courbée, elle voulait s'échapper mais se retrouvait figée, son regard abaissée vers la silhouette pâle de son bourreau. oh, elle ne trouvait nul réconfort dans les quelques centimètres qui la plaçaient au dessus d'elle, et n'osait provoquer d'un regard défiant. ce serait vain, après tout. — n'es-tu pas fatiguée, Jubilee? la question était sincère mais pas motivée par le souci. qu'en aurait-elle à faire, elle qui piétine les autres pour se donner de l'importance? se trouvez un but avait donc fait d'elle un monstre, où le monstre précédait-il son utilité même? oserait-elle seulement poser la question?

jamais.

non, elle préférait garder ces interrogations pour elle, enfermées à double tour dans son esprit orageux. mais elle avait le cœur faible, Shelly, et les émotions en pagaille. elle voulait encore la comprendre, quelque part, même après une éternité de tourments, une existence usée. — ne te sens-tu jamais seule, Jubilee? des mots qu'elle lui ferait sûrement regretter, mais qu'importe. tout ce qu'elle lui avait déjà fait, elle le lui fera vivre encore ; hier et demain se confondaient, arrière-plan flou de son existence creuse.

victime. du hasard, d'un coup de tête, d'un manque d'égard. l'échine qui se courbe pour un rien, pour un trop. les mots qui manquent, toujours, avalés par le gouffre de son esprit troublé. et même lorsqu'elle tentait de se rebeller, la flamme s'essoufflait l'instant d'après, éphémère. vaine.

résiliente, elle l'était sans l'être vraiment, facilement mise à terre mais jamais convaincue d'abandonner. sa vie creuse manquait encore d'une raison (vraiment?) de la poursuivre, mais Shelly ne pouvait se résoudre à simplement l'accepter. comme une certitude qu'on ne sait expliquer, elle avait la conviction que la réponse existait, quelque part. en dépit du désespoir et du chagrin, du vide.

sans un mot elle déglutit face à ses prunelles assassines, les épaules agitées d'un frisson d’appréhension. la peur, alors, n'était que secondaire parmi les émotions croissant en son sein. à quoi bon craindre ce qui était inévitable? avec ses questions, elle avait consciemment jeté de l'huile sur le feu, et bien qu'elles n'avaient dissimulé nulle cruelle intention, le résultat n'allait pas tarder.

éclat de bois.
éclat de voix.

ses syllabes coulaient sur elle telles de la poix, la privant de ses mouvements, son regard rivé sur ce visage pâle tordu par la rage. un élan de regret la prit soudainement, mais aucun mot ne fila d'entre ses lèvres scellées.

et elle s'écroula sans réelle résistance, poupée de chiffon trop habituée à être malmenée – peut-être même résolue à accepter sa punition. le premier coup, heurtant sa hanche, lui tira un couinement étouffé avec peine, ses dents mordant la chair tendre de sa joue. si elle ne craignait pas d'avoir mal, la douleur n'était pas la bienvenue pour autant. non, elle était une amante tenace, sans pitié ; étreignant sa gorge de sa poigne immuable, alors que la voix de sa semblable lui vrillait les tympans. détestable.

aucune tentative de défense alors que sa chaussure frappait sa jambe cette fois, électrisant ses extrémités alors qu'elle gardait la tête basse, se redressant à peine. les larmes qui maculaient ses joues étaient brûlantes et amères, venant mourir désagréablement au creux de son cou les unes après les autres. ce fut en prenant appui sur sa main qu'elle réalisa un éclat de verre s'être fiché – une grimace.

du sang.
un soupire.

prostrée, le souffle irrégulier, Shelly fini par relever les yeux vers elle. Le visage humide, les yeux brillants – peinés. car elle n'était pas si cruelle que d'afficher une victoire au grand jour, la confirmation d'une question l'éludait encore il y a quelques instants. si seulement! peut-être aurait-elle eu l'impulsion de lui rendre son venin, de l'étouffer de sa propre bile. de se moquer comme elle le faisait si bien.
au lieu de cela, c'était le chagrin qui était venu habiter ses traits – des larmes pour Jubilee. peine mais pas pitié. tant de rage, tant de cruauté et la tortue avait fort l'impression d'avoir mis le doigt dans la plaie.

qui était donc la plus misérable des deux, au bout du compte?

— j'aimerais pouvoir te comprendre. son timbre était plat malgré les sillons striant ses joues, toujours vivement alimentés. sa propre solitude était une constante avec laquelle elle avait su faire la paix ; une constante qui, ces derniers temps, n'était plus si solide que cela.

pour une fois, elle avait le sentiment d'avoir raison.
y trouvait résolution.

alors, prudemment, elle se relevait, retrouvait sa hauteur perdue. ne prenant pas la peine d'éponger les larmes qui reviendraient assurément, le mouchoir (blanc) fut pressé contre sa paume, son poul affolé, alors que ses lèvres s'animaient à nouveau. — que t'est-il arrivé? elle sonnait le glas de son répit.

le tissu tâché entre ses doigts fila sans qu'elle ne le retienne, ses prunelles suivant le petit carré brodé sans broncher. non, elle ne gaspillerait pas d'énergie à protester pour un malheureux mouchoir et ne lui donnerait pas satisfaction. hors de question.

elle la dévisageait sans laisser filer un son, les larmes roulant toujours péniblement sur ses joues arborant les couleurs de son émoi. la douleur se faisait diffuse à présent, et si elle pouvait sentir des sillons vermillons parcourir ses doigts inertes avant de s'écraser sur le plancher, elle ne cilla pas. qu'est-ce qu'étaient quelques gouttes de sang, après tout? le sol de cette boutique avait connu et vu bien pire – dans son esprit les bribes d'une nuit orageuse et d'un désespoir sans fond.

à son mépris elle renifla, essuya finalement sa joue d'un revers de main ; effaçant le chagrin pour y laisser une marque sanglante. « Ne te flatte pas trop. Tu n'es pas la première à y avoir pensé. » mesure dans son timbre, ses mots l'étaient bien moins, preuve de sa défiance fébrile, incertaine. ils n'en étaient cependant pas moins vrais, manifestant le pathétique de sa propre existence. que croyait-elle? Shelly avait déjà essayé, tant de fois, mais ses suppliques avaient été ignorées. et la mort, de sa propre main ou celle d'un autre, ne lui avait apporté qu'un réconfort illusoire.

et pourquoi ne pas faire de la vie un but en soi?
ce serait bien trop simple, allons.

et à mesure qu'elle lui crachait ses mots au visage, habillait ses moins syllabes de bile, la tortue n'avait plus envie de l'affronter, plus envie de l'entendre. qu'elle se taise, qu'elle s'en aille. Jubilee si détestable et détestée. sa suffisance la répugnait, et si elle n'avait pas la hargne suffisante pour la chasser, l'envie n'en était pas moins présente. « Cesse de prétendre. » une inspiration tremblante, la mâchoire alors serrée. « Qu'est-ce que tu pourrais me faire qui n'a pas déjà été fait par le passé? » violente, elle ne l'avait jamais été et pourtant, ses bras la démangeaient ; elle voulait la pousser de la même façon qu'elle l'avait fait un peu plus tôt, lui faire mordre la poussière. pourtant, elle se retint, mesurant la rage qui grondait. « C'est toujours pareil avec toi. » elle était lasse.

lasse.
lasse.

« Je suis peut-être bien tristement pathétique, mais cela vaudra toujours mieux qu'être comme toi. » dans sa constatation se nichait une certaine tristesse – pour l'oiseau de malheur. et si ses mots étaient sans chaleur, regrettant presque leur mordant, elle ne comptait pas flancher. « Va t'en. ne revient pas, toi et ta voix qui vrille mes tympans, toi que je suis fatiguée de distraire.