Les statues. Lysandre les voit souvent, même lorsqu’il ne foule pas le sol de Marmoreal. Elles sont les épines qui se dressent dans son esprit et qui accompagnent bonheurs et litiges. Leurs angles ne lui sont plus un secret et, lorsqu’il les considère trop longtemps, il a l’impression que sa vision passe en tri-dimension, qu’elles agressent sa rétine à la manière de points lumineux qui refusent de partir. Des phares dans son esprit, des phares qui lui crèvent la tête.

Trop nombreux sont les gens qui ont considérés ces statues avec émerveillement, animosité, trop nombreux sont les habitants de Wonderland qui les ont regardées et dont les émotions, dans leurs cœurs, dans leurs cerveaux, se sont froissées, scintillées, de mille pensées.  

Aujourd’hui, il cligne des yeux, il voit double, triple, quadruple. Sa tête est un bal de marbre gigantesque dans lequel il est le plus minuscule des conviés. La potion riquiqui n’aura jamais aussi bien fonctionné.  Marmoreal et ses statues, toujours trop grandes, toujours trop présentes. Voilà le problème des endroits qui se démarquent trop, voilà le problème de ces satanées statues qui bloquent des rires et des larmes au fond de sa gorge.

« Vous êtes le problème ! », hurle-t-il au blanc, parce que ça l’étouffe, parce que ça se bouscule. Parce que toutes les superpositions de sa tête s’entassent et forment cette boue informe qui l’assiège, marquent un mur impossible à traverser.

Un coup de pied, douloureux, comme cette fois où on l’a plaqué au pied de l’une d’elles, – ce souvenir n’est pas le sien, mais c’est tout comme –. Ça fait mal et, stupidement, comme cette fois où on l’a grondé – lui ou un autre – sur la grande place, il ravale ses larmes et essaye de s’éloigner. Il essaye d’attraper les images heureuses au passage, de s’accrocher à un instant de plénitude, mais ça lui coule entre les synapses, fluide, évasif.

Il percute quelque chose, quelqu’un – comme ces boules de neige qu’on a lancé, à un moment, pendant que le temps veillait toujours –. Il percute et s’émiette, comme du sable qui file, il se recroqueville, marmonne des insultes de choix à l’intention de statues.

Damnations, monstruosités. Épines obsolètes, on devrait les raser. Ça atténuerait le boucan, on devrait les fissurer.

Genoux repliés contre son torse, fantôme de lui-même, il reste là, sans considération pour la personne qu’il a envoyé valdinguer contre le sol.

Il est en boule, par terre, à se demander pourquoi.

Pourquoi on est là ?

Pétrifié comme ces statues figées par le Temps.

Ça s’impose sous la forme d’une innocence au visage constellé d’étoiles en contre-jour, ça s’impose avec de la pression contre son crâne, et ça lui craquèle l’esprit comme il s’envisageait le faire aux statues. Ça le ruine. Il suffit d’un toucher, d’un seul toucher et ça le ruine.

Grand-mère – qui ? Qui ? – ne l’a jamais frappé comme cela, comme si la haine avait un nom qu’elle cherchait à prononcer au travers de l’impact de ses poings. Grand-mère – qui qu’elle soit – n’a jamais tissé sa violence dans des coups qui bariolaient la peau de violet, de bleu, de mal. Ces images-là, elles ne sont pas à lui. Il sait que cela ne lui appartient pas, que ce sont les mains contre son visage qui l’assènent, qui le frappent, comme l’homme qui se dresse à l’orée de son crâne tapis dans une ombre destiné à le magnifier, à l’effrayer. Ça ne lui appartient pas.

Il s’écarte, croasse un cri qui s’effrite sous le poids d’une peur qui vient tordre sa trachée. Souvent, il a la sensation qu’on essaye de l’étouffer. Cette partie-là lui appartient, à lui, à lui, à lui, à lui –.

Ça se brouille, ça s’emmêle et les statues le piétinent. Elles deviennent ces guerriers aguerris de rage qui le visent avec des lances et des maillets. Lourds, perçants, dans sa tête, l’ombre de l’homme – du parent – gagne en ampleur.

« Nonononononon. »

Il n’enregistre pas vraiment les mots, écartelé au sein d’une dissociation qui a pour effet de le scinder entre de multiples réalités. Le vrai du faux se brouille et ne persiste que la peur, que la douleur. Il se recroqueville davantage et bégaye en refoulant des larmes, en se répétant que ça ne lui appartient pas :

« C’est à – à toi. C’est, c’est à toi. »