Le chaos revêt de multiples formes, et Lenore goûte chacune d'elles. Il n'y en a ni réellement de plus pure ou de plus louable : toutes se valent, toutes sont dignes d'intérêt, car toutes partagent la même visée. Les plus sombres sont rassurantes, car elles viennent avec la force de l'habitude, vêtue de nuit, de fleurs fanées et de parfum mortuaire – elle viennent avec l'aisance d'une tradition qu'on partage entre initiés, entre membres d'une même famille.

Mais certains jours, læ fiancé·e des macchabées se languit d'un désordre autre, plus brut, plus vif – un désordre écarlate, éclatant comme le sang qui bat aux tempes. Un chaos enveloppé de brumes d'alcool, de la tiédeur des chairs et des vapeurs aphrodisiaques, une abîme sans fond aux allures d'orgie divine qui réveille des souvenirs enfouis, lointains, venus du pays des vivants, nimbés de rouge : rouge feu, rouge peau, rouge sang. Rouge incarnadin, comme un cri muet, et comme la boisson qui tangue dans ce verre périodiquement porté à ses lèvres abîmées, entre deux œillades intéressées sur les plaisirs lascifs qui se déploient entre ces murs.

Au cœur des fumées sucrées, épaisses et oisives, un jeune homme passe – et les regards se croisent, comme appelés. Celui de Lenore, comme toujours, est enfiévré, empli d'à-coups portant tour à tour sur toutes les directions, incapable de réellement se fixer, détaillant tout à la fois pour y revenir la seconde suivante. Puis, un sourire à l'ombre folle se dessine sur son visage instable, et le verre se lève, salutation silencieuse. À quoi peux-tu bien penser, émissaire du chaos pourpre ?

Les lieux seraient presque étouffants, emplis qu'ils sont de créatures aux peaux découvertes, de vapeurs envoûtantes et de sons de toutes sortes : conversations, rires, raclements de chaises et cliquètement des glaçons contre les parois des verres. Les sens ont de quoi être submergés, mais c'est ainsi que Lenore aime les choses – débordantes, vivantes, même ardentes. Dans le chaos environnant, à ses yeux fous c'est comme s'il n'y avait plus que vous, que tout s'était éclairci, amoindri, pour laisser pleine place à tes mots ronronnants et à ce goût pour le danger qui exsude par touts tes pores.

L'être d'inconstance qu'iel est s'amuse de l'incertitude, des propos qui hésitent, tous à la fois justes et erronés. Dans sa main le verre ballotte, faisant tanguer la boisson qui manque de passer par-dessus bord, et la tête se penche sur le côté, déplaçant quelques unes des mèches en grand désordre qui l'encadrent.

Ah ... Les deux ! iel s'exclame, avant d'éclater de rire. Ou aucun ?

L'instabilité transpire à travers sa voix éraillée, trop neutre, trop floue pour délivrer le plus petit élément de réponse. Ses pupilles fébriles courent d'un angle à un autre, te détaillant sans gêne, tâchant de déterminer à quel point tu t'avèreras divertissant. Le haut de son corps bancal quitte l'appui du dossier pour se pencher vers l'avant, s'approcher légèrement de toi et reprendre les non-sens qui ont quitté ses lèvres avec une lueur maniaque au fond des yeux.

Lenore n'est ni l'un ni l'autre, ou peut-être bien les deux à la fois. Mais Lenore peut se prêter à tous les jeux. Qu'est-ce qui te fait envie, amoureux dissolu ?

Au cœur des vapeurs de stupre, murmures d'envie et minauderies s'entremêlent, caressés par des effluves de chair, douces, diffuses, entêtantes. Le regard sauvage dont tu læ couves suscite les prémisses d'une vibration satisfaite, presque jubilatoire, dans les tréfonds de son esprit malade. Et son nom – ô son nom qui glisse sur tes lèvres lui électrise les sens, éveille en iel de sombres instincts venus d'une existence révolue, une existence de célébrations où on lui dédiait chants et psaumes, où l'on révérait tant son corps que son sang comme des attributs divins.

Le sourire aux lèvres, iel se contente de lever son verre en guise de réponse, signifiant ce goût pour la boisson qu'on lui questionne ; une inclination qui, elle aussi, trouve ses racines dans ces coutumes païennes gravées dans son être à la pointe de la lame, il y a bien des décennies de cela. Et de nouveau, la voix s'élève parmi l'ambiance pourpre, toujours neutre et éraillée, teintant d'accents ravis.

Ce corps ... Ce corps n'appartient pas à Lenore. Lenore l'habite sans le posséder, et se doit bien de rapporter ses paroles. Alors Lenore énonce le nom, car on énonce toujours un nom quand on met dans sa bouche les mots des autres.

Et les mots des autres sont parfois pesants. Ceux-ci trouvent fin au creux du verre qui danse au rythme des mouvements erratiques que dessine sa main : iel y plonge les lèvres, déglutissant de quoi s'enivrer l'âme en tendant une oreille curieuse à tes facéties.

Un jeu ! Lenore adore les jeux.

Au fond de ses yeux fous, une lueur proprement enchantée s'allume. Les jeux sont le propre des enfants, et n'en est-iel pas un·e, pour l'éternité ?

La tête se balance gaiement d'un côté comme de l'autre, et au fond de la gorge s'emmêlent les restes d'un chant slave, chantonné pour accompagner l'enthousiasme que suscite la proposition.

Lenore connaît beaucoup de jolis mots. Lenore les apprend dans des poèmes.

D'un geste, iel désigne le reste de la salle, toutes ces personnes inconnues autour de vous.

Tous ici sont des amoureux dissolus. Des amants du stupre.

Des porteurs d'affections débauchées qui monnaient le bonheur – l'ordre, ici, n'existe pas, et où l'ordre se dérobe, le chaos prévaut. À cette pensée réjouissante, un petit éclat de rire lui échappe, aussi bref que sinistre. Iel plante alors ses pupilles grisées dans les tiennes, frémissantes sous l'immobilité à laquelle on les force, et ordonne plus qu'iel ne demande :

Pose tes questions.

L'autre ? Un instant, les pupilles fébriles cessent leur course folle pour se fixer sur tes traits, incrédules. Elle détaillent ce qu'elles y captent dans un faux-semblant de silence, entaché par l'atmosphère alentour qui résonne de conversations, de rires et de raclements de verres. Les lèvres abîmées s'étirent alors en un sourire, puis finissent par s'entrouvrir, de plus en en plus béantes, jusqu'à laisser échapper un grand rire, sinistre et mélodieux, qui se suspend dans les effluves environnantes et dure, dure, dure encore, sans sembler vouloir s'arrêter. La main qui détient le verre d'alcool le dépose dans un geste précipité sur la surface la plus proche pour lui épargner les soubresauts de ses éclats de rire. L'autre se dresse pour se placer devant la bouche, tâchant de réprimer un amusement qui n'a déjà que trop duré.

Doucement, comme encouragé par ces doigts levés en rempart, le rire se tarit peu à peu, passant de l'esclaffement au simple silence réjoui. Au coin des yeux luit une humidité ravie. D'un geste du poignet, iel semble balayer ce qu'il vient de se passer. Lenore ne veut pas se moquer. La voix est croassante, comme malmenée. Mais c'est si drôle ! Un léger silence s'étend, au cours duquel le sourire amusé tâche de se résorber. Il n'y a que Lenore, personne d'autre. Juste Lenore et ce corps. Pas d'autre. Mais Lenore comprend ta question. Lenore est Lenore. Les personnes qui ne sont pas Lenore doivent se questionner. Car la folie attise toujours la curiosité.

Le jeu commence alors, et une satisfaction presque animale s'empare de sa silhouette alors qu'elle s'affaisse contre le dossier de sa banquette, rattrapant son verre bien entamé du bout de ses doigts amples et crasseux. Un sourire reparaît sur son visage, cette fois moins hilare que satisfait, inquiétant, sombre. Parfait reflet de la folie qui l'habite. Facile. Le chaos. À toi de déterminer ce qu'il représente pour ellui.

Le verre est porté aux lèvres qui en absorbent le contenu avec délectation, se laissant le temps d'un silence pour concentrer son esprit malade sur sa part du jeu. À Lenore, alors. Cette fois, le sourire dévoile les dents. Que cherches-tu ici ? Et que cherches-tu avec Lenore ? Parle. Tu es plaisant, il se pourrait que læ fiancé·e des macchabées exauce ton souhait.