La douceur du soleil sur notre peau, suivit d'un soupir d'aise. On adore, ce genre de mâtiner. Comme une fleur, courbaturée par la nuit, on renaît vraiment sous les rayons couleur miel. Esthef était parti tôt, on avait pris le luxe de quelques minutes de plus dans les draps. On se savait peu raisonnable, on devrait s'enfermer de nouveau à l'observatoire au lieu de compter sur la folie du moment pour s'accorder un peu de repos, des airs de vacance. Oh, on était partie, puis on était revenue. Comme un caprice, comme une gourmandise, comme une sucrerie. Oh, ce n'était pas raisonnable, si peu, mais on a été maîtresse de la raison pendant tant de décennies, peut-être même des siècles. C'est qu'on n'a pas vraiment compté le temps passé en nulle-part, on avait, même avant la disparition de Time, renier le temps. Pour ne plus compter les jours, pour les oublier presque, pour ne pas mettre le mot anniversaire sur son suicide, sur le meurtre déguisé qu'on lui a infligé.

On se dit qu'on pouvait bien mettre le temps sur pause encore un peu. On se dit qu'on avait, au final, bien le droit nous aussi de goûter à la frivolité des autres. Alors on s'était levé, descendue dans les jardins petit-déjeuner et thé sucré. On avait gloussé en confectionnant une couronne de fleurs, qu'on avait posée avec candeur sur notre crâne, le tout à la lumière du soleil, on avait fermé les yeux et c'est tes pas qui nous les ont faits rouverts.

— Cama-ael sourire apaisant, on sait pourquoi tu es là. Qu'Esthef ces-sse de s’inqui-quiéter, je ne meurs poi-oint d’ennu-ui.

Mais on capte à tes yeux que ce n'est peut-être pas tant Esthef qui t'envoie que toi-même. Et on se demande, pourquoi tant de précaution et de soin à notre égard ? C'est une question qui nous taraude depuis des mois, peut-être était-il temps de te la poser.

— Vous vo-vous joign-gnez à moi ? J'ai appor-porter de quoi nou-ourrir un régim-ment.

On t'invite d'une main à prendre place, sert déjà le thé, ce genre de petit grignotage improvisé nous avez manqués. Ça des flagrances d'avant, quand la vie était colorée et qu'on avait un cercle autour de nous. On se demande, si on saura le conserver cette fois, si on ira pas tout bâcler dans un bain de sang, comme les dernières fois.

— Vous semblez sou-soucieux, tou-tout vas bi-bien ?

Par réflexe, on vient toucher du bout des doigts les fleurs qui couronnent notre tête. Oui, on imagine que ça doit te paraître candide, Camael, on imagine même que ça doit être enfantin. On a toujours eu cette appétence pour les plantes, d'aussi loin qu'on s'en souvienne, on les regardait avec fascination, tendresse. On les trouvait tantôt belles, tantôt fragiles, tantôt puissantes, on voyait en elle une diversité semblable à celle des Hommes, elles embellissent, détruisent, protègent, saccagent. Tu sais, il n'y a pas plus dangereux et surprenant qu'une plante, d'une certaine façon, on en a fait notre symbole.

— C'e-est une vi-vieille coque-quetterie, j'igno-gnore d'où elle me vi-vient. Ma mémoi-moire se fait flou-floue parfois, vous sa-savez ? Mais d'au-d'aussi loin qu'e-elle remon-monte, j'ai tou-toujours eu des fleu-fleurs sur moi, femme comme ho-homme d'ailleurs. J'ai-aime à pen-penser que nous nous ressem-ssemblons, elles peu-peuvent être invasi-sives comme dou-douces, belles co-comme terribles, je me re-reconnais en elles. Un rire léger, mais très vite notre regard se perd dans la couleur brunâtre de notre thé. Mon der-dernier épou-poux y voyait un en-enfantillage... C'était pour-ourtant quelqu'un d'éduqu-quer, mais il man-manquait cruellement de poési-sie.

Souvenir mitigé quand on revoit son visage. On l'avait aimé, sincèrement aimé. On revoyait son regard brillant quand il nous a passé la bague au doigt, on avait touché le bonheur du bout des doigts ce jour-là. Mais il n'avait pas le cœur bien accroché, à la fin nous nous sommes détestés. On a détesté la distance qui grandissait, détestés le rejet ce qu'il a eu à la transformation, il nous avait connu Charles, il nous avait connu excentrique avec nos fleurs dans les cheveux et nos tenues connotées féminines. Devenue Charline, on avait plus eu la même saveur à ses yeux, moins colorée, plus conventionnelle, malgré toutes ces belles promesses n'était resté entre nous que le poids des années et des centaines de reproches pour ce qu'on était censé être à deux et qu'on ne serait jamais.

Au moins, Esthef semble apprécier les fleurs dont on a fait envahir la mairie depuis. On avait égaillé ses appartements, espérant que les couleurs de nos amies l'encourageraient à monter se coucher dans son lit et non à se ruiner la santé sur son détestable et désormais véritable ennemi de canapé. Et toi aussi, Camael, tu es soucieux à son sujet. Oh, ça nous a rassurées, tu sais, rassurée de constater qu'il n'était pas seul contre tous, qu'il avait une épaule sur qui se reposer. On écoute avec sérieux, on recueille tes craintes d'un hochement de tête concerné. Fronce les sourcils quand tu dresses le tableau de nos ennemis, parce que c'est nos ennemis n'est-ce pas ? Et quand tu présumes qu'on est en danger, on te regarde interdite, pince nos lèvres dans un rictus qu'on tente de contenir, tu as exactement les mêmes réflexes qu'Esthef, on trouve ça adorables et d'un comique, Camael. Mais on ne peut retenir le rire plus longtemps, explose d'un gloussement léger et sincèrement alors qu'on pose la tasse, ce serait bête de se tacher.

— Mai-Mais qu'avez-vo-vous donc tou-tous à vous préocc-ccuper de ma pro-protection alors que je sui-suis la plus in-increvable du lot ! Pardon, Camael, pardon, tu es soucieux et nous, on en rigole. On s'excuse d'un signe de la main, essaye de reprendre plus sérieusement. Me per-permettez-vous de pa-passer à l'écrit ? On sort de notre poche un petit carnet dans lequel on s'attelle à tracer rapidement la suite de nos penser. Je suis en danger, c'est un fait. Mais, j'en suis entièrement consciente et Esthef ne m'a rien imposé, c'est moi qui ai choisi. Léger sourire, on sait que vous avez un mal fou à l'accepter mais c'est un fait. Savez-vous combien de fois je suis morte ? Plus que mes doigts ne sauraient le compter. J'ai eu des morts douces, d'autres d'une violence inouïe. Parfois, c'est même moi qui me suis tuée toute seule. Malgré tout, je suis toujours là. On pourrait me tuer ou même me torturer mais très honnêtement, Camael, je préfère de loin être celle qui prend les coups à votre place. De plus, j'ai une grande pitié pour l'imbécile qui tentera de porter la main sur moi, je suis une petite nature et j'ai le don de transmette ma terreur à qui me la fait subir.

On t'offre le sourire le plus rassurant dont on est capable. On est désolée, Camael, Esthef aussi ne comprend pas. Pour nous, la douleur et la mort sont presque un quotidien, on le subit depuis tellement de temps qu'on a fini par dédramatiser l'horreur. Au final, c'est la solitude et la fragilité de vos vies qui nous blessent et nous meurtrissent, pas la nôtre. Nous sommes une fleur, Camael, on refleurit à toutes les saisons.

— Opal est mon frère et ma sœur, nous nous considérons comme tel. Il et elle sont l'aîné(e) quand je suis le et la cadette. C'est un des êtres que j'aime le plus au monde, mais je sais que malgré sa couleur, il n'est pas tout blanc. Je manque d'objectivité, j'en conviens, c'est l'un des seuls membres de notre famille à ne m'avoir jamais traitée en simplet ou en monstre. Mais je veux vous rassurer quant au fait que je compte bien ne pas laisser Opal porter préjudice à Esthef et ses projets. Vous savez, ça n'est pas arrivé depuis quelques siècles, mais je sais me montrer très possessive et hargneuse quand il s'agit de protéger ce qui me plaît. Ne me voyez pas comme une princesse à protéger, mais comme une solide alliée.

On reprend notre tasse, sirote notre thé. Au loin, on entend le chant d'un oiseau, on sourit encore. Tu n'es pas triste Camael, tu es mortel. Et, vois-tu, depuis quelque temps nous trouvons que nous le devenons aussi.

Vous êtes mon alliée, vous êtes mon amie. Ah, les mots nous touchent, Camael. Douceur à nos oreilles, vive émotion dans le creux de la gorge. Ridicule, peut-être, de se laisser envahir aussi facilement. Mais il en a toujours été ainsi, on s'est fait une raison. On a accepté la nature de nos émotions, loin d'être fleuve, plutôt cascade, quand leur flot s'écrase sur le sol on ne peut que s'y noyer. Mais pour une fois, c'est dans le positif. On voudrait te remercier aussi, des siècles que ce genre de choses relevaient de l'exceptionnel. Depuis qu'on est revenue à la mairie, tout cela se fait plus banal. C'est en soi un miracle, tu vois ? L'air nous manquait depuis tant de temps, chaque respiration enserrait le cœur, tordait le ventre. C'est presque étrange, un peu effrayant, cette sensation de... Normalité. On en vient presque à appréhender le moment où tout cela s'arrêtera, car il y aura bien une fin à tout cela, n'est-ce pas ? Oh, comme c'est effrayant. Mais pour le moment les oiseaux chantent, les mots nous touchent, on accepte d'encaisser les sourires comme on a encaissé les larmes, avant.

— Vous avez raison, très chère, pardonnez-moi. Il est injuste de vous demander d'être en retrait quand moi-même je ne tolère pas de l'être. J'ai encore un peu de mal, j'avoue, à me représenter que je puisse avoir des amis, être sur un pied d'égalité avec qui que ce soit. Esthef me le reproche à raison.

Léger sourire, mi-chemin entre l'excuse et le merci. Un autre défaut qu'on a, Camael. On s'excuse de tout, y compris de nous-même. Une éternité dans des rôles de piètres qualités, on essaye de s'en sortir mais le naturel à la peau dure. On imagine que tu en sais quelque chose, toi aussi.

— Vous avez raison, mes nombreuses vies m'ont autant façonnée que le chapelier à l'origine. Je traîne encore de nombreuses tares, mais je ne suis pas défaitiste pour autant. Cette vie-là est différente, elle a l'odeur du bouleversement. J'ai le sentiment et l'intime conviction que nous sommes à l'aube d'une ère de grands changements.

Et ta mention à Esthef fait poindre un sourire plus timide, les joues légèrement rougies quand on vient écrire.

— J'espère pouvoir lui apporter plus de bien que de mal. Il me donne une forme d'espoir en demain en laquelle je n'avais plus eu l'audace de croire depuis longtemps. J'ignore si je suis forte, pour être honnête je pense bien plus faible que la plupart de mes élèves, mais j'espère de nouveau. C'est peut-être là l’essentiel.

Un sourire quand on remonte notre regard à la faveur du tien.

— Je suis heureuse de vous compter parmi mes amis, Camael. Cela fait longtemps que je n'avais pas appelé quelqu'un comme ça. J'espère que nous pourrions le rester longtemps.

Maladroit, mais puisqu'on est ami on peut être te le demander. Sourire un peu plus espiègle, Esthef nous avait expliqué qu'on avait le droit d'arrêter de penser quand on partageait de l'amitié avec quelqu'un. Être libre de respirer, d'oser, parce qu'avec l'autre ce sera toujours bienveillant, c'est le principe de ce genre de relation.

— Je n'ai jamais osé vous demander, mais pourquoi un tel engagement ? Est-ce par devoir envers votre travail ? Je sais qu'Esthef demande beaucoup d'intention, spécialement pour se souvenir de la définition d'un lit, mais tout de même, vous devriez avoir le droit d'être au bras de quelqu'un.

Être utile dans cette vie... Oui, c'est un sentiment que tu comprends, c'est même une idée qui te séduit. Une simple phrase pour résumer tous tes objectifs. Parce que si le but final est l'embrassement d'une liberté totale, de l'indépendance, autant bien la nôtre que la leur, aux pauvres petits habitants de Wonderland, tu sais qu'il te faudra commencer petit, viser une action raisonnable. Et être utile, c'est un début. Utile pour Esthef, sûrement, pour Camael, tu l'espères aussi. Utile pour Opal, utile pour Wonderland, utile à Susan, à tous ces autres que tu connais et ne connais pas encore. Mais surtout utile pour toi. Cela fait déjà quelques vies que tu ne fais que regarder et le besoin d'être acteur se fait cruellement sentir. Et tu comprends quelque part Camael, sa hâte de voir ce qui se passera au chapitre suivant. Car si la poudre dans ta poche est encore une garantie de tranquillité, tu as l'optimisme de t'en détacher. Tu as le rêve un peu fou de voir les choses changer. Time à disparu mais le temps n'a jamais été aussi mobiles. C'est ça, Charline, c'est la sensation de renouveau que tu attendais.

— J'espère pouvoir le soutenir et lui apporter ce dont il aura besoin. J'espère surtout pouvoir le faire même si son ambition m'en empêche. Je sais que sa soif sera une amante difficile à concurrencer, mais je ferai de mon mieux.

C'est qu'on sait se faire plus butée qu'une mule.

— Vous savez Camael, je pensais que le complexe était le propre des réincarnations. J'ai toujours regardé avec une certaine envie et admiration les natifs tels qu'Esthef. Je me disais qu'une vie limitée, courte et définitive était garante d'une certaine joie et d'une certaine stabilité d'esprit. Comme rien n'a de conséquence pour nous autres, nous prenons souvent des chemins détournés et déraisonnable qui aboutissent la plupart du temps à la folie. Plus rien n'a vraiment de valeur ou de sens quand on est presque aussi vieux que le monde. Mais après tant de temps parmi vous, je me rends compte que nous sommes similaires sur bien des points. Vous comme nous, avons oublié l'importance de la simplicité.

Tout n'est que complexité et nuance.

— J'aimerai que les changements à venir apportent un peu plus de cette simplicité dont nous manquons. Je pense que cette simplicité est la clé vers notre indépendance et notre liberté. J'aimerais que mes frères et sœurs renouent avec ce concept. Si nous étions des enfants simples, Wonderland serait une terre bien plus belles.