L’heure tourne et tu n’as toujours pas terminé la préparation pharmaceutique de M. Copper - ce vieux bonhomme consomme ton jus brûle-graisse comme s’il s’agissait d’un soda. À la vitesse à laquelle il termine les bouteilles que tu lui vends, à la fréquence à laquelle il te passe commande : tu n’aurais que lui à servir que tu n’en ferais pas moins de chiffre d’affaire…

Aliocha, tu n’es pas au bout de tes peines.
M. Copper n’est pas le seul pour qui tu dois oeuvrer (et te hâter).

Tic. Tac.

Aliocha, tu n’es pas en reste de ton labeur.
Bientôt, Ayden passera ta porte et avec lui, de précieuses denrées.

Lorsque l’horloge au carillon doré sonne 17h30 - c’en est finit de la préparation du jus brûle-graisse. Le liquide aux reflets bleutés se retrouve soigneusement versé dans une carafe, elle-même soigneusement emballée dans un papier grainé.

Demain matin à la première heure, M. Copper saura te gratifier d’une somme rondelette.

Et tandis que tu te départis prestement de ta blouse blanche et de tes gants - et tandis que tu pousses un râle de soulagement et que tu songes aux bienfaits que t’apporterais une tisane de sauge : la porte d’entrée de ta boutique grince.

Tu l’attendais et le voilà : Ayden.

Un sourire enjôleur aussitôt pare tes lippes et c’est sans te formaliser d’une quelconque bienséance que tu engloutis la distance vous séparant pour mieux siéger sur son ombre. Ravi de te voir ! As-tu déniché les ossements que je t’ai demandé ? Y es-tu parvenu ? Et les fossiles d’écorce de chêne ? En as-tu trouvé ? Oui ?

Aliocha : énergumène composé présentement à 60% d’excitation puérile et à 40% d’impatience lourde.

De mon côté, j’ai mis au point une nouvelle poudre pour tes angoisses… Ta moue troque ses enfantillages pour un air sérieux et pincé. Soucieux de ne pas être interrompu, tu retournes le petit écriteau suspendu à la vitrine principale de ta devanture pour mieux indiquer « boutique fermée ». Prudence est mère de sûreté, n’est-ce pas ?

Cela fait quelques temps déjà que votre curieux marchandage à débuté - force est de contester que, aujourd’hui, la familiarité a toute sa place.  Aussi, tu ne te gênes pas pour l’inviter d’une main sur son épaule à s’asseoir sur le fauteuil trônant à droite du comptoir. C’est une poudre qui, je ne te le cache pas, est très concentrée. Je te somme de respecter la posologie que je t’ai détaillé sur un papier. Sommation que tu appuies d’un froncement de sourcils - qui l’eut-cru : Baba Yaga, sorcière prévenante ? Je te cherche ça.

Une minute plus tard et tu déposes un petit pochon de toile transparente et souple sur ses cuisses. S’y cache la susnommée poudre dont les teintes oscillent subtilement entre le rose et le rouge. Un délicat parfum de fleurs en émane - les conséquences de l’huile essentielle de coquelicot, premier et principal ingrédient que tu as utilité quant à sa confection.

Ah, le papier ! Il serait fâcheux que tu oublies de le lui donner alors que tu as passé une longue heure à y inscrire mille et une précautions d’usage.

Tu te précipites en direction de la réserve et laisse ton hôte aux bons soins de sa contemplation.

À peine reviens-tu dans la salle principale que tu le vois t’appeler à l’aide, effondré au sol et bras tendu à ton égard - qu’a t-il fait ? Malheureux ! Tu t’écries, la voix pleine de cette colère mêlée d’angoisse que tu aurais volontiers voué à des jour plus funestes que celui-ci.

Six minutes, c’est le temps qu’il aura fallut à Ayden pour te désobéir et prendre l’entièreté du pochon de poudre.

Si tu n’agis pas vite, Aliocha, c’est non pas un garçon charmant et fringant que tu auras sur les bras mais un cadavre navrant et gênant. Aussi te précipites-tu à son chevet, le soulevant avec ménagement pour mieux le conduire, bras dessous, bras dessus, à l’étage.

Gravir les marches à quatre jambes dont deux inaptes au mouvement : c’est une corvée.
Corvée d’autant plus pénible que t’as la caboche aux aboies - un tumulte de questions la traverse et l’embrume. Et si tes remèdes n’agissent pas ? Et s’il succombe à un coma ? Et s’il sombre dans une démence ? Et s’il perd ses facultés motrices ?

Inspire. Expire.

Lorsque tu franchis le seuil de l’étage, c’est une première victoire. La seconde victoire, c’est lorsque tu parviens à l’allonger sur le divan de ton boudoir. Soucieux de ne pas perdre un seul soubresaut de son visage, tu le détailles longuement et scrupuleusement. Son teint est à faire pâlir la Mort en personne (et qui serait plus à même d’être savant de la Mort que toi, Baba Yaga ?).

Ayden, si tu en réchappes, je te le jure, je te tue ! Menace absurde qui n’aura d’effet positif que d’alléger un tantinet tes inquiétudes. Il est un fait notoire, Aliocha, qui témoigne qu’à force de vos entrevues, tu as développé pour ce drôle d'oiseau une affection singulière et sincère.

Le perdre, ce n’est pas une optique envisageable - oh non.
Le perdre serait te propulser dans un orage de chagrins !

Du tiroir d’une commode, tu extirpes une fiole au contenu brillant et visqueux - un de ces remèdes rares et précieux qui te demandent des mois de travail - un de ces remèdes qui soignent les maux les plus graves.

Lentement, tu pinces les joues d’Ayden de sorte qu’il ouvre la bouche pour y glisser la moitié du contenu de la fiole. Le goût est infecte mais cela devrait te soulager. T’en as pour deux heures au moins avant de retrouver un état d’esprit décent… Information que tu souffles entre deux râles contrariés.

Puis, parce qu’il est hors de question que tu quittes une seconde fois sa présence, tu t’assieds dans un fauteuil séant face au divan. Sur tes genoux, tu échoies l’une de ses mains - et tu la serres entre les tiennes, tu la serres avec douceur, avec ferveur. Qu’est-ce qu’il t’a prit de faire cela ? Ayden ? Une question à moitié dans le vide, à moitié impérieuse d’envie d’obtenir une réponse.

Tu sais Aliocha, tu te doutes : les âmes vagabondes, les âmes blessées, tu les lis, tu les vois, tu les scrutes, tu les fuis, tu les aimes, tu les déplores, tu les rejettes.
Tu sais Aliocha, tu te doutes : Ayden, comme nombre des être-humains foulant ces terres, possède des démons plus voraces que sa raison ne possède d’armure pour les contrer.

Quels sont ces démons ? Quels sont ses démons ? Sont-ils si terribles qu’il en a risqué sa vie pour les museler ?

Tu pousses un long soupire de soulagement, Aliocha, lorsque la certitude de voir Ayden tiré d’affaire paraît à ton esprit. Il est certes en proie à quelques troubles de la vue - au quel cas il ne t’aurait pas prit pour un ange, et encore moins pour son père mais… Oui… D’ici une à deux heures, il sera convenablement sur pieds.

Tu ne retires pas ta main - celle offerte en réconfort, celle qu’il accueille à ce juste titre. Un curieux sourire naît à tes lèvres, emprunt de ce je-ne-sais-quoi de tendresse et de calme. Jamais il ne t’a semblé aussi frêle et vulnérable qu’en cet instant et pourtant…

Pourtant il est l’un de tes fournisseurs en denrées illégales les plus actifs. Quelques fois, tu t’es demandé : comment se fait-il qu’un adolescent accepte de pareils marchandages ? Quelle genre de vie mène t-il pour être addict aux médicaments ?

Doucement, tu te lèves. Ne me remercie pas, c’est normal. Tu cherches la bouilloire, l’allumes - patientes quelques instants à peine puis t’en reviens avec elle et deux tasses. En leurs fonds, tu déposes des pétales de tilleul et quelques brins de lavande - de quoi apaiser davantage ses humeurs (et tes inquiétudes). Le doux fumet de cette tisane se délasse dans l’air et tu te rassieds avec aise.

Ayden. - le timbre sérieux, tranquille. J’aimerais comprendre… J’aimerais te comprendre. Jambes qui se croisent, regard appuyé. Pourquoi as-tu besoin des substances que je te prépare ? Pourquoi tiens-tu tant à t’annihiler la raison ? Sourire qui se crispe. Te rends-tu compte que tu as failli commettre l’irréparable ?

Te rends tu compte du souci, singulier et gênant, dont tu m’infliges ?

Encore ce père - père, père qui maltraite, père qui terrifie, père qui pousse son fils à commettre des folies. Tu pestes entre tes dents, Aliocha, désireux de trouver ce père et d’en faire ton cobaye - car à quoi bon laisser des monstres en vie ? Ne sont-ils pas plus adaptés aux Enfers ?

Certains meurent alors qu’ils méritent de vivre.
Certains vivent alors qu’ils méritent de mourir.
Injuste fatalité…

Je comprends ton désir de fuite. Cependant, tu ne fuis pas de la bonne manière. Marque une pause. Tu te mets en danger à chercher la fuite par les drogues. Soupire.

Tu vous ressers deux tasses pleines. Il n’y a pas meilleure remède qu’une tisane, pas vrai ? As-tu la possibilité de vivre ailleurs que chez lui ?

Evidemment, pour un garçon de son âge, ce n’est pas chose aisée que de devenir autonome et indépendant. Quoiqu’il existe des personnes qui seraient à même de l’aider - forcément, oui forcément ! Ce monde, si fou soit-il, n’est pas dépourvu de bonnes âmes…

En as-tu déjà parlé aux autorités ou à une personne de confiance ? Se laisser proie d’un sale type, fusse t-il son paternel, ce n’est pas un avenir. Ayden a autant de droits de vivre heureux et de se faire une place ici-bas qu’un roi ou qu’une duchesse.

Tu l’écoutes avec calme et conciliante - mais tu ne serais conserver ces mères qualités lorsque tu le vois vainement tenter de se lever pour mieux choir à nouveau sur le divan. Un sourire que tu veux chaleureux étire tes lèvres mais ce sont les teintes du chagrin qui le colorent. Ayden… Un murmure à sa rencontre - une main cajole sur sa joue… Comment pourrais-je te dénoncer, enfin ?

Un soupire - ton regard qui se perd dans le sien, lavé par les craintes et les angoisses… Tu ne peux plus le voir que comme il est réellement : un enfant. S’il a déjà les traits d’un jeune homme, si tu l’as déjà payé pour commettre des méfaits d’homme - au tond, il a toute l’innocence et l’ingénuité de l’enfance.

Tu t’en veux - de ne pas avoir su corriger plus tôt ton rapport à lui, de ne pas avoir proscrit votre lien illicite et dangereux. Jamais je ne ferais quoique ce soit qui puisse te nuire. Vérité. Je veux ton bien. Faire amende honorable. Ma porte te sera ouverte autant de fois que tu le souhaiteras, autant de fois que tu en ressentiras le besoin. Concession irrévocable.

Hésite. Pince ton nez. Rictus moqueur - rictus doux. Veux-tu que j’empoisonne ton père ? Question tranchante - tu as beau être humain, tu n’en demeures pas moins sorcière, Aliocha.

Une sorcière qui n’a aucun scrupule à user de la mort - vaillante amie - contre celles et ceux qui affligent ses agneaux.

Tu hésites. Tu n’es pas avare de cajoleries en règle générale… Seulement, celle-ci est d’une nature qui à l’ordinaire te provoque moult dégoûts - pire, c’est le genre de cajolerie qui te terrifie.

Tu te sens à l’égal d’une mère censée couver son petit de bienfaits et de douceurs. Curieuse sensation - un vague à l’âme qui s’éprend de tes mémoires…

As-tu déjà été parent ?
Un jour ? Avant ?

…

Silence.

Tes bras se referment sur son dos. Une main s’égare dans sa tignasse brune aux mèches folles. Il a des parfums de peur, d’herbe coupée et de linge propre. Tu as bien plus de courage que tu n’oses le croire, Ayden. Murmure. Un jour, proche je l’espère, tu parviendras à tuer ton père. Sourire. Je le devine. J’en suis persuadé. Il t’écarte. Son sourire s’étire. À présent… Offre moi le plaisir de manger quelque chose. Tu te lèves.

Quelques pas jusqu’au buffet - tu lui tends un plateau d’argent auréolé de fruits, de muffins et de confiseries. Baba Yaga est gourmande, voyez-vous. Je te devine également prompt à t’attirer des ennuis ! Rire - un peu, la douceur aux lèvres. Tu es un bon garçon. Ne t’aventure pas sur des terrains trop dangereux. Par folie, par tristesse, par désarroi - Ayden, prends garde. Par ailleurs, je te congédie. Je refuse que nous continuons notre petit marché illégal. Je serais ravis de te fournir des traitements à base de plantes pour soulager tes angoisses… Mais plus d’opiacés ou de substances narcotiques. Sourcils froncé, air sérieux. Entendu ?