CARACTÈRE

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Quand on est Tino Barbieri, on est un homme d'affaires, un homme occupé, on se réfugie dans le travail pour oublier. Oublier quoi ? Principalement le silence. C'est assourdissant, le silence. Surtout quand il est dans sa propre tête. Parfois, on oublie de manger, tu crois vraiment qu'on a le temps de se préoccuper de broutilles ? Ce que les autres pensent de nous importe peu, leurs émotions encore moins. On pense à ce qu'il y a dans leur tête, on se demande quels sont leurs objectifs, c'est ça qui nous concerne, c'est ça qui nous intéresse. Les employés ? On fera semblant de s'inquiéter pour leur bien-être et leur sécurité, pour sauver les apparences, parce qu'il est si important de préserver les valeurs de l'entreprise. Certains secrets doivent être bien gardés. On s'appelait peut-être Cerbère dans une autre vie.

On pense toujours à la suite, on est prévoyant, on aime avoir un objectif. On aime que les choses soient précises, bien organisées. On aime sa routine, sa sécurité. On n'aime pas la vie depuis que Time a disparu. On ne compte plus les jours qui passent, parfois tout va vite, tout est chaotique... à d'autres moments trop lent et même le travail ne nous sort plus du quotidien ennuyant. On ne supporte pas cette incertitude, ce manque de contrôle sur la réalité. Reviens vite, Time, tu sais bien qu'on fait des bêtises quand on perd le contrôle. Sans but, on désespère. On s'ennuie. On se lasse, vite, comme avec toutes ces femmes.

On entend souvent dire qu'on change d'épouse comme de vêtements. Parfois on nous demande si l'on considère la gent féminine comme des trophées à gagner, mais ce n'est pas exactement ça. On est terrifié par la solitude, le silence pesant d'une maison vide simplement rompu par le tic-tac de la pendule du salon. On ne supporte pas de vivre seul jusqu'à la fin de ses jours. Mais... on ne supporte pas la présence d'étrangers dans sa maison, alors les aventures éphémères sont hors de question. C'est chez nous, ici. On n'aime pas les curieux, les fouineurs, on sait qu'on ne doit faire confiance à personne. Une femme, une fois mariée, nous est liée par un contrat. Ce contrat, on ne le trahit pas. Du moins, pas le premier. On est fidèle, respectueux et même affectueux tant que demeure la flamme. On est un homme de parole, à défaut d'être homme d'honneur. Quand on signe, on prend bien garde à y souligner l'importance de l'espace personnel.

Son petit jardin secret, comme on dit.

Chérie, ne t'avise pas de piétiner les jolies roses de mon jardin secret, ou je me verrais forcé de les repeindre en rouge.



(TW suicide + féminicides)
(rien de graphique)

Résumé:

1953

On se rappelait le soleil, la mer, le bruit des vagues quand papa nous emmenait jouer sur le sable. À sa mort, Vittore avait repris les affaires familiales. Un bar, dans lequel s'organisaient des paris. Ezio jouait les gros bras quand il y avait des ennuis avec les clients ou d'autres familles. On aimait bien Ezio. Quand on était petit, il allait casser le nez des gamins qui nous embêtaient. Vittore était beaucoup plus âgé. On le connaissait mal, ni comme un frère, ni comme un ami, mais il était content de nous et de notre travail. On s'occupait des comptes, et on s'assurait qu'ils paraissent légaux. Ma gérait tout le reste. Elle maintenait les apparences, et elle n'était jamais contente.

1982

On a 29 ans quand elle décide qu'on doit se marier. On était bien avec nos chiffres, pourtant. Les chiffres, c'est fiable, on peut leur faire confiance. Maria est entrée dans notre vie, ce n'était pas un mariage heureux. On n'aimait pas Maria, Maria ne nous aimait pas, mais notre famille était aisée et elle ne manquait de rien.

1985

Livia est née le 2 août 1985 et on aime penser que notre vie a commencé ce jour-là aussi. Elle était tout pour nous. On la laissait jouer dans notre bureau quand on travaillait trop, parce qu'on aimait notre travail, mais on aimait encore plus Livia. On l'aidait à colorier ses dessins, à faire ses devoirs, on l'emmenait à la plage jouer avec les vagues, puis au parc d'attractions, où on lui achetait toutes les barbapapa du monde. On était heureux.

1999

Livia était la seule chose qui nous liait à Maria, et un jour ce ne fut plus suffisant pour sauver les apparences. Maria a profité que Ma n'était plus de ce monde, paix à son âme de tortionnaire, pour demander le divorce. Sur le principe, on pouvait l'accepter, mais elle exigeait la garde exclusive de Livia. Soi-disant que notre famille avait une mauvaise influence sur la petite. Il était vrai que les Barbieri ne s'appelaient pas ainsi parce qu'ils étaient barbiers dans le temps... mais parce qu'ils aimaient particulièrement les rasoirs. On était en colère, désemparé. On a pensé à Ezio. Mais on n'avait plus 10 ans, il ne pouvait plus régler nos problèmes à notre place.

On a perdu le procès et la garde de Livia. Maria nous a annoncé que sitôt les papiers signés, elle repartirait vivre chez sa mère, au Brésil. Si elle emmenait Livia, on savait qu'on ne la reverrait jamais. On ne supportait pas de vivre sans elle. Alors on a pris notre décision. On a mis nos affaires en ordre. On a écrit une lettre d'adieu à notre fille, on lui a légué tout ce qu'on possédait. Pour notre dernière journée ensemble, on l'a emmenée à la plage et au parc d'attractions une dernière fois. Livia a eu droit à trois barbapapa et un ours en peluche qu'on a gagné pour elle au stand de tir. C'était une très belle journée.

Livia couchée, on a pris le revolver et on est allé dans le bureau. On s'est servi un verre de whisky et on a attendu. Attendu d'entendre la clef de Maria dans la serrure, pour que Livia ne soit pas celle qui nous trouverait en premier. Maria ne rentrait pas. On a attendu jusqu'à une heure du matin. On ne sait pas ce qui nous a fait changer d'avis. La colère ? La fierté ? Voulait-on prendre quelque chose à Maria, nous aussi ? La folie a motivé nos pas. Ils sont remontés jusque dans la chambre de Livia. Elle dormait à poings fermés. On a posé le revolver et on a pris un oreiller. On ne partirait pas sans elle.

Daley

Les premières années sont floues, entachées par l'incompréhension, la culpabilité et le doute. On cherche en vain chez les nouvelles alices un visage familier, mais lequel ? On est perdu. On entend dire qu'il y a une solution pour rentrer, mais personne ne sait laquelle. Quelle importance ? On ne veut pas rentrer. On voulait partir. On ne peut que s'habituer.

Daley est la première à entrer dans notre vie. Elle travaille avec nous comme guide d'alices. On est heureux ensemble, mais le mariage ne dure pas. Daley veut une famille nombreuse et on refuse d'avoir des enfants. On ne cesse de penser à Livia. Comment se passe sa nouvelle vie au Brésil ? S'est-elle fait des amis ? Est-elle heureuse maintenant ? On espère que oui.

Vivienne

On se rappelle de Vivienne à chaque fois qu'on voit un tableau. C'était son idée. Elle voulait que l'on se fasse peindre ensemble dans le jardin, en plein mois de vefrier, on a dit non. Elle a posé seule et, en partant, elle nous l'a laissé. "C'est pour que tu te rappelles ce que tu perds, Tino !" Trop de fierté. Nous aussi. On a remisé son portrait dans le grenier.

Adelais

Celui d'Adelais n'a pas eu plus de succès. Quand on a demandé de divorcer, Adelais a exigé une pension, la moitié des meubles et son tableau. Elle nous a annoncé ça de bon matin, alors qu'on se préparait avant d'aller au travail. On a toujours beaucoup travaillé, c'est notre échappatoire, ici ça nous permet de ne pas faire attention au temps qui passe. On dit que le temps soigne toutes les blessures. Avec le temps, on oublie tout.
Le sourire de Livia est de plus en plus flou.
"Tu m'écoutes ?" On s'est coupé en se rasant. Agacé, on a fait claquer le rasoir contre le marbre du lavabo et un souvenir est soudain remonté, comme une petite bulle, dans notre esprit. Il a éclaté. On revoyait Ezio avec le rasoir de papa. Le sang sur le sol. "Tino, pourquoi tu me regarde comme ça ?"

Adelais est devenue la première hôte de la chambre rouge. C'était grisant de tenir le rasoir comme Ezio. On n'a jamais pu chasser cette sensation-là. Ce sera notre perte, on le sait. On a ouvert la porte de la chambre rouge et on ne pourra jamais la refermer.

Poppy

Elle nous a trouvé dans la salle de bains, le visage en sang. On s'était entaillé la joue gauche, presque jusqu'à la tempe. Poppy nous a rafistolé en grommelant qu'on avait de la chance malgré cet "accident". On ne pouvait pas lui expliquer qu'on avait été pris d'un accès de rage en voyant notre barbe ce matin-là. Elle était bleue. On n'est pas idiot, on a entendu parler de ces alices qui perdent petit à petit leur personnalité et leurs souvenirs. On ne veut pas perdre le contrôle de notre propre vie. Mais on s'était coupé avant de se raser alors Poppy l'a remarqué. On avait beau détourner son attention (c'est la luminosité) (c'est la vieillesse) (non je sais que je n'ai pas de cheveux blancs), elle ne se taisait pas. On a accroché son portrait dans la salle de bains. On voit son reflet dans le miroir à chaque fois que l'on se rase, et on se rappelle de faire attention.

Olga

Alice aussi, ancienne étoile du ballet russe. Elle nous a appris la valse dans le salon.

Chiara

Elle aime le café, pas le thé.

[...]

Parfois, en passant devant un tableau, on n'a plus que des bribes.

Molly

Molly était notre préférée. Elle ne tenait pas en place et elle fourmillait d'idées. Elle avait réaménagé la moitié des pièces de la maison et, même si on était allergique au changement, on devait reconnaître que tout était plus... léger. Comme elle posait trop de questions sur la chambre rouge, on lui a donné la serre pour détourner son attention, ce qui a fonctionné. Pour la première fois de notre vie, on a oublié son existence, nous aussi.

On s'est absenté quelques jours pour le travail et on a oublié la clef sur le bureau. À notre retour, elle était dans le tiroir avec les autres clefs. Molly se trouvait dans la serre, le visage pâle. Calmement, on a demandé : "Molly, chérie... est-ce que tu as ouvert la chambre rouge ?"
"Je croyais que ce n'étaient que des rumeurs, Tino !" Elle sanglotait trop fort pour qu'on comprenne le reste, qui se confondait entre excuses et exclamations d'horreur. On était en colère contre Molly. Pas tant d'avoir mis son nez dans nos affaires que parce qu'il fallait la mettre dans la chambre rouge maintenant. Et c'était notre préférée.

Livia ?

Le bureau du directeur est sens dessus dessous. Tous ces dossiers entassés pêle-mêle titillent notre esprit logique et carré, on ne sait pas si on a plus l'envie furieuse de ranger ou de tous les envoyer valser. Si on devait juger notre prédécesseur sur ses qualités organisationnelles, on dirait que l'incident de l'usine était la seule issue possible. Heureusement, il y a un coffre-fort, on va pouvoir y mettre les dossiers confidentiels. On devrait accrocher un tableau devant, pour plus de discrétion. On s'apprête à sortir notre clef quand quelqu'un frappe à la porte.

Elle s'ouvre sans notre permission et notre expression se fait sévère. C'est Daley. On prend le thé tous les jeudis depuis qu'on se connaît, le divorce n'y a rien changé. C'est une bonne amie. Mais on n'est pas jeudi, si ? Fichu Time ! "Qu'est-ce que tu as ?" Elle semble chamboulée. On la fait asseoir dans un des fauteuils face au bureau. Elle explique que son fils Billy a disparu et explose en sanglots :
"On-on a retrouvé un petit tas de poussière sur son l... liiit !"
"Seigneur, Daley... je suis navré." On essaye de compatir, sans succès. On ne peut éprouver de l'empathie pour elle, on ne peut se mettre à sa place. Comment pourrait-on comprendre ce qu'elle traverse puisqu'il y a longtemps qu'on a oublié ce que c'était qu'être père ? On lui ramène un verre d'eau. Daley se calme un peu.
"J'ai repensé à Livia", murmure-t-elle. On s'appuie contre le bureau, les bras croisés. "Je comprends maintenant ce que tu as dû traverser. Je regrette de t'avoir mis la pression avec ça, Tino." On fronce les sourcils, confus.
"Qui est Livia ?"