Il entre en trombe dans la maison, son long manteau de laine sombre dansant autour de lui, restes de nuit pour lutter contre le matin naissant. Il entre dans la maison avec le temps – ou plutôt l'absence de – à ses trousses.

" Susan ! ", appelle-t-il d'une voix forte, d'une voix brodée contre le relief de la folie d'un autre. Virevoltant au gré de ses idées, parvenant - dans un excès de félicité certain - à ne pas s'empêtrer dans la cadence de ses pieds, il appelle. Il l'appelle avec la vision des chaînes collée à la rétine.

Mais qu'est-ce que tu as fais ?, aboie Mad dont la voix règne en maître dans son esprit depuis deux jours. Qu'est-ce que tu as fais. Et il regarde ses mains – ces mains – sans parvenir à comprendre ce qu’il a fait. Il n’arrive pas à se souvenir. Parce que ce n'est pas lui.

Ce n'est pas toi, Lysandre.

" J'ai retourné la boutique sans dessus-dessous. Sans dessus-dessous, Susan. ", sa voix cliquète à la manière d'un métronome désaxé et il chambarde un espace qui se veut familier et que son esprit l’entourloupe presque à considérer comme sien. Il chahute le parquet de ses talonnettes et – clac, clac, clac – et s’impose, s’impose sans considérer la possibilité que sa présence soit déplacée, que c’est peut-être le mauvais moment.

Il l'attrape par les épaules, lorsqu'il apparait. Il avise la cicatrice d'un œil et l'empoigne de ses mains gantées. Il le secoue presque, frénétique, barbouillé d'intensité, écartelé entre caprice et ravissement. Jamais, il ne s’interrompt.

" Sans dessus-dessous, mais je ne l'ai pas trouvé. Ne l'aurais-je pas oublié ici ? Toujours près de toi que mes souvenirs s'échouent, alors. ".

Il babille, à la manière d’un enfant qu’il a certainement été autrefois, à la manière d’un moulin qu’une bourrasque fait tourner. Il babille et les mots culbutent, dansent.  

" Je me suis dit 'Susan saura, Susan saura' et me voilà donc en quête de l'Histoire du temps. "

Il contemple distraitement les vêtements et le décor, s’émerveille des yeux, d’avoir retrouvé son chemin sans aide-mémoire, sans devoir y réfléchir. Il parle et se languit – presque – d’avoir pénétré l’un des havres de sa mémoire. Dans les décombres de son esprit qui vrille, qui clignote, il trouve un phare, un rocher.

Pareil, malgré les différences.

" Et je voulais te voi— "

Ou presque.

" Su... "

Du noir à la place du blanc. Un échiquier à l'envers, sans dessus-dessous, comme au Theorem.

Silence dans sa tête.

Il attrape une mèche sombre. Trop sombre.

" Susan ? "

Soudainement, il n’est plus certain d’être au bon endroit.

Nuée aérienne et affolée pour remplacer le silence que le noir a fait naître entre ses synapses. Nuée de confusion pour animer son esprit, car la voix qu’on lui tend est bigarrée, lointaine, parce qu’à mieux y regarder rien n’est pareil, tout est sans dessus-dessous. Nuée de sentiments, au creux de sa poitrine, parce l’étreinte le fait tanguer, parce que l’inquiétude le gruge. Lysandre a attrapé, mais c’est Susan qui s’accroche. Rôles inversés, peut-être. Rôles alambiqués, trop. Nuée qui croît, qui croît, jusqu’à ce que le silence ne soit plus.

Essaim de toi, Susan. Ça ne s’interrompt pas.

Il remonte son col pour s’assurer qu’aucun souvenir ne perce sa peau, pour s’assurer qu’il ne subtilise rien – une promesse pour ne jamais te perdre –. Il remonte son col et serre, serre, serre en retour pour étouffer la confusion, pour répondre je suis là sans les mots pour l’exprimer. Il ne se rappelle pas de sa dernière étreinte, ne se rappelle de rien d’autre que des touchers accidentels, sans affect, sans poids – malgré les écorchures mémorielles –. Peut-être, en plus de tout le reste, a-t-il oublié, aussi, comment faire cela.

Comment dire je t’adore, je t’aime, je suis là avec autre chose que les mots brossés sur les aide-mémoires accrochés aux murs du Theorem. Comment rassurer, comment signifier, comment vociférer son désir de toujours être là pour aviser, pour supporter. Peut-être que les trous dans sa tête l’ont fait s’effacer, peut-être qu’il n’est plus possible de demander; Susan, parle-moi de tes tempêtes, laisse-moi les naviguer.

Peut-être.

" Je – ". Susan est lourd, contre son cœur, et certaines de ses couleurs sont au mauvais endroit. " Je voulais te parler des battues. "

La voix de Mad s’impose toujours, ponctuée des cliquètements gauches des horlogeries fondantes qui brodent le lit de mort de Time. La voix de Mad aboie, mais qu’est-ce que tu as fait et Lysandre, obnubilé qu’il était, a maintenant envie que tout cela s’arrête. Cille, concentration broyée, cille, que de douleur de devoir tout chahuter, mais pas maintenant. Tais-toi, Chapelier.

Il y a plus important que toi, beaucoup plus important que le Temps.

" Mais ça peut attendre. ", murmure-t-il. " Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui s’est passé ? "

Quelque chose ne va pas. Ça se lit dans les bouts éclatés qui jonchent le sol, dans les craquelures que le pouvoir n’a pas encore réparé. Quelque chose ne va pas et Lysandre n’a pas besoin de longues réflexions pour déterminer ses priorités.  

" Pourquoi tout est sans dessus-dessous ? "

S’oublier pour toi, Susan.

Autant de fois qu’il faudra.

" C’est pire qu’au Theorem, Susan. Et je me souviens encore avoir tout ravagé. "

Filament de sourire contre les premiers soupirs de l’aube. Il a envie de le déposer, de souffler son inquiétude contre les cheveux d’encre, mais s’abstient. Le moment est mal désigné pour accueillir un accident. Il se contente de serrer la taille, de bercer, de tanguer.

" Est-ce que tout va bien, Susan ? ", voix douce, pastel.

Regarde, on danse.

" Tout ce que tu veux. "

Étoiles fendues qui se déversent en une nuée scintillante, fragments stellaires qui s’éclipsent et disparaissent à même la nuit de son manteau. Ça fait frémir ses entrailles et ses hésitations, si bien que, barbouillé d’impulsivité, il dépose un baiser – léger comme l’envol d’un papillon de nuit – contre le relief de mèches que l’on a départi d’une part importante de leur familiarité. Avaler ce qui se déverse pour pouvoir contenir la forme mouillée que prend l’épuisement, avaler ce qui n’est point dit pour effacer les bavures hérissées qu’ont dessiné les inquiétudes.

Main gantées, col relevé – affublé des textiles destinés à protéger le monde plutôt qu’à l’avaler –, il n’est pourtant que cette contradiction d’actes qui serre, serre, serre, faute de pouvoir faire mieux. Lysandre se veut être un trou noir, mais n’est qu’un collapsar habillé d’infini.

À mi-chemin entre des états contraires.

Peu importe, cela dit, parce que Lysandre se veut inébranlable, se veut solide et n’a point besoin de se parfaire pour être à la hauteur des besoins d’autrui, de Susan. S’il ne peut avaler la peine, il l’accompagnera. Patient, présent, là. Tout ce que tu veux, autant de fois qu’il le faudra, jusqu’à ce que la réalité de l’horloge te rattrape et que tes habitudes viennent colmater les saveurs du désarroi. Tout ce que tu veux, aussi longtemps que tu le permettras, tout ce que tu veux.

Je ne bouge pas de là.  

" À ton rythme, Susan. "

Quelque chose craque, son cœur, ses os, broyés par la force de l’étreinte de Susan, par le poids de leurs vulnérabilités superposées. Quelque chose craque et Lysandre inspire, fait tanguer Susan dans la direction de sa chambre. Valse à pas feutrés, yeux à demi fermés, se prend – peut-être – les pieds dans les débris d’une émotivité que l’on n’a pas encore pris le temps de restaurer. Il ne s’en formalise pas, cela dit, d’avis que les imperfections servent souvent à magnifier.  

Que tout filera en marge de ce concept absurde qu’est le temps.

Il se laisse basculer sur le lit, le dos contre le matelas, la forme de Susan contre lui. Il fouille le plafond des yeux à la recherche d’un détail connu pour faire chavirer sa mémoire.

" À ton rythme. ", répète-t-il d’une voix lente, paisible.

En suspens.

Lysandre à l’habitude des foutoirs, des bordels qui commencent sans qu’il ne soit possible de comprendre lorsqu’ils se terminent. Lysandre à l’habitude des débordements, de ces trop-pleins de tout qui s’inscrivent dans l’intensité, qui nourrissent la confusion.

" Je vais rester avec toi aussi longtemps que tu le voudras. "

Lysandre a appris à tout mettre sur pause.

À avoir tout le temps du monde.

Puis, pour Susan, rien n’est jamais de trop.

À l'image de sa psyché, le monde a éclaté, s'est morcelé en une poignée de galets colorés qu'il faut maintenant essayer de rassembler. De sa frénésie aux larmes, il lui semble que leurs émotivités se sont dressées dans des intensités opposées. Dans des oublis qui se sont révélés ‒.

Et que Lysandre ne saurait tarder à laisser filer. Parce que Susan et sa vulnérabilité ont plus de valeur que n'importe lequel des mystères que Wonderland aura su lui imposer. Il faut prendre soin de ce à quoi on tient, des quelques denrées qui n'ont pas été arrachées, grugées. Alors, on balaye, on se balaye, pour mieux se recentrer.  

Susan qui pleure les notions de rythme et les poupées fracturés, Susan qui se laisse porter. Vulnérabilités rares qui exposent des réalités qu'il n'avait pas envisager. Notions encore floues, sans précision pour les rendre accessibles, les laisser s'intelliger. Alors Lysandre demande à comprendre.

" Ton rythme ? Où l'as-tu donc retrouvé ? "

Où l'avais-tu donc perdu ? Les longues paroles l'ennuient, alors Lysandre calmera les flots de ses curiosités et adressera l'essentiel pour permettre à l'autre de s'exprimer. Essayer de comprendre sans s'éparpiller, d'écrire à deux, dans les décombres de sentiments qui donnent un sens à la banalité. Rien de plus commun que la confusion, les débordements, rien de plus normal que ces instants durant lesquels le monde doit cesser ‒ arrêter ‒ de tourner.

Regard rivé sur les constellations imaginaires qui se dessinent à même le plafond, sa respiration se fait lente, profonde. Reste dormir, est l'affirmation posée. Et au détour d'un sourire, Lysandre s'affirme qu'il n'y avait  point lieu de demander.  Qu'il demeurera aussi longtemps qu'il le faudra, car le temps est non-sens et que, sans lui, les balises de notre nuit sont tiennes à imposer.

L'horloge sans heures, Susan. Sans gardien.

" Bien sûr. ". Tout ce que tu veux, tout ce que je peux donner, car Lysandre, au milieu de sa mémoire, des bouts de lui-même, désaxé, ne croit avoir rien d'autre à offrir que son inconditionnalité. Toujours là, même lorsque morcelé, constamment en train de s'adapter à des flots impossibles à planifier. Lys aux mille significations, entre tes lèvres. Lys aux mille existences, amoncellement d'instants fermentés, culminés, en ce maintenant qui ne peut être comparé.

Susan. Si tu le demandes, n’est-ce pas parce que tu cherches autres choses que tes propres réparations ? Un nouvel angle, une nouvelle perspective. Quelque chose pour souder ces retrouvailles à ton rythme ?  Les poupées russes brisées qui attendent que tu te penches au-dessus d'elles.

" Nous pourrions commencer par réunir les pièces. ".

Si c'était de lui dont il parlait, il suffirait de murmurer que rien n'a besoin d'être réparer. Mais Lysandre a toujours dansé au rythme des autres, à se laisser envahir, porter, à chercher de quoi s'épandre pour pouvoir comprendre, pour pouvoir exister. Arythmique de par sa nature, éparpillé.  

Le temps aura effacé ses non-dits. Alors, Lysandre.

Il vaut mieux continuer avec les poupées.

" Et ensuite faire couler de l’or ou de l’argent dans les craquelures pour les remettre ensembles. Ou du bleu, quelque chose de bleu pour les poupées russes. Pour les magnifier. "

Bleu myosotis. Une pensée, filante, aux papiers qui ont été scotchés partout au travers de l’étage du Théorem, là où l'on entasses les recueils de poésie, et qui te permettent de répéter le nom d’Aliocha.

" Qu'en dis-tu ? ", demande-t-il sans jamais lâcher prise, traçant du revers d'une paume gantée des symboles infinis contre le dos de Susan. Nuit d'éternité.

À respirer les étoiles relâchée par le bleu de tes yeux, à imaginer la forme de ton rythme, à le relier aux poupées russes.

Entre ses synapses, Mad se fait enfin ‒

enfin silencieux.

Regard rivé, ébloui par la mélopée des gestes tracés jusqu'à la commode. Fluide comme un courant, comme l'air, Susan, prestation de toi offerte à des yeux illuminés de te regarder respirer. Mesurée dans un non-temps que Lysandre ne saurait quantifier, mais qui le laisse imaginer le sablier se tourner, se retourner. Tempête de cristal calmée, émotions chahutées, restaurées.

Ton sourire aux commissures badigeonnées de complicité.

" Banale. ", écho à ton mot, écho à ton être, à cet amoncellement diffus des instants de vie qui se cumulent, qui culbutent. Des banalités pour te rendre extraordinaire. L'envie de saisir, alors que les poupées promettent de se parer de bleu ‒ d'Aliocha , d'une mort en vers, petite et éplorée ‒, les doigts gantés pour les serrer. L'envie de plisser les draps pour s'approcher.

Immobilité. Lysandre regarde le corps s'affaisser, retomber, et admire la manière dont la latence pare les mouvements, laisse la distance s'habiller. Se vêtir d'inspirations bloquées, constellées, de compliments ravalés. Puis les phalanges s'approchent, contre les côtes, se pressent pour pouvoir écouter.

Ton rythme. Tambourer.

Bleu mer, pelure d'orange, livre discontinué. Lysandre, joue poussée contre la paume, inconsciemment presque, savoure la chaleur, cette promesse de partager. La superpose au ravissement ‒ livre soigneusement rangé ‒ de savoir Susan détenteur d'un espace bénéfique de par sa simplicité. Ton rythme pour faire résonner.

Il ne se rappelle pas avoir chanté, mains liées, ne se souvient pas avoir fait claquer la pierre des basses rues de Neverland avec ses pieds. Pourtant, il suffirait de demander pour que l'envie de recommencer sache l'irradier.

Comme le parc d'attraction, Susan. De la grande roue, lorsqu'elle est basse, on aimerait, à nouveau, se jeter. Et voler les tickets des attractions, d'un détour de souvenirs subtilisés à un employé mal luné. On aimerait faire violence à notre prudence, celle qui fait croître l'inertie, la fragilité. On aimerait être ‒.

" Ainsi ? ", inflexion amusée, cogitant à l'orée d'infinies possibilités. Que suis-je, ici, maintenant, phalanges contre ton cœur à soupeser un rythme pour mieux apprendre à le chérir. Qui suis-je, Susan, dans ton regard, sous l'empreinte de tes doigts protégés ?

Arythmique, désaxé ? Perdu, égaré ? Tout à fait moi.

Tout à fait pour ‒

t o i.

Rendre à ton rire la douceur d'un sourire. Puis ‒.

Amour.

N'as-tu pas toujours aimé ? Aimé découvrir, aimé t'animer, aimé briller et te délester des courbettes trop blanches d'une cour arriérée, aimé t'accrocher, chanter, aimé t'aventurer, aimé exister dans toute la beauté des disques rayés, des pages pliées et des lumières, de la luminosité. En tant qu'enfant, en tant que maintenant, de façons plurielles, en essaim, en nuée.  De façon tellement changeante qu'elle en est inchangée. Fougue de s'en rappeler.

" De quoi as-tu peur ? "

Lysandre laisse ses doigts quitter le relief du cœur et vient entremêler les doigts gantés. Montrer plutôt que parler. Ton langage dans toute sa subtilité. Ton affection une brume, une étreinte dissipée, pailletée de bleu, de rouge, des teintes de ton identité.

On inspire des tons de pêche, laisse les émotions résonner. Murmure dans l'air, chuchotement d'été.

" Thé dans le jardin, sur le banc à la peinture écaillée, toits illuminés. Pêche entre mes lèvres à raconter le cyanure des noyaux balancés. Pêche entre tes lèvres - " aux goûts imaginés " à essayer de les envoyer, ces mêmes noyaux, plus loin. "

Le vent dans ta chevelure neige.

La musique s'est oubliée.