Romeo est parti.

p a r t i

Et tout s'explique, les étreintes dans la nuit, cette nuit dans la cabane. Balthazar a le cœur gros, immense en rancunier. Un mélange de profonde amertume et de soulagement, ça laisse un sale gout sur la langue.

Alors, quand on l'a convoqué, il a su. Il a su qu'il allait passer un sale quart d'heure. Que savait-elle exactement ? Qu'il aimait - avait aimé ? - Romeo ? Qu'il aurait donné sa vie pour lui ?

De toutes façons, ce qu'elle ignore, elle finira par l'apprendre. Son pouvoir malsain retournant les centaines d'années de souvenirs de Balth comme une foutue machine à laver. Il n'a aucun secret pour elle.

Il y a dans les yeux de Juliette - on la hait, on hait la nommer - une lueur qu'on ne connait que trop bien. Son calme et glaçant et ses mots humiliants. Mais Balthazar ne réagit pas, pas cette fois. Cette fois, il se tait, hanté par l'abandon, hanté par l'absence.

Elle active le collier et instantanément, Balthazar tombe à genoux, ses dents sont serrées à se les briser pour ne laisser échapper aucun son - des siècles d'entrainement finalement. Ses muscles tendus à se les arracher, le sang battant à ses tempes.

Quand la douleur reflue, Balthazar, à genoux, se redresse, la folie dansant dans ses yeux. Masochiste suprême, pour oublier le trou béant de l'abandon, il va s'offrir au courroux de Juliette.

- Ton mec a préféré se taper tes animaux de compagnie plutôt que toi, tu devrais te poser des questions sur ton sex appeal bouffonne.

Adieu Balthazar, ravi de t'avoir connu.

Balthazar espérait la toucher, il espérait qu’elle s’énerve. Ça aurait sauvé sa journée de voir une lueur de rage dans ce regard désespérément hautain. Lui qui sombre dans la solitude, abandonné par le dernier en qui il croyait ici bas.

Finalement, que vaut-il ? Si Romeo n’a pas pris la peine de le prévenir, n’a pas pris la peine de l’emmener ? Que vaut-il à ses yeux ? Juliette, Reine hautaine qu’elle est le connait sur le bout des doigts et le doute qui fendille le coeur du Bandersnatch est une porte béante dans laquelle elle s’engouffre. Elle va détruire le mince espoir qui scintille encore au fond de Balth.

Si Romeo ne l’a pas emmené, c’est qu’il ne pouvait pas.

Si Romeo ne lui a rien dit, c’est qu’il ne pouvait pas.

Si Romeo s’est donné à lui, c’est qu’au fond, il l’aimait aussi.

Mais Juliette touche juste. Le Roi de (son) Coeur l’a utilisé et jeté. Et si. On se refuse à le croire, on va protéger les dernières braises de cet espoir autant qu’on peut. Le sourire arrogant de Balthazar se crispe à mesure que la Reine déroule son poison. Son rire perce les tympans du chien qui grimace. Il ne doit pas se laisser aller à douter, pas maintenant. (L’amour pourrira plus tard.) L’instant présent est celui de la survie, celui de l’arrogance pour échapper à la tristesse. Balthazar n’est jamais triste, Balthazar est désespéré, haineux, extrême, jamais on ne ressent quelque chose d’aussi doux que la tristesse.

C’est lancinant. On préfère qu’on nous perfore violemment le coeur plutôt que de le déchirer lentement comme ça.

Alors quand elle demande de danser, il se marre lui aussi. Il va souffrir, comme ça, il ne sera plus triste, comme ça, il ne pensera pas à sa tristesse. Il rit, il se marre et son rire est fou. Il écorche sa gorge et secoue son corps. Il avance, griffes sorties avant d’être barré par les gardes.

- Je m’en fous de ta putain de miséricorde. Pourquoi tu tiens tant à me voir danser hein ? C’est pour alimenter tes rêves pornos ? Toi aussi tu rêves de te taper tes animaux de compagnie ?

Vas-y connasse, déchire moi, que je te haïsse encore plus, et que cette haine noie ma tristesse. Au bord des yeux fous du Bandersnatch, on croirait voir briller une larme (mais c’est une illusion, les monstres ne pleurent pas).

Pas plus que les monstres ne sont aimés.

Parfois, il se dit que ça serait plus facile d'abandonner. De se laisser marcher dessus à l'infini, de courber l'échine et d'accepter les humiliations. Se coucher à ses pieds et mendier des caresses comme ils le font tous. Mais il y a une force au fond de lui, orgueil, fierté, folie, peu importe mais il y a quelque chose qui bat et qui l'empêche de renoncer. Alors, cette fois encore, il ne pliera pas.

Juliette le connait par cœur, à l'infini même et les yeux tremblants du chien ne échappent évidemment pas. Alors Balth promet de ne pas pleurer, pas devant toi, jamais devant toi. Pour toi on aura que la rage, la haine et l'arrogance. On ne s'abattra que loin des projecteurs de la cour, on ne trébuchera qu'une fois les portes refermées.

Et Juliette, tout sourire, royale et resplendissante (ignoble et tyrannique) du haut de son trône le ramène à son rang de chien. Et au fond, il préfère rester un animal jappant à ses pieds qu'avoir ne serait-ce qu'une once de sa pitié. Son mépris est suffisant à subir, la pitié serait plus qu'humiliante.

Et le collier à nouveau, la douleur descend le long de sa colonne vertébrale, il tombe à genoux. Ça se propage dans tous ses nerfs, les embrasent. Ses griffes se fichent dans les beaux tapis de la salle de réception, les déchirent même. Et leur poison suinte, laissant une trace abimée sur le tissu.

Il gronde, un raclement de gorge étouffé pour retenir la douleur. Le dos rond et les yeux fous qui ne quittent pas la Reine. Alors qu'il reprend son souffle, prostré au sol, la porte s'ouvre et Balth voit cette fille. Elle a l'air terrifiée. Et elle a raison. Juliette expose ses conditions et le cœur de Balth se referme. C'est maintenant, maintenant qu'il va exorciser sa peine.

C'est maintenant qu'on voit à quel point elle l'a changé. Là où tuer pour rien l'aurait répugné quelques éternités plus tôt, il ne ressent plus rien maintenant. Ou plutôt si, il est euphorique. Parce qu'on lui offre le contrôle, on lui donne la possibilité de décider de la vie d'autrui comme on décide de la sienne. C'est une illusion, dirigée par un ordre. Mais c'est grisant, grisant d'être le centre de leur monde, ce dont tout dépend.

Il se redresse, le visage fermé mais une lueur au fond des yeux, la lueur bestiale d'un prédateur sanguinaire affamé. Pardon jeune fille, il va passer sur toi sa colère, sa haine et sa tristesse. Pardon à ta famille et tes enfants. Ils vivront (comme beaucoup) avec le Bandersnatch dans leurs cauchemars.

Sa mâchoire tremble et elle gémit. Elle n'ose même plus parler. Balthazar referme sa main autour de sa gorge et serre lentement. Elle cherche vainement de l'air. Il ne lui laisse pas cette chance et ses griffes affutées déchirent ses vêtements, impriment des marques sanglantes sur son abdomen. Elle hurle immédiatement, en proie au poison qui ne lui laisse pas une seconde de répit. Balth la lâche et elle s'effondre au sol, convulsée de douleur. Et le Bandersnatch sourit, un sourire fou. Parce que lui, sur le sol, c'est Juliette qu'il imagine et bordel ça le ferait bander de l'entendre supplier comme ça.

Il finit par s'agenouiller au près d'elle alors que ses yeux ont perdu la raison, il la contemple une fraction de seconde avant de plonger son poing en travers de sa cage thoracique. Force herculéenne travaillée d'éternités de combat, griffes perçantes et os fragiles.

Il sort du corps tremblant un cœur encore chaud, presque battant. Le sang a giclé sur son visage, repeint ses mains et sa tenue. Le blanc devient rouge, le monstre devient réel. Elle a cessé de bouger, le cœur a cessé de battre.

Et la seule pensée de Balth,

Ce fut trop court.

Il s'éloigne du cadavre, ses pas laissant des marques sombres sur le sol pourpre. Il tend la chair palpitante à la Reine, ses yeux luisant de haine. Il lui a obéit mais tout en lui clame qu'un jour, c'est son cœur à elle qu'il brandira ainsi.

La poitrine qui se soulève, les sens aux aguets qui se gorgent du sang. Son odeur métallique qui étouffe l'espace, sa couleur qui suinte, roule le long du bras, les gouttes carmines qui descendent tâcher le blanc du tissu.

Le Bandersnatch se tient aux pieds de la Reine Rouge, un coeur ensanglanté dans les mains, la lueur folle du plaisir dansant dans ses prunelles.

Il est là le favori de Juliette, dans toute sa splendeur et quand on le voit (l'admire) on ne saisit plus la rébellion, il n'y qu'acceptation, il n'y a qu'extase. Balthazar le réalise, réalise une fois de plus qu'il a joué son rôle, marionnette bien dressée, marionnette brisée, c'est fini.

Plus d'espoir pour le Bandersnatch, plus de Romeo pour le rassurer, lui rappeler qu'il reste lui-même. Au palais, il est seul désormais, seul monstre face à un parterre de gens qui l'adulent ou le craignent et elle, elle exulte, fière et ravie du spectacle.

À ses félicitations, à son rire, Balthazar offre un sourire tordu entre défi et désespoir. Bête brisée de tient droite, comble les failles avec le sang qui coule. Il jette le morceau de chair tiède aux pieds de la Reine, sur ses petites chaussures vernies. Que ça les tâche, que ça les ruine. Revanche mesquine.

Il croise les bras sur son torse qu'il bombe, toise crânement la Reine. Il soutient ses yeux morbides, sa passion pour les têtes coupées.

- Gardez le cœur, ça a l'air de vous faire mouiller plus que moi.

Parce qu'on ne laisse jamais l'insolence au placard, qu'on ne montrera pas l'abattement qui monte.

- Je peux rentrer à la niche maintenant que je vous ai amusé comme il faut ? qu'il grince amer.

Il ne rêve que d'une chose, rentrer dans sa cabane et tracer sa meilleure ligne de poudre et flotter entre deux consciences tiraillées. Oublier la morte (se repaitre de son sang), nier l'abandon (maudire Juliette).

Laisse-moi partir.
Mais on ne s'écorchera pas à penser à un "s'il te plait" ne te crois pas maitresse à ce point.

Sourire fier qui se peint sur son visage alors que le sang éclabousse les chaussures parfaites de la Reine.

Elle fronce les sourcils. Pourquoi ? Du rouge sur du rouge, personne ne verra la différence ? Juste une goutte de sang de plus dans l'océan qui l'entoure, dans l'océan qu'elle a fait couler. Jamais de ses propres mains, jamais, juste ses ordres et la volonté jalouse de détruire.

Elle se lève et Balth gronde. Non, elle n'a pas le droit. Et pourtant, le Bandersnatch est un chien si soumis, si prisonnier que même son esprit n'a plus de porte. Grands ouverts ses secrets, jetés à la vue de tous. Mais surtout, à sa vue à elle. Il tente de se dégager, secoue la tête alors que le doigt glacé de son pouvoir décortique chacun des mots qu'il a échangé avec Romeo.

Entendre sa voix, son insupportable voix couvrir les mots de Romeo, les pourrir les pervertir. Il grogne, serre les poings. Ses yeux lancent des éclairs et les orages de haine au fond de ses iris roulent leurs nuages bleu acier.

- Sors de ma tête sale pute.


B a l t h
Un surnom qu'elle ne lui a jamais donné, il n'est que son chien, son animal, son esclave, on ne surnomme pas affectueusement un tel objet. Qu'elle le dise, que ça soit elle qui le prononce. Le grondement se change en rugissement alors qu'il bondit sur la Reine, toutes griffes dehors. Les gardes se jettent sur son passage, l'en empêchent mais ses griffes s'éclatent contre les joues découvertes et le sang coule.

Balthazar a les yeux fous de colère, fous de douleur. Rongé par l'abandon, rongé par cette réalité qui s'imprime de plus en plus en lui. Et si elle avait raison, elle qui connait si bien, si bien Romeo. Et si et si et si ...

- J'VAIS TE CREVER SALE PUTE FERME TA GUEULE SORS DE MA TÊTE !


Allez active le ton collier de malheur avant que tous les gardes de ta cour ne périssent sous mes griffes. Fais moi mal si fort, si fort que j'en perdrai conscience, que sur le sol on trainera mon corps.

Je veux oublier ton visage (et le sien)
Retrouver cette solitude qui me colle à la peau.

On entend rien, on ne veut rien entendre.
On ne sent rien. On sent trop.

Dans la poitrine, le coeur déchiré, l'âme détruite et Balthazar en miettes. Au dehors, le collier, implacable qui étend sa souffrance jusqu'à la folie. Balthazar mord son bras, ses dents s'enfoncent dans sa chair, déchirent les muscles.

Il ne hurlera pas devant, jamais plus ne fera preuve de faiblesse. Mord le bras, ajoute une autre cicatrice sur sa collection. Souffrance contre souffrance. Les dents déchirent la peau et choque l'os (encore).

À côté de lui, les gardes qu'il a griffé se tordent eux-aussi sur le sol, leur sang coule sur les tapis (toujours plus). Qu'ils crèvent, qu'ils crèvent tous et que meurent les indifférents.

Balthazar les maudit tous. Ses frères et ses sœurs immortels, que ça soit leur indifférence ou leur complicité. Tout les rend coupables à ses yeux en cet instant.

Que meurent les rois de ce monde.
(que meure le roi de cœur)

Ce n'est pas un souvenir heureux, ce n'est plus un souvenir heureux.
Parce que tout est perverti ici et rien, rien n'est bon, rien n'est bien.

Seule notre folie meurtrière hante ces murs.

Et la tienne Juliette, elle parle. Elle parle d'arracher ce que Balthazar n'a pas. L'amour. Il n'aime pas ne sait pas aimer (pas encore). Il ne pense pas, n'ose pas encore penser à l'enfant, l'enfant du temps et ses cheveux de neige.

Il n'a pas (encore) le droit de l'aimer.

Alors, Balthazar ne t'écoute plus reine de pacotille.

- Va crever ...

Juste avant l'inconscience.
Et le Bandersnatch inanimé sur les marches du trônes, et les gardes morts qui l'entourent, le cadavre de la servante au loin.

Tout ça pour une histoire de cœur.