Il vient souvent et tu le reconnais. T’as des lacunes, des tonnes, à la pelle, mais t’es toujours en mesure de repérer ceux qui reviennent. Puis, celui-là, avec ses vestons brodés, toujours couvert du menton aux pieds, il donne l’impression de toujours redécouvrir. De ne pas revenir, mais de simplement venir. Tu l’apprécies, au début, parce que n’importe quel client qui traite la maisonnée avec douceur, qui sourit aux filles,  a de quoi rentrer dans tes bonnes grâces. Au bout d'une douzaine de visites, tu supposes que vous êtes assez familiers, qu’il apprécie clairement le show et que tu peux, en retour, te permettre de l’apprécier.

Tu l’approches, a magnifying glass, a bold fucking bitch. Tu l’approches et tu te laisses choir sur ses cuisses. Bonjour monsieur, tu dis, roucoules. Bonjour monsieur, qu’est-ce qu’on vous sert ?

T’apprend son nom. Tu l’articules du bout de tes lèvres rouges.

Tu le surnommes.

Monsieur Theorem.

Quand il vient, il te raconte des histoires décousues, peint des livres avec sa langue. T'essayes de le flirter, de le toucher, mais il répond pas vraiment, écarte tes mains baladeuses. Te laisser effleurer sa machoire, ébouriffer ses mèches bleu constellation semble relever de l'impossiblité. Pourtant, pourtant, Lilian, tu vois qu'il a l'air presque désolé. Que quand il te demande de ne pas le toucher, il donne l'impression de s'excuser. Souffle quelque chose au sujet d'un pouvoir qu'il préfère éviter d'utiliser. T'insistes, t'as envie d'insister, tu ne supportes pas, ne supportes pas, l'idée d'être rejeté.

L'une de tes filles, une ancienne, un cercueil de toiles et de souvenirs, l'identifie comme un libraire établi à Neverland. Elle te parle de sa tête en morceaux, de son cerveau noyé. Monsieur Théorem a soudainement l'air d'une équation ratée, raturée.

Ça te fait un peu pitié, Lilian. So t'arrêtes et tu fais dévier tes doigts sur son col, sur les boutons de des manchettes. Tu le laisse te raconter, se raconter.

Le joli Monsieur Theorem.

Et sa cervelle émiettée.

Il t'a déjà oublié.