Ce n’était pas une bonne idée.

Une illumination née d’une logique insensée — pourtant, on aime se répéter que le jeu en vaut la chandelle. Tu avais retourné la question sous tous ses aspects, creusé le problème jusqu’au fond et le coeur des tensions t'apparaît comme une triste évidence ; papa racontait souvent que même les plus grands conflits naissaient des dissonances les plus banales — néanmoins, papa détestait s’étendre sur ces sujets, il haïssait l'idée de détailler ces histoires-là. La complexité de ces discordances ne faisait naître qu’un faible mauvais pressentiment lorsque notre vie s’était cadencée dans la beauté d’un village paradisiaque.

L’espoir nourrit les idéaux, et les idéaux nourrissent ton âme, alors tu marches. Tu marches sans compter car cela t’importe peu. Les pas ont arpenté une si longue distance pour enfin atteindre les terres arides ; oh, le Pays des Merveilles ne peut se vanter de sa grandeur lorsqu’un enfant a pu atteindre le second royaume en se transportant simplement de ses deux jambes — ou est-ce la détermination qui supprime la fatigue ? Les chaudes températures t’ont poussé à retirer les couches inutiles qui recouvraient l’épiderme, laissant une cotte de maille, des bouts d'armure, un glaive, un bouclier et un casque comme tes seuls acolytes dans cette aventure.

Une lettre déposée chez la Reine blanche afin de prévenir,
“Je reviens vite.”

L’intuition s’est contentée de suivre docilement les panneaux, tournant en rond de temps à autre. Puis, se dresse le flamboyant et extravagant Château de Crims devant tes yeux ébahis — il change tant de la prestance de celui surplombant le Royaume d'Ivoire. Inspiration, expiration, le regard ardent mais inquiet, tu avances avant de te faire naturellement stopper par la garde royale.

— Halte, jeune homme ! Veuillez déclinez votre identité !

Les sourcils se froncent et affichent une moue scandalisée ; ravalant ta salive, tu adoptes un ton déterminé et t’évertues à choisir les bons mots malgré l’accent dérisoire.

— Matthias, écuyer au service de la Reine Blanche. J’ai besoin de m’entretenir avec la Reine Rouge au sujet d’un thème important, s’il-vous-plaît !

Jamais cela ne passerait.
Jamais cela ne passerait.
Il n’y avait aucune chance pour qu’ils acceptent ta requête.
Néanmoins l’espoir fait vivre alors, on espère en voyant l’un des gardes porter le message à la Reine Rouge, malgré le coeur rouge carmin qui bat la chamade.

Tu as pu
e n t r e r.

Sans ruse ni malice, les portes du château s’ouvrent à toi ; le visage se détend pour y afficher une stupeur déboussolée, comme si les rêves s'ancraient enfin dans la triste réalité. Les sourcils toujours froncés, dans l’attente de l’annonce d’une plaisanterie avant d’être recalé ; pourtant les gardes te proposent de les accompagner jusqu’à la cour. Tu soupires de soulagement et de stress avant de suivre leur marche sans prononcer le moindre mot — afin de ne pas prononcer de mot en trop.

Les yeux dévisagent l’architecture horrifique du château, dénotant de la pureté du Royaume d’Ivoire — une pensée muette adressée à la Reine Rouge pour ce mauvais goût. Paysages infernaux où tu ne te sens nullement à ta place ; et devant toi se dresse la majestueuse Reine Rouge assise sur son trône, dont l’expression te rappelle, en cet instant unique, la douceur maternelle de la Reine Blanche. Peut-être que cela peut fonctionner.

Seul,
face au monde.
Bienvenue
à la cour des grands.

Le cœur bat fort, dominé par le trac envahissant ; tu déglutis avant d’émettre une profonde expiration afin de calmer tes nerfs en ébullition. Désormais, les mots démontreront toute leur importance. Une salutation distinguée, avant de délier la langue.

— Je… Tu tentes alors de démontrer plus d’assurance. Je vous remercie d’avoir accepté ma modeste requête, Votre Majesté.

Qu’il est difficile d’imiter la noblesse des paroles de Charlie. Néanmoins tu t’efforces de paraître digne de sa grandeur.

— Oui, c’est au sujet de Time.

Tu déglutis une nouvelle fois, réalisant que l’amorce a permis d’instaurer un silence olympien dans toute la cour. Le discours est appris par cœur, répété mentalement afin qu’il se mêle à ton code génétique, désormais tu laisses l’âme parler.

— Comme vous le savez, sa disparition inquiète fortement tout Wonderland, y compris le Royaume d’Ivoire, et j’ai entendu dire que vous accusiez la Reine Blanche d’être derrière tout ça. Sans preuve, ni rien pour justifier ça.

Le regard planté dans le regard de la Reine, tu cherches à étudier ses expressions.

— Je suis venu pour demander une trêve. Ce conflit est inutile pour un problème aussi urgent que celui du cas de Time, au contraire. Personne au Palais aux Mille Éclats ne sait où il est, en ce moment. Je peux vous le garantir. Alors je vous prie, Votre Majesté, d’accepter ma requête pour partir à sa recherche plus efficacement avec notre aide, au lieu de préparer la guerre.

Nouveau signe de politesse, afin de ponctuer ce discours.
Le cœur s’emballe, craignant le pire, espérant un miracle.

J’en ai entendu assez.

— Pardon ?

Cela aurait pu l’être annonciateur d’un miracle si l’aigreur transpirant de ces syllabes ne rompait guère la tendresse maternelle dont elle se revêtait quelques secondes avant. Le cœur se resserre comme si l’on ressentait la sensation des espoirs qui se brisent. Tout s’effrite et des secousses parcourent ton corps tout entier.

Vous n’êtes qu’un imbécile.
Les dents se serrent car seule la vérité vient d’être délivrée ; orgueil blessé et piétiné, attentes fracassées d’avoir ainsi pu espérer. La Reine Rouge coupe toute possibilité de discussion, et les teintes écarlates empourprent tes joues blanches tandis que les nerfs en ébullition ont besoin de se décharger.

— C’est vous l’imbécile de passer à côté d’une telle opportunité. Soyez pas étonnée que le Roi vous fuit après.

Pensée dédiée à Roméo, tandis que les regrets étouffant entravent ta gorge aussitôt après avoir répondu à une telle provocation ; immaturité mal dissimulée, insolence que l’on aurait préféré enrober de politesse. Un mouvement de recul s’opère par crainte.
Dès lors, les bras sont saisis par des gardes dévoués aux caprices de la rousse ; yeux ronds comme des billes, les sourcils se froncent de rage ; tu te débats, lances des coups de pied aux mollets des adultes dans l’espoir de les faire lâcher prise.

— LÂCHEZ-MOI, SI VOUS ÊTES PAS INTÉRESSÉS PAR LA PROPOSITION, LAISSEZ-MOI PARTIR ! J'AI RIEN A VOUS OFFRIR DE PLUS !

Pourquoi me garder ?
Vaine lutte que tu mènes jusqu’à ton arrivée au cachot, avant d’être enfermé. Tes mains viennent marteler la grille dans une vaine tentative de briser l’acier.

— LAISSEZ-MOI SORTIR !

La douleur se fait ressentir à chaque coup livré ; de poing ou de pied, rien n'y fait, le corps entier s’enfonce alors contre les barreaux sans qu’elles ne se déplacent. Les doigts s’enroulent autour afin de les secouer, encore et encore durant de longues minutes.

— Laissez-moi sortir...

Perle de rage qui se loge au coin de l'œil avant de s’écouler sur l’épiderme, délaissant un goût de sel sur tes papilles. Un soupir brisé s’échappe de tes lèvres.

— S’il vous plaît...

J’ai promis à la Reine de rentrer vite.
S'il
vous
plaît

C'est sans espoir. En réalisant la gravité de la situation, la fatigue s’empare de ton mental, que l’on abdique devant la résistance des métaux, le corps se traîne dans un coin de la cellule ; recroquevillé, l’épuisement t’empêche de tisser des plans d’évasion. Le cœur vide, les pensées vides, tu t’enfermes dans le mutisme.
Dans le silence, tu soupires une dernière fois.
Car la culpabilité, les remords rongent chaque cellule qui te compose.
Plus que la déception de cet échec.
Plus que la haine que tu entretiens pour la Reine Rouge.
C’est toi que tu détestes, Matthias.
Désolé de ce que j'ai fait.
Désolé de l'imbécile que je suis.