Cela recommence.

Malgré le bonheur éphémère et les échappatoires dans lesquels se réfugier, les tourments sous-jacents viendront toujours nous trouver, cachés dans l’ombre pour mieux nous épier ; ils profiteront toujours du moindre instant de faiblesse pour ouvrir cette porte qui nous séparait, pour se défaire de la terre dans laquelle on les avait enterrés. On a tous tenté d'y échapper d'une quelconque manière, et tu ne fais guère exception à la règle, Matthias.

N’est-ce pas ?

Tu te confortais dans cet amour maternel et cette intense connexion qui semblent aujourd’hui si corrompus ; tu te confortais dans une justice à défendre et de nobles responsabilités aujourd’hui si lourdes à porter. Comme si l’essence de ta nature continue et continuera toujours de t’étrangler ; comme si une part d’ombre continue et continuera toujours de polluer ce monde merveilleux dans lequel on souhaite juste s’oublier.

Est-ce que tout cela en vaut la peine ?
Est-ce que tout cela vaut ces peines ?

La respiration s'était approfondie, se saccadait pour ne pas se briser dans un souffle incontrôlé ; comme si le monde avait été mis en sourdine, dissocié de cette réalité — quelle ironie —, tu avais couru rapidement dans ce silence rythmé par les battements bruyants de ton cœur et des pensées qui t'accompagnent.

“Le temps m'a puni et m'a rendu meurtrière.
J'ai dans les mains mon crime.”

Telles ont été les paroles de la Reine qui s’étaient mêlées à sa trahison ; tels ont été les mots qu'elle avait prononcés après que la vie d'un innocent ait été arrachée. Outre le choc, ce spectacle macabre avait éveillé en toi un sentiment inconnu qui t'avait glacé le sang ; et comme si quelque chose te l’avait ordonné, tu es parti. Tu avais fui par peur d'y faire face, contrôlé par une angoisse intense, sans connaître la raison de ce réflexe inconscient. Comme si cette scène aurait pu fracasser ton âme en mille morceaux, on a fui pour demeurer indemne.

Et tandis que cette panique chaotique se calmait peu à peu, désormais éloigné de l'affreuse menace, lors d’un instant de lucidité tu t'étais rappelée d'une voix — à qui appartient-elle déjà...? — qui te murmurait de te recentrer sur le moment présent, sur les instants ou les sensations qui ont autrefois calmé ton esprit. Alors tu as erré un peu dans les plaines et dans la nature de Marmoreal qui avaient autrefois émerveillé ton âme d’enfant, oubliant les heures qui défilaient — peut-être même une journée ? Le temps n’a jamais eu de sens en ces lieux —, esquivant l’idée de retourner au château. Pour la première fois, tu désires être seul, car la panique s’est estompée sans que les tourments indéfinissables et incertains ne cessent — personne ne doit voir ça. Paradoxalement, peut-être est-ce pour cette raison que tes pas ont fini par naturellement te guider jusqu’à la Fontaine aux Vœux, sanctuaire paisible à l’écoute de nos désirs. C'est ainsi que tu as toujours procédé : te rassurer pour mieux oublier, oublier pour mieux continuer.

Seul, le regard se lève, le regard se perd à la recherche de sérénité, mais l’anxiété n’a d’égal que la déception face à la désillusion présente. Ces paysages n’ont jamais semblé aussi froids et aussi mornes qu’à travers les verres de la détresse.

Tu avais autrefois laissé couler une pièce dans laquelle tu avais naïvement enfermé tes désirs d’une paix à venir ; tu te préparais déjà, un jour, résigné, à en laisser tomber une autre pour souhaiter le bonheur de ceux que tu laissais derrière, à défaut de retourner parmi eux.

Cependant, en cet instant, seul ton reflet apparaît dans l’eau claire et tu réalises que tu ne sais plus ce que tu veux. Les craintes enfouies refont surface, entachant les espérances pour ne laisser que la vision d’un futur incertain, et on se perd dans cet épais brouillard. Perdu au point de ne guère prêter attention, dans un premier temps, à l’apparition du gardien à la chevelure de blé. Il est vrai qu'il est toujours dans les parages. Surpris, tu te retournes vers lui, réalisant sa présence d’un air coupable.

— Ah ! Désolé, j'suis venu sans rien dire mais je veux juste… Un bref silence. Je sais même pas.

Les pensées se taisent pour se focaliser sur Logan. Néanmoins, le regard dévie, honteux à l'idée qu'on puisse déceler la faiblesse dans tes iris troublés. Se cacher sans assumer, fuir de nouveau pour qu'on ne retienne de toi qu'un jeune homme déterminé et loyal, et non un enfant lâche, troublé et indécis. Tu n'aspires qu'à apaiser les maux d'autrui, incarner le héros qui les sortira de leur misère ; et un héros ne doit guère embarrasser les autres avec ses propres difficultés, il se doit d'avoir la force de tout supporter. On encaisse, cependant, combien de temps y parviendras-tu Matthias ?

Ne vois-tu pas que tes nerfs atteignent leur limite ?
La fuite est-elle encore envisageable ?
As-tu encore la force pour le faire ?
En as-tu seulement encore envie ?

Incapable de duper qui que ce soit désormais, tu ne peux que réaliser être adossé au mur. Logan, malgré sa candeur, doit se douter que quelque chose cloche. Alors, toute volonté de lutter t’abandonne enfin, et un soupir s'échappe de tes lèvres.

— Tu dois le savoir mais… le peuple disait que Sa Majesté Hyacinth était responsable de la disparition du Temps. Tu esquisses un faible sourire nerveux. Bien sûr, je pensais que c'était… pas vrai : c’est La Reine après tout. Elle avait voulu qu’on aille le chercher dans la montagne. Et puis, la Reine Blanche ne veut que la paix et le bonheur de tout le monde, c'est la Reine Rouge qui est cruelle.

Une montée de culpabilité surgit au simple souvenir que tu as vaillamment défendu ce point de vue devant cette dernière.

— J'ai pas voulu y croire quand elle a dit qu'elle prendrait ses responsabilités… Mais c'était vrai : Ils avaient raison ! C'était bien elle qui avait enlevé le Temps et qui l'a torturé ! En sentant que la voix indignée s'élève un peu, tu essaies de reprendre ton calme. Elle l'a dit... Un enfant lui a apporté ses souvenirs et juste après il… la cadence de tes mots ralentit soudainement et la gorge se noue, t'étouffe presque. est... mort.

Le cœur palpite dans ce silence que tu laisses perdurer. Il devient évident que ce terme si sombre a désormais la capacité d'éveiller en toi un stress intense à sa simple énonciation. Tu dois te calmer, Matthias. Tout ira bien. Tout ira bien. Le souffle s'approfondit, le temps de retrouver un rythme respiratoire correct ; tu inspires pour poursuivre ta tirade, mais expires trop brusquement ; la seconde tentative se révèle plus concluante :

— Je sais pas pourquoi voir... ça m’a choqué. T’sais, j’étais pas juste choqué, ‘fin… Tu émets une pause, cherchant tes mots. Oui, y a un enfant qui est… Nouvelle montée de stress, nouvelle déglutition parti... mais j’étais préparé à voir ça arriver. J’suis un futur chevalier après tout… Ou bien. Les muscles retombent. ’Fin… je sais même plus si je veux l’être maintenant.

Les sourcils se froncent, en colère contre toi-même d’ainsi vouloir te défiler de tes promesses.

— J’te promets que je mentais pas quand j’disais que j’en serai un ! Mais maintenant je sais plus... J’veux pas être un menteur mais je sais plus si j’veux servir la Reine. Je tiens beaucoup à elle mais j’sais pas si je dois lui faire confiance… Maintenant elle me fait tu avales ta salive, réticent à l’idée d’avouer. peur... et j’ai pas envie de retourner au château. Mais j’ai quand même peur de la perdre mais aussi... les gens du... “vrai monde.” La voix se brise. Tu baisses le regard, réticent à l'idée d'avouer à quiconque ce que tu n'as jamais voulu avouer. T’sais j’ai sûrement une famille et des amis mais j’me rappelle plus trop d’eux… J’ai peur qu’en fait j’aurais été mieux avec eux plutôt qu'ici, ou de les abandonner je… je sais pas quoi faire... La tristesse commence à remonter. Je sais pas qui je dois choisir... J’ai si peur… et j’sais même pas de quoi…

Les pensées deviennent moins claires, comme si tu te remettais à te noyer dans ce flot de questionnements et de doutes. Et aucune bouée de sauvetage à l'horizon dans cette mer d'indécisions.
Alors, comme un appel à l'aide, tu relèves la tête vers Logan ; comme s’il pouvait détenir cette fameuse bouée grâce à son regard extérieur, tu te rapproches de lui d’un pas, les iris humides implorant de l’aide.

— Je dois faire quoi... Logan ? Je dois faire quoi tu crois ?

La voix tremblante atténue son volume, fatigué plus que jamais de jouer les grands. L'anxiété s'est chargée de te débarrasser de ta fierté et tu t’en remets enfin aux vrais adultes.

Car tu es perdu dans le brouillard,
incapable d’apercevoir,
la lueur d’un phare,
alors il est ta seule lueur d’espoir.