Ton regard dans son dos le tend, Briar. Il se demande bien jusqu'à quand, jusqu'où, il aura le droit à ces yeux de braises. Il se dit qu'il est bien heureux que ton pouvoir ne soit pas aussi fantasque que celui de réduire en poussière ceux que tu fixes, parce qu'il n'aurait pas fait long feu. Et quand il passe la porte du manoir dans un soupir, il n'aspire qu'a une chose, le repos. Le repos, et peut-être une conversation franche, car le repos ne sera jamais vraiment réel tant qu'il aura le droit à ces yeux-là, Judas.

Mais l'odeur qui nous prend les narines n'est pas celle habituelle. Plus brute, plus nocive, plus âcre. Et le silence, le putain de silence. Et soudain, l'air est lourd. Et soudain, la main vient chercher le contact rassurant du couteau à la hanche.

— Qu'est-ce que...

Et c'est ton hurlement, Alastor. Ton cri. Son prénom. Ta voix gutturale, comme un animal qu'on a tenté d'abattre. Et c'est son sang qui ne fait qu'un tour, le cœur qui bat, les tripes qui se serrent. Un regard empreint de panique vers toi, Briar, et ça file s'enfoncer dans les ombres du manoir, rejoindre le maître, rejoindre le seul qu'on n'a jamais eu peur de perdre.

Monte les marches, quatre à quatre, la peur lui tord l'estomac. Les chaussures lustrées font un bruit disgracieux sur le sol... Poisseux. Et quand son regard se baisse ils les voient. Des corps. Du sang. Une charpie. Un massacre.

Putain, putain, putain, putain.

L'odeur plus violente, agressive ici. Le tout lui retourne l'estomac, mais il se refuse à s'arrêter... Tu l'as appelé... Lui. Seulement lui. Alors ça laisse un regard dégoutté (désolé) à ces immondices autrefois camarades. Il cherche malgré lui en traversant le couloir des traits de Blanche ou d'Osvald. Il ne reconnaît personne, n'ose pas s'attarder de peur de reconnaître quelqu'un, ne fait que se précipiter plus rapidement encore jusqu'à ta porte qu'il ouvre dans le plus grand des fracas. Déjà le front perlé de sueur, Judas. Et quand il te voit... Quand il te voit, il se perd Judas.

— A... Putain !  BRIAR RAMÈNE TOI !

Se précipite dans des gestes tremblant jusqu'à toi. La peur dans le corps. La rage dans le cœur. Qui ? Comment ? Qui a osé ? Et il se surprend, Judas, à être bouleversé comme il ne l'a jamais été. Il se fait peur, Judas, à avoir pour premier réflexe de vouloir taillader de la plus sale des façons le ou la responsable. Depuis quand, Alastor, la simple idée de te perdre nous chamboule à ce point ? Depuis quand, Alastor, es-tu devenu le numéro un ?

Passe ses bras sous toi dans des gestes maladroits mais tendre. Cherche les blessures, tellement fou dans ses yeux qu'il n'a même pas pris conscience que ses propres habits prennent la couleur de ton sang. Ça résonne en lui. Qui ? Putain qui ?

— Alastor, tu m'entends ? Reste avec nous putain !

Reste avec moi.

Cherche du regard, tout n'importe quoi, pour retirer tout ce rouge qui ne te va pas. Pourquoi personne n'est là ? Pourquoi personne ne s'agite ? Il n'est jamais censé perdre son sang-froid, Judas. Mais toi si faible ça le rend fou. Toi blessé ça le rend malade. Le visage crispé, la colère si grande. Alors pour la seconde fois depuis son arrivée, il hurle, Judas. Fait trembler les murs pour rameuter le monde. Qu'ils viennent les chiens dont vous avez le commandement... Sinon il ira lui-même massacrer les absents.

La colère et la peur le renvoient à des automatismes de survie qu'il n'avait pas connue depuis... Depuis quand déjà ? Un temps aussi flou que le flou lui-même. Il ne sait plus, Judas, c'est toujours quand il ne sait plus que ce genre de sensations arrive... Les appels du passé, de cette autre vie, de cet autre temps... C'est toujours quand il a le cœur à vif que la pièce de puzzle manquante vient se rappeler à son bon souvenir. Il te regarde, Briar, obéissant. Se raccroche à ta voix et tes demandes pour faire taire les pulsions, ces envies trop fortes, toujours plus fortes quand il s'agit de vous

— Ok... Ok.

C'est à ce moment-là que tu ouvres les yeux, grommelle que tu n'es pas mort (pas encore). Un peu plus de soulagement et de colère dans ses yeux à Judas. La seule idée qu'on puisse te tuer le fait basculer dans l'angoisse. Une partie de lui sait qu'il faudrait fuir, que ça devient trop, qu'un pas de plus et il ne sera pas plus possible de dire sincèrement aimer Theodosius de la même façon qu'on t'aime toi. Mais, il se dit Judas, aussi, que c'est déjà trop tard. Car, à partir du moment où ta disparition lui amène la folie en plus des pleurs c'est que c'est foutu, Alastor. Oui, il est foutu.

— Ne bouge pas.

Accepte que tu empoignes son col, mais le temps que l'alcool se déverse sur la plaie il te refuse tout autre mouvement. Encaisse tes grimaces et ta douleur comme la sienne, espèrent que dans son regard, tu y lis le soutient. Et alors que tu es vivant, que tu fulmines comme avant il essaye de rassembler ses pensées, Judas. Il veut la vengeance, il veut la guerre, il veut écraser celui qui s'est permis de toucher au fruit de son travail, au fruit de sa propre hypocrisie, au fruit de sa divine folie.

— Avant de lui faire la peau, il faut comprendre pourquoi.

T'aides à te relever puis s'écartes, sage, bien conscient que tu veux te tenir debout par ta seule force.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé, pourquoi le lapin blanc viendrait directement nous attaquer ? Puis un regard vers toi, Briar. Tu le connais ?

Ce fameux lapin blanc qu'on va se faire le plaisir de chasser.

Soupir lasse quand tu hurles, Alastor, mais soulagé que tu en sois encore capable. Il n'est pas question de pourquoi, pourtant les raisons qui ont pu pousser un tel adversaire à venir nous provoquer sont pour lui essentielles. La racine du mal doit être coupée au plus vite, les mauvaises herbes de notre jardin arrachées sans la moindre vergogne. S'il y a derrière cette violence, cette insulte, quelqu'un ou quelque chose, alors ce quelqu'un ou quelque chose doit être éliminé. Tout ce qui menace notre jardin d'Éden doit pourrir, Alastor. Et Alors qu'il réajuste son col avec toute la précision qu'on lui connaît, il commence déjà à organiser ses futures journées de travail. Qui interroger, ton emploi du temps de ces derniers jours à retracer, les chuchoteurs à déployer. Il allait falloir programmer avec Blanche... Décidément, ce lapin avait un certain chic pour nous mettre dans les positions les plus inconfortables qui soient.

Et plus ta rage augmente, plus son calme reprend sa place. Les émotions qui se stérilisent, qu'on enterre derrière des couches et des couches de professionnalisme parce que ce que tu hurles, Alastor, c'est un appel à la guerre. Et tu sais que qu'importe le son du cor, Judas répondra. Si c'est la guerre que tu demandes alors guerre, il y aura. On fera de Wonderland le théâtre de nos batailles. Mais avant, il fallait apaiser ton courroux. Alors doucement, en tâchant de mettre fin au moindre de ses tremblements Judas va te servir un verre de l'alcool le plus fort que tu puisses avoir dans ta réserve. Attends sagement derrière toi que tes pieds finissent de dégrader tes propres biens.

— Alastor.

Tends le plus calmement du monde le verre devant toi, comme un suivant, tend le breuvage à son maître après la chasse.

— Je t'offrirais la tête d'Opal, je te le promets. Nous allons impliquer la brigade, je vais ordonner à Blanche de faire travailler ses chuchoteurs jour et nuit. Nous allons trouver chacun de ses points faibles et nous les exploiterons. Nous allons lui montrer ce qu'il en coûte de nous offenser.

Nous allons lui montrer ce qu'il en coûte de te toucher. Fronce légèrement les sourcils, marque de contrariété quand ses yeux reviennent se planter sur ta main. Puis ils remontent. La détermination froide qu'on ira te venger. Qu'on sera là pour toi. Qu'on comblera jusqu'à la plus intime de tes attentes. Nous, ton cher petit soldat. Nous, ton adorable petit chien.

— Mais avant je voudrais pouvoir te bander la main si tu le permets et je voudrais aussi que tu me parles. Tu veux bien ?

Nous avons une guerre à planifier, mon tendre, si tendre ami et maître.

Réprime un sursaut, puis un soupir (toujours le même quand tu te montres imprévisible) alors que l'alcool vient de nouveau inonder ta main. Ce n'était pas ce qu'il avait en tête, mais il commence à avoir l'habitude, Judas, que tu mettes à mal ses plans. C'est aussi peut-être ce qui l'a rendu aussi accro, Judas. Tu ne te contentes pas de jouer, tu renverses la table de jeu, changes les règles, les réécris selon ce qu'il te plaît. Avec toi, c'est toujours l'inconnu, Alastor. Le vide se remplit de choses qu'on ne peut pas voir venir. Tout ce désordre est effrayant, dérangeant... Mais au combien excitant.

Quand tu tends la main, il la prend le plus délicatement possible pour venir la bander avec un soin particulier. Évite de trop s'attarder sur ta peau, limite les contacts inutiles, car il sait combien tu détestes la proximité masculine. Il comprendra d'autant plus que Belial lui donnera un avant-goût du dégoût bientôt. Pour le moment, il se montre sage, intentionné. Note dans un coin de son crâne chacun de tes ordres. Tous seront transmis avant la fin de l'heure, car Judas est beaucoup trop à cheval sur la ponctualité pour perdre son temps.

— Ce sera fait.

Et il ne ment pas, le travail est toujours fait. Tu as donné tes dates, Alastor, elles seront respectées, et ce, quoi qu'il en coûte. Mais alors qu'il termine de nouer ton bandage, il s'interroge, relève les yeux vers toi.

— Il me semble que le lapin blanc maîtrise l'art du portail, non ? Quelles dispositions doit-on mettre en place pour s'assurer qu'il ne volatilise pas ?

Drogue ? Brouilleur ? Il sait déjà qu'il allait devoir mettre Darya et Osvald sur le coup.

— Et surtout, je me demande si nous pourrons l’appâter aussi facilement. Il doit se douter que des représailles sont à venir... Si nous voulons l'attirer, il va falloir trouver de quoi. Je vais demander aux chuchoteurs de se renseigner, mais si tu as déjà une petite idée de ce qui pourrait le forcer à tomber dans nos filets... Je suis preneur.

Il voit toujours dans tes yeux la colère folle, Alastor. Hésite une seconde avant de demander.

— Veux-tu que je fasse monter Selene pour te détendre un peu ?

Et ça lui brûle déjà la gorge de savoir qu'elle a ce pouvoir qu'il n'a pas. Mais puisque c'est toi, Alastor, alors on usera de tous les moyens pour t'apporter l'apaisement. Tous, même ceux qui nous font crever de jalousie sans qu'on s'en rende compte.