Balth est fou, fou de rage, fou de douleur.

Plus fou que fou, il y a dans son cœur obscur des choses à ne pas toucher. Des gens qu’il aime au delà même de ce qu’il peut concevoir. Lever la main sur eux, c’est signer pour une vie de poursuite et de mort.

Susan est de ceux-là.

Susan est celui-là.

Le garant de son humanité, la clé dans sa poche (celle qu’il ne regarde plus), celui pour qui il s’arracherait le cœur et plus encore. Et aujourd’hui, quand on est arrivé chez lui (propre pour une fois), c’était lui qui baignait dans son sang, une main sur le visage - ce si beau visage - et les larmes qui diluent mal le rouge carmin.

Balth a eu envie de vomir et de déchirer le voile du monde. Lui, monstrueux et terrifiant, incapable de protéger ce qui compte vraiment, à quoi cela sert-il d’être si redoutable si on ne sait pas être là quand il faut.

La colère et l’inquiétude qui se battent, les remords qui dévorent, Balth ne sait pas gérer, ne se gère pas. Alors, il secoue Susan, il crie presque pour avoir l’identité du coupable et mettre fin à cette culpabilité qui monte, à cette détresse de te voir brisé. Et quand le nom sort, on recule, piqué au vif, comme frappé par la foudre.

C’est peut-être pire. Ça a des relents amers de trahison.

Jabberwocky.

Dans ton lit.

Dans tes bras.

La déception et la tristesse qui se peignent sur le visage de Balthazar sont abyssales. Mais vite remplacées par la haine (seul sentiment qu’on accepte encore). Et le Bandersnatch sort en claquant la porte, les carreaux se sont fissurés. Susan les réparera. Ça, il pourra.

Le cœur de Balthazar, c’est une autre affaire.

Et on se rue chez Jabberwocky, chez l’ami, l’ennemi, le traître, le premier qu’on égorgera. On connaît sa cachette, et on ira le tirer de son sommeil pour lui faire subir le poison de nos griffes. On le regardera se tordre de douleur, et plus jamais, jamais, il n’approchera Susan.

Plus jamais, il ne blessera Susan.

Debout devant l’antre, incapable de réfléchir, incapable de se dire que le dragon a toujours eu (et aura toujours) le dessus sur lui, il hurle à la mort, hurle toute sa colère et sa haine.

- SORS DE TA GROTTE JABBER ! Sors de ta putain de grotte que je te déchire.

Et en entrant, les griffes luisantes de poison, on marmonne tous les sévices qu’on te fera subir, pour avoir osé lever la main sur Susan, mais surtout, pour avoir osé être aimé de lui.

Tout en haut de la chaine alimentaire, tout là-haut, presque des contes, il y a les monstres. La bête et le dragon. Le feu contre la glace.

Balth brûlant de rage à peine contenue contre Jabberwocky, impassible, vide. Cette apathie misérable qu'on lui a déjà tant reproché. S'il n'a pas de cœur, s'il est si abyssal, comment a-t-il conquis celui de Susan ? Comment a-t-il osé ?

Balth ne sait pas s'il en veut au gardien de l'horloge. Il est si ... ailleurs, tellement concentré sur sa seule tour qu'il ne réalise rien. De toutes façons, on serait bien incapable de lui en vouloir. Parce qu'on a eu creux des côtes quelque chose de désespérément humain en sa présence.

Mais ce cœur, face au Jabberwocky, s'atrophie et se meurt.

Il est là, droit, monolithique presque, le crâne d'os outrageusement posé sur sa tête. On verrait presque le sang de Susan au bout de ses doigts, gouttant de sa main. Main maudite, main profanatrice.

Tu veux quoi.

Ce n'est même pas une question. Un ordre, une flèche froide, impériale. Le dragon dérangé dans sa sainte tanière. Rien que cet agacement procure à Balth une profonde satisfaction.

- Te tuer.

À l'infini. Pour changer.

- Mais avant, te faire payer ce que tu viens de faire.

Même Jabberwocky ne l'a jamais vu aussi en colère, la voix la plus tremblante qui soit, les muscles tendus, les yeux qui t'embraseraient sur place s'ils le pouvaient. Mais, est-ce que tu t'en rends compte Jabb ? De cette débauche de haine, cloitré comme tu es dans ta tour d'indifférence ?

Jalousie brûlante. Dévorante même. Balth est hanté par des images de vous entrelacés, Susan avec une expression qu'on ne lui a jamais vu. Susan amoureux, Susan se pâmant dans les bras de celui qu'il hait. On a rarement vu s'entrechoquer autant l'amour et la haine.

Jabberwocky ne bouge pas, n'avance pas, à peine impacté par les menaces. Le Bandersnatch ne vaut-il donc plus rien ? Il gronde, ses griffes chuintent à nouveau en jaillissant alors qu'il les brandit. Pile sous son menton, il suffirait d'un mouvement, il suffirait d'un millimètre. Mais il a quelque chose qui le retient, la certitude absolue que s'il déclenche le combat, il le perdra.

Parce qu'il n'y a qu'un sommet chez les bêtes à Wonderland, si l'un est prédateur, l'autre sera forcément proie. Et Balth refuse cette idée, refuse ce sentiment et pourtant, il y a un instinct refoulé qui bat au fond de lui comme une sonnette d'alarme. Qu'on écoutera pas.

- Je ne suis pas un putain de chien. JE SUIS LE BANDERSNATCH !

S'il avait pu rugir, il l'aurait fait. Mais il a perdu son apparence bestiale. Pourquoi Jabb a gardé la sienne ? Pourquoi ? Mad et Chase le détestent donc à ce point ? ET Balth enrage, cède le premier. Tant pis pour la victoire, tant pis pour l'honneur, seul compte faire disparaitre ce sourire, seul compte ce visage qui doit disparaitre.

Il crochète ses jambes, le déséquilibre, bondit sur lui, une main sur sa gorge, ses griffes plaquées sur son torse. À demi à califourchon sur lui, le temps d'une respiration, Balth savoure. Arrogant idiot, fier de l'avoir surpassé, surpris.

Il n'en profite pas.

Tout à sa rage, il oublie l'instinct.

- Ne prononce pas son nom, tu n'as pas le droit, tu n'as pas le putain de droit. Pas plus que tu n'avais le droit de le toucher.

Susan est à moi.

C'est faux, ils le savent tous les deux. Susan n'est à personne mais il détient entre ses mains blanches le cœur du Bandersnatch. Alors, on le protègera, que jamais les larmes ne parcourent son visage.

- Ne me donne pas d'ordre lézard. J'pourrai te crever là maintenant tout de suite tu sais ?

Alors pourquoi tu ne le fais pas ?
Parce que Susan serait triste.

Susan est à moi.

Il y a des pensées qui s'entrechoquent tellement fort qu'elles grondent. Il en a presque la bave aux lèvres le chien. Le dos hérissé et les griffes sorties. Comme en lettres de feu dans vos esprits éternels, alors que vous savez l'un et l'autre que c'est faux. Et ça vous tue. Immortels imbéciles.

Les dragons sont des sauriens, pas des reptiles mais pourquoi alors ton venin si fort ? Pourquoi cette question, cette affirmation trop vraie.

Et des images de Susan, sa peau blanche marquées de suçons, ses yeux embrumés par le plaisir que tu lui donnes, sa voix ravagée par les gémissements et toi qui les accueilles, toi qui les provoques. Et son murmure, a-t-il dit qu'il "je t'aime" ? L'a-t-il dit ? Crié, gémi, murmuré, l'a-t-il avoué ?

Il gronde, il rugit. Sa main vient saisir la gorge du dragon. Qu'il se taise, que ces images cessent. Elles se mêlent à celles de Susan une main sur le visage, le sang rouge, carmin, écarlate, coulant entre ses doigts fins. Qu'il se taise, que ce sourire disparaisse.

- TAIS-TOI ! TAIS-TOI !! FERME TA PUTAIN DE GUEULE !!

Et le dragon se réveille, profite de l'hébétude, des images qui défilent pour le retourner et les positions sont inversées. Balthazar rue et se débat. Il gronde et rugit, comme si la bête allait ressurgir juste maintenant. Mais il reste désespérément humain. Trop faible.

Balthazar grogne, encaisse les coups, cherche à griffer tes jambes, à atteindre ton immortalité. Habitué, Jabb ne voit rien, ne sent rien. Mais dans les hurlements de dragon, il la voit, cette jalousie. Ils sont pareils, identiques. Ils sont fous l'un et l'autre du même ange aux cheveux blancs.

Il ricane, se marre bientôt.

- Qui est jaloux Jabberwocky ? QUI DE NOUS EST JALOUX ?

Le rire fou, le rire dément qui s'étouffe avec ton pied sur sa gorge. Balth grogne, n'hésite qu'une fraction de seconde et plante ses griffes dans la cheville de l'autre. Le poison doit t'envahir, tu le connais maintenant, il ne te mettra pas KO aussi vite qu'un certain chasseur. Mais ce n'est qu'une question de temps (avant que tu n'arraches sa langue pour te soigner).

Il le repousse, se redresse en toussant, griffes brandies devant lui.

- Celui qui ne mérite pas sa place c'est toi. Pas après ce que tu lui as fait.

Pas après ce que tu m'as fait.

- Vas-y tues-moi. Ce n'est pas comme si ça te dérangeait après tout.

On a la haine, on a comme des sentiments en suspens. On a le gout amer de la trahison et surtout cette plaie béante.

Je te hais (me) Jabberwocky.