Les effluves d'alcools et de fêtes, elle se demande, Romane, combien de ces joyeux lurons méritent l'euphorie de la beuverie, la détente du lâché prise. Elle est certaine de pouvoir les compter sur les doigts d'une main, l'homme trop ancré dans l'habitude de laisser tomber à la première difficulté. Observe d'un œil curieux et amusé ce petit cirque alors que toi, Minerva, tu as le regard luisant d'une bête prise au piège. Est-ce par devoir que tu as accepté son invitation ? Aurais-tu pris sa proposition pour un ordre ? Pourtant, ils sont rares, les jours où Romane accepte de s'accorder un peu de temps pour vivre. Culpabilise presque de ne pas s'acharner davantage dans son travail, car la satisfaction de Juliette est le prix à payer pour ne plus porter autour du cou le collier des possédés. Mais elle a aussi, compris, Minerva, que prendre du bon temps avait du bon parfois. Si lever le pied est une épreuve, ne rien relâcher pouvait être une erreur. Elle l'avait connue, la fameuse contre-productivité quand la corde était trop tirée et les émotions exacerbées. Quant à la fatigue, se mêlait la frustration, la fierté et l'acharnement rien ne bon ne se produisaient. Alors elle avait finit par s'accorder, Romane, ces petits moments de sociabilités et souvent, elle traînait avec elle soldats ou supérieur. Une façon de récompenser le bon travail, une façon de partager un peu plus, car elle avait la mauvaise manie de voir ses hommes comme une petite famille.

Sous ses doigts, le verre se lève, vient boire une nouvelle gorgée de bière haut de gamme, car quitte à s'offrir du plaisir, autant s'offrir ce qu'il y a de mieux. La vie était courte, Minerva, courte et affreusement instable. Si son appétit s'était calmé avec le temps, elle se trouvait toujours gourmande, Romane, de savourer chaque instant. Et cette façon que tu as de profiter du moment comme on profite d'une patrouille autour du château l'intrigue, Minerva. Est-ce par rigueur ou par anxiété que tu viens te cacher soudain ? Observe, surprise, quand tu repousses ton verre, te repli comme une petite fille boudant ses copies.

« Eh bien, eh bien. »

Quand tu relèves les yeux, c'est son sourire qui s'affiche. Ce qu'on veut ? Pourtant, la réponse était on ne peut plus claire, non ?

« Passer du temps avec toi. Pourquoi, cela t'étonne ? »

Compatissante quand elle voit ton regard aux émotions contradictoire. Oh, tu serais alors timide, Minerva ? Laisse ses lèvres s'étirer davantage pour venir tapoter le bout de son verre du doigt.

« Tu es un de mes meilleurs éléments et je tiens à connaître dans l'intimité chacune des personnes sous mon commandement. Le boulot, toujours, on le connaît. Voit ça comme un exercice de sociabilisation indispensable à l'amélioration de notre travail d'équipe si ça te rend plus à l'aise. »

Ou vois-le comme la tentative un peu bancale d'une femme de nouer des liens.

Regard intrigué quand tu proclames, Minerva, sur ce visage rougissant, mais aussi bourru que celui d'une enfant, que tu es une arme. D'équipe, nous n’avons que le nom, Minerva. Toi, tu es utilitaire, toi, tu es un outil sage et pratique. Malgré elle, elle fronce les sourcils, Romane. Les outils faits de chairs et de sangs ont le don certain de la mettre mal à l'aise, tu sais ? De faire naître la colère. Celle qu'on ressent quand on est face à l'injustice. Le dégoût qu'on peut avoir envers les visions diminuées de soi et notre incapacité à venir les sauver. Car tu vois, Minerva, Romane n'est pas cette force de la nature si incroyable. Romane ne peut pas tendre la main à tous. Romane ne peut pas affranchir le monde. Elle n'a pas de trône, Romane. Elle n'en aura jamais, même si l'ambition la pousse à caresser du doigt le pouvoir. Jamais celui de Juliette, car Juliette, on l'admire trop pour cela. Mais elle rêve, Romane, de pouvoir obtenir en claquant du doigt. Elle rêve, Romane, de marquer Wonderland, de prendre son ultime revanche. Sa revanche, et la leur, et la vôtre. Mais elle ne peut pas, Romane. Pas encore du moins. Alors elle a commencé à plus petite échelle, de façon plus modeste. Elle s'attaque à vous, ceux qui l'entourent. Il y a dans sa volonté de prendre soin de vous cet amour maternel, c'est vrai. Mais il y aussi cette ambition. D'exiger le meilleur, de vous amener. Car quelle plus belle revanche que d'avoir la plus belle des armées quand on a raclé le sol, hein ?

Alors le poing sur sa joue, ses yeux qui reviennent vers toi, elle se permet d'insister un peu plus, Romane. Glisse un doigt sous une de tes mèches de cheveux ébène pour découvrir un peu plus ton visage, voir ce qu'il se cache sous le voile.

« C'est bien dommage, mais je ne voulais personne d'autre. »

Laisse un sourire planer sur ses lèvres avant de prendre de la distance. Ne veux pas te brusquer plus que nécessaire, veut se faire attentive à respecter ton espace. Même si tout ceci n'est qu'un vaste caprice, Minerva. Et elle voudrait s'excuser, tu vois, que vous en soyez toujours les premières victimes.

« Tu es une personne, Minerva. Si je voulais des objets sous mon commandement, je formerais des esclaves au combat. Tu as le droit de faire entendre ta voix, c'est un droit précieux. Je voudrais que tu l'uses avec moi. »

Et en laissant son verre vide et sa soif étanchée elle poursuit.

« Mais je ne veux pas te mettre mal à l'aise non plus. Ton bien-être à une importance, j'avais choisi cet endroit en me disant qu'un lieu neutre te serait plus agréable, mais si la foule te gêne, nous pouvons toujours nous poser dans un endroit plus calme, qu'en dis-tu ? »

Elle commence à comprendre, du moins elle le pense. Commence à pouvoir apercevoir les esquisses du problème. Est-ce un manque de confiance en toi ? Une illégitimité à avoir ? Est-ce la peur de l’abandon ? Est-ce pure maladresse ? Est-ce tout à la fois ? Et quand tu invoques que le problème, c'est toi, elle fronce les sourcils, Romane, soucieuse. Si c'est de la pression qu'elle met sur tes épaules alors elle s'excuse, Minerva. Elle attend de vous l'excellence au combat, mais elle se refuse à avoir cette mainmise sur votre vie privée. Assimile l'intimité à votre droit le plus strict et son contrôle aux comportements terribles des maîtres esclaves. Et si elle s'écarte parfois du chemin, tellement terrorisée à l'idée de n'être rien qu'elle cherche à compter, à aimer, elle se refuse à franchir certaines limites. Il semblerait qu'elle se tienne au seuil de l'intolérable avec toi, Minerva et ça l'agace. Les échecs, que ce soit avec une épée ou avec les gens, Romane ne les supportent pas.

Et quand les verres se brisent et que le silence s'installe elle reste calme, Romane. Consciente qu'une explosion qu'importe de quoi serait de trop. Veut remettre les pendules à l'heure, Romane. Alors décide d'être franche.

— D'accord. Que penses-tu que j'attends de toi, au juste ?

Quelles sont ces choses que tu ne veux pas donner, que tu t'imagines qu'on te demande ? Quelles sont les fameuses limites qu'on ne doit pas franchir, quoi qu'il en coûte ? Dit nous, Minerva, apprends-nous, qu'on puisse nous aussi comprendre et ajuster ce qui doit l'être, qu'on fasse de ce début d'échec une jolie réussite.

— Quelle est la différence entre Romane et l'oiseau de feu que tu ne supportes pas ?

Le cri résonne, dans le bar tout se fige. Sur le coup, elle se tend, Romane, face aux regards curieux des clients. Rougi légèrement, son premier réflexe est de penser à sa réputation, les murmures qui circuleront fatalement. Tu viens de faire une scène, Minerva. Romane déteste pour moins que ça. Ne supporte pas qu'on s'attaque à son image, elle qui se tue pour la modeler et la faire perfection au quotidien. L'espace d'une seconde, elle a envie de se fâcher, de te détester. Ce n'est pas là une attitude qu'elle tolère, tu sais ? Presque vexée, que tu oses hurler dans un lieu public pour t'enfuir à grand bruit.

Il lui faut quelques secondes pour tempérer ses ardeurs. Ferme les yeux, les rouvres pour se lever droite, la tête haute, et quitter les lieux comme-ci tout ceci était normal. Dehors le vent frais sur son visage. Puisque tu ne veux pas d'elle alors tant pis, Minerva. Commence à faire un pas, puis deux, puis trois. Direction le palais. Direction sa chambre. Les talons qui claquent sur le sol... Et soudain.

— Et puis merde.

Pivote rageusement avant de partir de l'autre côté à ta recherche. Ton attitude a blessé sa fierté, mais plus encore ton attitude est un échec. Qu'on fuit devant elle, c'est la preuve qu'elle ne ressemble pas assez, qu'elle n'est pas assez grande, assez bonne, assez forte. Ne pourra jamais se rapprocher de l'éclat de Juliette si ses fidèles fuient à grands cris. Non, non, ça ne va définitivement pas, Minerva. Alors elle parcourt les rues à ta recherche, appelant ton nom avec fermeté, cette fois. Quand au coin d'une ruelle, elle perçoit ta chevelure ébène, elle s'arrête, croise les bras sur sa poitrine, implacable.

— Là, c'est l'oiseau de feu qui te parle. Relève-toi, soldat, et regarde-moi dans les yeux.

Le regard qu'elle te lance, plus fâchée contre elle au final, que contre toi. Le soupir qui franchit ses lèvres en dit long. Bien vite l'implacable se détend un peu et Romane vient s'appuyer sur le premier mur à sa portée.

— Tu ne veux pas être mon amie ? Je ne me souviens pas l'avoir explicitement demandée, mais d'accord, c'est noté. En revanche, je veux que tu m'expliques ce qui s'est passé tout à l'heure parce que je ne comprends pas là. Qu'est-ce que tu attends de moi et de la relation qu'on partage, Minerva ?

Tu es bouche bée et, l'espace d'un instant, elle se demande si tu n'as pas vu une apparition ou un fait incroyable se jouant dans son dos. Dans le doute, elle préfère ne pas se retourner pour confirmer son hypothèse. Elle a une image à tenir, tu comprends ? Et puis, elle a aussi le sentiment que ce serait, d'une certaine façon, fatal et d'un grand manque de respect de détourner son regard du tien, Minerva.

Mais tu la prends de court. Et si elle déteste autant qu'elle adore les imprévues, c'est bien pour l'excitation que ça lui procure. Ta réponse n'a rien d'attendu. Et elle se surprend à écarquiller les yeux, à sentir le rouge lui monter aux joues. Bénie l'astre de la nuit pour maquiller son expression.

— P... Pardon ?

Tu aurais pu dire désolé, tu aurais pu dire un millier de choses. Tu aurais pu te lancer dans un long argumentaire comme tu aurais pu te murer dans un silence buté. À la place, tu as attaqué d'une façon inédite. Déstabilisée, Romane, car elle comprend encore moins ce que tu veux, ce que tu ressens. Déstabilisée, Romane, parce que Magnifique est un mot qui veut tout et rien dire, mais dans ta bouche ça sonne comme quelque chose d'incroyablement intime et précieux. Et elle est si faible, Romane, face à ce genre de révélation.

— Merci, Minerva.

Il lui semble que c'est déjà un début alors qu'elle improvise tout le reste. N'a pas de plan, Romane, suit juste un instinct primaire, la même insatiabilité qui lui a tant apporté, mais tant coûté. S'approche d'un pas, puis de deux, lentement, comme-ci elle approchait un animal apeuré. Elle tend la main, avec la même lenteur avant de la poser à la douceur de ta joue. Dans la pénombre, elle te distingue peu et elle ignore si c'est le fait de devoir deviner qui lui plaît à ce point. Glisse, dans un sourire.

— Tu es magnifique, toi aussi. Le pouce qui caresse la peau. Je ne veux pas te faire du mal, si je t'ai blessée, je m'en excuse. Mais je voudrais comprendre, peux-tu m'expliquer ? De la façon dont tu le souhaites, j'ai tout mon temps.