Ce seuil, elle l'a franchi maintes et maintes fois, toujours au gré de ses humeurs et jamais en étant la bienvenue – mais qu'importe ! Sa malice est pernicieuse, et se réjouit bien du désordre qu'elle provoque. Le jeu reste le même, mais l'éternité apprécie ses cycles : il s'agit de tracer son chemin jusqu'à leur tête pensante, déployer les ailes de son prosélytisme passionné, faire semblant de croire qu'on considère ses propos, et recommencer, sans cesse, dès que l'humeur le lui souffle.

Or, aujourd'hui, les règles diffèrent. Aujourd'hui, l'oiseau de malheur ne se présente point sur le pas de la porte par pure envie, mais bien par devoir. Les ordres lui ont été dispensés à l'abri des oreilles indiscrètes, clairs et sans équivoque. La tâche a alors commencé, et avec elle l'obligation d'œuvrer en secret : personne à la cour, excepté la Reine, ne savait ni où elle se trouvait, ni ce qu'elle venait y chercher. Elle était même venue sans escorte ni protection, malgré l'importance de la mission, en gage de bonne foi.

Qu'on tâche, comme d'ordinaire, de la refouler dès son entrée use d'une patience dont elle a toujours disposé en ressources limitées. Alors le volatile de mauvais augure répand des remous sur son passage, tant par sa terrible voix que par l'utilisation de son pouvoir, à peu près certaine que le tapage saura bien finir par attirer celui à qui elle doit délivrer son message, lui et personne d'autre – les ordres sont les ordres.

Le voilà justement qui se montre, et elle le fixe depuis le bas de son piédestal, indifférente aux fidèles qui se pressent autour d'elle, un sourire prédateur dessiné sur ses lèvres sombres. Il suffit de quelques mots pour que celui-ci s'évanouisse, contrarié par l'insulte, et c'est désormais une mine courroucée qu'elle lui adresse, nez froncé et regard noir. À peine la tirade est-elle terminée qu'elle claque ostensiblement des doigts, déversant sur les lieux un silence assourdissant. Avec une moue réprobatrice, elle prend la parole, goûtant l'écho irréel que ses capacités confèrent à sa voix d'horreur.



Tout en secouant lentement la tête, la mine faussement blessée, elle émet une petite série de claquements de langue – de ceux qu'on adresse à un enfant en faute.



Sur un petit bruit de gorge satisfait, presque puéril, elle reprend son insupportable sourire suffisant et rétablit d'un geste les sons environnants, non sans émettre un avertissement :



Le jeu est lancé.

L'oiseau n'est pas dupe : ce revirement de situation n'a de sincère que l'apparence, mais peu importe, son ego démesuré accueille tout de même la flatterie à bras grands ouverts, promenant un regard pleinement satisfait sur la foule de sectateurs qui s'éparpille presque à contrecœur.



Les soudaines politesses, bien que sarcastiques, relèvent ses noires commissures sous le coup du plaisir. Quelle image, de voir ainsi le gourou faire preuve de déférence, même feinte et passagère ! C'est avec délice qu'elle goûte le tableau, avant que celui-ci ne s'estompe, emportant avec lui la mine fière qui éclairait ses traits. Sous le coup de la provocation, elle hausse les sourcils en guise d'avertissement silencieux, sentant sa main tressailler, et le pouvoir prêt à (re)frapper. Prends garde.

Finalement, elle lui emboîte le pas, progressant dans les escaliers avec l'indécente assurance de ceux qui possèdent les lieux – une attitude déplacée, mais ô combien grisante. Et puis, n'étaient-ils pas voués à devenir bientôt très proches ? Secouée d'un petit gloussement silencieux à cette idée, elle prend place dans le fauteuil situé face au bureau, prenant sciemment le temps de s'installer, de croiser les jambes et de lisser les plis de sa robe du plat de la main, pour faire durer le plaisir. Puis, elle dispose ses coudes sur les accoudoirs, joint les mains, et fait ce pourquoi elle est venue jusqu'ici.



Un sourire aux airs prédateurs se dessine sur ses lèvres, et elle poursuit d'un ton réjoui :



Elle conserve à dessein le reste de l'ordre pour elle, en attente du moment propice. C'est que l'oiseau a le goût de la mise en scène.

La réaction prévue ne se fait pas désirer, et elle l'accueille avec un éclat de rire caquetant. Le voilà à jour cet orgueil qui la ravit tant, les voici parfaitement dévoilés ce sens du calcul et cette soif de pouvoir si divertissants. Montre-toi comme tu es, car entre vous cela fait bien longtemps que les politesses relèvent du jeu, et que vous avez conscience des allégeances et ambitions de l'autre, n'est-ce pas ?

Parfaitement amusée par la situation, par l'agacement qu'elle provoque sciemment, elle glousse légèrement derrière sa main, la voix chantante malgré ses stridulations terribles.



L'oiseau de mauvaise augure est pleinement et confortablement installé dans son rôle détestable, et poursuit sa comédie en secouant doucement la main comme on le ferait pour chasser une vilaine idée, se délectant par là qu'on soit suspendu à ses mots.



Les basses besognes, ce sont avant tout les soldats du Royaume de Cœur qui s'en acquitteront. Vous, les agents du chaos, la  place qui vous est proposée est bien plus haute et bien plus dorée, non loin du trône. C'est là un privilège qui vous est fait, mais il est d'usage que les alliances se tissent par l'entremise de compromis, car l'on obtient rien sans rien.



S'appuyant contre le dossier de son fauteuil, satisfaite, elle joint de nouveau les mains et te dévisage.



Imagines-tu étendre ton empire nocturne sur tout Marmoreal ? Ne serait-ce pas là la plus délicieuse des entreprises ?

C'est sans détour que tu manifestes ton intérêt, et elle en frémit de plaisir. Les choses ne lui apparaissaient pas autrement, mais il exsude tout de même de cet échange une satisfaction plénière, emplie de facettes : celle de savoir que sa maîtresse a calculé avec justesse le déplacement de ses pions, celle de participer à cet avancement en étant porteuse d'une confiance absolue, celle de voir une curiosité vorace s'allumer dans ces yeux qu'elle a un jour souhaité voir sous tous leurs jours possibles.

La naïveté, en revanche, n'est pas de mise – jamais avec l'oiseau noir – et elle sait que la méfiance te fera considérer la possibilité d'un piège final, bien qu'il n'en ait jamais été question. Si son entrée au service de la Reine de Cœur lui a appris quelque chose, c'est que la place de la peur est sous la coupe de la force. La position du croquemitaine et de ses agents du chaos n'est-elle donc pas toute trouvée, dans le sillage de la sienne, près de la main armée écarlate ?

Elle accueille la défiance sans surprise et hoche un instant du chef, les yeux clos, pour témoigner de sa compréhension. La retenue, en vérité, est plus que sage, et elle accepte sa présence.



Ce moment arrivera bien tôt ou tard, car l'orchestration des plans se fait de concert. À cette idée, elle frissonne d'anticipation : quelle délicieuse vision, d'imaginer la tenue du conseil de guerre qui saura apporter la nuit sur cette détestable flaque immaculée qu'est le Royaume d'Ivoire en Wonderland !

Le semi accord que tu émets lui tire un sourire presque sauvage d'un bout à l'autre du visage, mais ce n'est pas tout à fait parfait – c'est qu'elle a promis à sa Reine de revenir déposer une alliance à ses pieds. Alors, joueuse, elle avance le bout de sa chaussure jusqu'à l'assise du fauteuil faisant face au sien et effleure un genou, tout en roucoulant presque :



Et elle plante son regard incandescent, pétillant, dans le tien. C'est que le trajet jusqu'à la cité de la nuit s'est montré bien trop long pour que tout se termine si vite.

Son petit jeu, à son grand dam, ne suscite aucun enthousiasme. Elle pourrait se renfrogner, mais les circonstances sont trop belles, et la discussion trop importante pour qu'elle prenne en boude un détail aussi futile. Elle se contente de donner du bout du pied un petit coup taquin dans ton genou, avant de le ramener auprès de son compère et de cesser son petit manège. Les épaules se haussent, faussement fatalistes, mais le sourire lui est rayonnant.



À l'annonce de la "déception" à venir, elle penche légèrement la tête sur la côté et papillonne volontairement des cils à l'excès, feignant un intérêt poupin qui ne s'accord pas avec son allure ténébreuse et ravageuse. C'est qu'elle te connaît, Alastor, et s'attendait avant même de franchir le seuil de ces lieux à ce que la proposition ne soit pas acceptée telle quelle – pas sans négociation, pas sans condition. Ce que tu énonces ne la surprend donc guère, et c'est avec le ton réjoui de l'amusement qu'elle réplique :



Sur quoi elle joint les mains, ses longs ongles sombres revêtant l'allure de serres, et pose doucement le menton sur leurs pointes sans se départir de son sourire.



Car l'on n'obtient rien sans rien – mais ça, tu le sais, n'est-ce pas ?