à défaut d'en avoir l'air - parce que les mains s'occupaient à essuyer et ranger des verres, parce que les yeux se détachaient de ceux de ton interlocuteur, parce que parfois même il t'arrivait de légèrement lui tourner le dos - tu prêtais une oreille attentive. hochant la tête entre deux phrases, lâchant un instant ta soupe des yeux et t'affairant soudain à soulever la théière remplie de feuilles de menthe et de miel de son socle chauffant, tu la vides et tu remplis la tasse de susan en jetant un regard en biais à l'une des tables du bar, qui se distinguait par son plateau de forme carrée. ah. bon. qu'importe.

avec un peu de chance il ne remarquerait pas cet affront sur pieds de table non-rectangulaire.

la voix fuse, amusée.

tu me rappelleras de ne pas aller manger là-bas. quelle idée, des tables carrées et des coupes de vin...

tu t'éloignes un peu pour prendre la commande d'un autre client et tu reposes les yeux sur les quelques brûleurs se trouvant de ton côté du bar. définitivement, cuisiner de ce côté était une bonne idée de temps en temps. les clients semblaient apprécier de voir la nourriture préparée devant eux mais en plus, l'odeur venait chatouiller les narines de ceux qui ne pensaient pas vraiment avoir faim tout de suite. une invitation à consommer. parfait.

tu lui sers un bol de poireaux-pommes de terre-courgettes puis tu vas un instant changer de disque sur la platine vinyle. et alors qu'un nouvel air de jazz vient remplir le bar, tu t'en retournes vers susan.

tu sais, je doute que ton père laisse quoi que ce soit lui arriver. il a toujours eu des tendances à apparaître et disparaître quand ça lui chantait, je suis sûre qu'il va bien.

essuyant tes mains sur le tablier noué autour de ta taille, tu viens tapoter le haut du crâne de susan comme pour le rassurer, avec un sourire qui se veut encourageant. il est difficile pour toi d'imaginer ce que ça peut être de se sentir perdu sans son père mais tu ne peines pas à comprendre ce que ça fait de se sentir perdu sans time. tu ne peux t'empêcher de te demander, en voyant susan, si lui aussi avait un jour eu le même genre d'étincelle dans les yeux lorsque vous parliez des éternités entre les secondes.

ça te rendrait presque nostalgique.

tu as des pistes ? oh, d'ailleurs, je demande. tu veux rester manger ici ce soir ? c'est la maison qui offre.

un bol de soupe, un peu de réconfort, quelques mots encourageants.

une parcelle d'espoir.

les yeux se rivèrent sur la vaisselle avant de se perdre dans le vague. mécaniquement, les doigts vinrent frotter le front et les épaules se haussèrent. les royaumes avaient tendance à s'enflammer à chaque moment. un nombre infini d'années qu'elles avaient, les soeurs royales, un nombre infini pour se faire la guerre encore et encore. elle déglutit et trouva un goût amer à sa salive. décidemment, leurs créateurs avaient un drôle de sens de l'humour...

peut-être pensaient-ils qu'une guerre serait un bon moyen de recommencer tout à zéro. ils pourraient tout rebâtir d'un claquement de doigt, de toute façon. peut-être s'étaient-ils lassés de leur création une bonne fois pour toute. un instant, elle se demanda si time anticipait un tel résultat. si c'était son but. brûlons tout wonderland jusqu'à ce qu'il n'en reste que des cendres et allons tout rebâtir... ils en reviendraient de toute façon, alors qu'est-ce qui pourrait tourner mal ?

évidemment, c'est à ce moment-là qu'elle reposa les yeux sur toi. toi et ton visage pensif, toi et cette peau sujette à s'évaporer en cendres dont on ne renaît pas. toi et ces traits dans lesquels elle percevait sans peine les siens.

il ne ferait quand même pas ça, si ?

elle l'aurait su, pas vrai ?

ils ne le connaissent pas comme nous le connaissons, susan. l'éternité n'apporte pas toujours la sagesse.

nombreux étaient les habitants pouvant le prouver. la chenille elle-même se perdait parfois en farces grotesques pour essayer de tromper l'ennui, remuer un petit peu son quotidien pourtant si bien calculé. elle laissa échapper un petit soupir et glissa ses doigts jusque sur le couvercle en métal d'une boîte à sablés remplie à ras bord de biscuits datant du matin même. certains étaient ronds, certains carrés, avec des parfums variés. elle posa la boîte devant toi et alla prendre la commande d'un autre client avant de jeter un petit coup d'oeil sur la foule de clients.

la plupart d'entre eux avaient une capacité fascinante à oublier leur propre mortalité. elle reposa les yeux sur susan et vint caler ses coudes sur le comptoir.

est-ce qu'il t'a dit quelque chose de particulier ? la dernière fois que vous vous êtes vus... ou est-ce que tu as remarqué quelque chose de différent, par rapport au clocher ?

absinthe vint mordiller sa lèvre inférieure en essayant elle aussi de passer en revue sa dernière rencontre avec le temps.

elle peinait même à se souvenir de quand elle avait eu lieu.

pauvre mémoire en charpie.

alors mollement, elle tira un carnet de sa poche et commença à en faire défiler les pages. ciel, ce qu'elle détestait se sentir sénile.

il y a des matins où absinthe se réveille et fixe le plafond, pour repenser à ces jours qu'elle n'a jamais vécus. elle a conscience d'être un livre infini, un livre qui n'a jamais été vierge - sans mauvais jeux de mots. un livre relié avec des pages et des pages déjà remplies, un livre qui gardera toujours le même format et ne brisera jamais l'épaisseur de sa côte. un livre à la couverture verte, puis bleue, chenille, puis humanoïde. absinthe se fait maternelle comme elle aurait aimé qu'on l'ait été avec elle. absinthe aime apprendre parce qu'elle est née en sachant déjà tout. elle est née en sachant pourquoi elle était née, quel était son rôle, quels étaient ses buts.

une petite chenille douée de toute la sagesse du monde, pour choisir des feuilles de thé.

elle effleure une des premières lignes du carnet du bout de son pouce. sur certaines des pages de sa myriade de journaux comme dans son livre, l'encre a parfois tendance à s'effacer. elle est obligée de s'entortiller dans des kilomètres et des kilomètres de rubans de papier pour se maintenir en un seul morceau et éviter que sa conscience ne s'éparpille trop. alors évidemment, susan, ta remarque la fait rire jaune. bien sûr que non elle ne se souvient pas. oh tu sais, elle a conscience qu'elle est la seule à blâmer pour ça. conscience que ses pertes de mémoires ne seraient pas si fréquentes si elle arrêtait de noyer son hippocampe sous les psychoactifs. elle ne peut juste vraiment, vraiment pas s'en empêcher.

toute la sagesse du monde n'empêche pas d'avoir des tendances à l'auto-sabotage.

rien que l'idée de se détériorer lui donnait le bourdon.

j'suis sûre que je suis pas la seule, bien sûr, mais j'arrive à peine à me souvenir de comment on vivait avant qu'il n'arrive, ni quand ça s'est produit d'ailleurs. j'arrive à peine à me souvenir de ce qu'on faisait sans lui. il a des tendances à se rendre indispensable, non ? je veux dire... certains d'entre nous n'ont pas connu la vie sans lui alors...

et pourtant vous deviez vous rendre à l'évidence. il n'était pas là en ce moment. elle cligne des yeux quelques secondes en continuant de faire défiler les pages puis repose le carnet en soupirant. il lui faudrait repasser sur les mots qui commencent à s'effacer, il lui faudrait chercher les autres carnets pour essayer de récupérer d'autres souvenirs. elle aurait volontiers délégué si elle ne considérait pas le moindre coup d'oeil d'autrui dans ses carnets comme une terrible violation de sa vie privée. parce que oui, susan, elle notait tout. absolument tout. l'habitude était si encrée qu'elle ne savait même plus quand ça lui avait pris (elle aurait sans peine retrouvé l'instant si elle avait juste voulu revenir au premier de ses ouvrages mais elle préférait ne pas le faire si elle pouvait l'éviter) et désormais elle peinait à s'en défaire.

elle s'abîme tu dis... la structure même de la tour ? les pierres ? c'est absurde, non ? elle a tenu pendant des siècles et des siècles...

ça pour le coup, c'était vraiment inquiétant. est-ce que la tour avait commencé à s'abîmer après la disparition de time, ou est-ce qu'il avait disparu pour essayer de trouver la cause de ces dégradations ? la tenancière s'agenouilla d'un coup pour ouvrir un placard sous le bar et essayer de retrouver le bon carnet. au rythme auquel elle les passait, l'information qu'elle recherchait devait se situer dans quelques volumes avant celui dont elle s'était d'abord emparée et elle en fit défiler les pages comme si sa vie en dépendait. comme si sa vie en dépendait. il ne devrait pas pouvoir mourir mais... eh. sait-on jamais. une fois qu'elle eut repéré la page qu'elle recherchait, elle se redressa presque aussi vite qu'elle s'était agenouillée.

elle prit le temps de relire deux, trois fois la ligne, avant de tapoter dessus du bout de l'ongle. l'information était là, juste là, dans les boucles qu'avaient dessiné l'encre. lire les mots lui rappela la conversation et elle laissa échapper un petit soupir rassuré. c'était peu mais c'était quelque chose.

apparemment, il avait l'air un peu pressé. c'est ironique, quand même. c'est pas le genre de personne à être pressé...

elle posa le carnet de son côté du comptoir grand ouvert et relis encore la ligne quelques fois.

tu avais remarqué quelque chose au niveau de la tour avant sa disparition ? est-ce que... je pourrais venir voir moi-même ?

de la rouille dans la tour de l'horloge. allons bon. il ne lui suffisait plus d'avoir l'air délabrée maintenant, il fallait aussi qu'elle le devienne. absolem ne voulait même pas imaginer les conséquences désastreuses que cela pourrait avoir si jamais la tour venait à s'effondrer. il faudrait faire quelque chose pour éviter ça, n'importe quoi. si même susan n'y pouvait rien... mais time n'était pas là, time n'était pas là et elle n'avait pas vraiment envie d'aller déranger ses créateurs. ils s'étaient reculés dans un coin perdu entre ailleurs et nulle-part avec alice pour une bonne raison et s'ils ne voulaient pas être dérangés, elle n'avait aucune intention d'aller à l'encontre de leur volonté. peu importe à quel point elle avait tendance à se mêler de tout et de tout le monde, elle ne pouvait pas leur faire ça. pas à eux.

à la question de susan, elle se mit à plisser les yeux, toujours en fixant les mots d'encre sur la page de papier.

j'ai... rien noté de plus. je devais être fatiguée...

trop fière pour s'avouer qu'elle aurait manqué de prudence, l'excuse de la fatigue la satisfait. elle ne se rappelle plus des mots exacts mais si elle n'a rien noté d'autre, elle sait que c'est parce que rien d'autre n'a dû lui paraître sortir de l'ordinaire. absinthe referme le journal en laissant échapper un soupir d'agacement. elle avait toujours été partisane du principe selon lequel on n'était jamais mieux servi que par soi-même et désormais, elle devait ériger la chenille du passé en traitresse. une traitresse de moi, une traitresse de mémoire, une traitresse de perception. la patronne remit sagement le journal à sa place et elle resta un moment, le front appuyé contre le placard. lorsqu'enfin elle se redressa elle tourna la tête pour fixer l'un de ses employés qui la regardait.

le jeune homme, un alice qu'elle employait très très temporairement, sursauta presque lorsqu'il se rendit compte de l'avoir fixée pendant un moment. il détourna naturellement le regard pour fuir les yeux sévères de sa patronne. elle n'était pas difficile mais elle avait tout de même des attentes. si l'un de ses employés se retrouvait à fixer les gens au lieu de les servir, elle n'en aurait pas fini. décidément, il lui semblait bien que ce bar ne tournerait jamais rond sans elle. elle le fixa quelques secondes avec un petit air moqueur avant de venir plonger ses yeux dans ceux de susan avec un petit sourire, en prenant le soin de parler bien fort.

goodbye pork pie hat, tu disais ? mon employé va te mettre ça, ne t'inquiètes pas. par contre, je pourrais pas venir tout de suite je dois... rester ici un moment. ça te va ? quand est-ce que ça t'arrangerait que je passe ?

elle se frotta un petit peu la nuque tandis que son employé alla s'exécuter sans plus un mot. il savait que les ordres d'absinthe étaient à suivre et non pas à questionner. elle se fichait de la façon dont on s'y prenait pour les exécuter du moment que le résultat y était et par la même occasion, elle se fichait des problèmes que l'on pouvait trouver en chemin. d'elle comme des autres, elle avait une sale tendance à constamment exiger la perfection. les premières notes de la mélodie retentirent et elle s'étira de toute sa hauteur.

mais du coup... tu vas rentrer bientôt quand même ? laisse-moi au moins te faire du pain perdu avant que tu y ailles, ok ?

elle se plongea dans ses pensées quelques secondes. un événement similaire... comme ça, rien ne lui vint. si une telle chose était déjà réellement arrivé, sans doute s'en serait-elle souvenue mais... il s'était produit tant d'évènements étranges qu'elle ne pouvait pas être entièrement sûre et certaine que quelque chose comme ça l'aurait marquée. dans tous les cas, ça vaudrait peut-être le coup de jeter un coup d'oeil dans ses archives juste pour en être sûre. elle commença déjà à planifier ça pour le reste de sa journée. qui avait besoin de beaucoup de sommeil après tout ? elle pourrait toujours dormir avant d'aller voir susan le lendemain ?

et en même temps elle savait qu'elle aurait besoin de repos. elle ne voulait pas risquer de faire preuve d'imprudence à nouveau et elle s'en voudrait de manquer des détails si jamais elle était trop fatiguée pour avoir vraiment les idées claires. ça pouvait attendre un jour de plus, non ? un jour, juste un seul petit jour. avec un peu de chance, la tour n'en profiterait pas pour tomber comme un château de cartes.

parfait. disons, va pour après-demain et va pour le sirop d'érable, alors. je passerai et je ferai un truc pour qu'on déjeune ensemble.

absinthe s'attarda à découper une tranche de pain frais et à battre le mélange pour le pain perdu. la recette était simple, la recette était douce et réconfortante. c'était tout ce dont on avait besoin pour conclure une bonne journée. une fois le pain prêt, elle le saupoudra légèrement de cannelle et l'arrosa de sirop d'érable. quelques secondes elle observa l'assiette fumante avant de trouver le petit plus qui manquait, le petit quelque chose qui achèverait de faire plaisir à susan. il ne fallait pas le connaître par coeur pour savoir que le sucre était le meilleur moyen de lui faire plaisir. elle déposa une boule de glace à la vanille sur le dessus et lui servit avec un sourire.

elle aimait bien jouer les tantes réconfortantes.

et en tant que tel, c'était son rôle de participer à la recherche de time.

elle lui devait bien ça, après tout...