Chicago, USA - 1956
Elle était belle dans sa robe à volants avec son petit gilet brodé par la vieille Jenny. Son père lisait le journal, assit dans son fauteuil au cuir usé, une tasse de café chaud à la main. Il ne l’avait pas tout de suite remarqué. C’est sa mère qui, en se retournant - parce qu’elle s’affairait à cuisiner pour le midi et coupait des carottes à ce moment-là - la félicita d’un « Oooh, la princesse ! » Remarque à laquelle Lucille offrit un rire flatté et fier. Elle fit tournoyer sa robe plusieurs fois avant de tituber vers son père, un peu volontairement, car il ne l’avait pas encore complimenté, lui. Ayant comprit le fin manège, il s’exécuta prestement ! Une petite révérence, des applaudissements grandioses et l’oeil malicieux suffirent à satisfaire l’exigeante Lucille.
Le grincement soudain du parquet dans le hall annonça l’arrivée d’un visiteur. Son père s’était alors levé et, avant même qu’il n’ait pu s’enquérir de l’identité du visiteur, accueillait son frère cadet entre ses bras. John avait pour habitude de passer à l’improviste - il avait quelques affaires dans la rue d’en face, ce qui était la raison principale à la dite (mauvaise) habitude.
Il sentait le tabac froid et le rhum, ce qui déplaisait à Lucille. Elle fronçait le nez dès qu’il la soulevait pour lui embrasser les joues.
« Richard ! T’as entendu la dernière ? Gros Tony s’est fait pincer ! » N’empêche, elle adorait les visites de John. Il avait toujours des friandises dans ses poches ou un truc rigolo à lui raconter. Et John, il ne tarissait jamais d’éloges et de compliments ! Constamment il lui disait
« comme t’es belle ma grenouille ! » Oui, John, il la surnommait
« ma grenouille » - mais c’est parce qu’elle aimait imiter le croassement des grenouilles…
« Bonjour John. Ravie de te voir John. »« Oh bonjour ma bonne Jane, je ne t’avais pas remarqué. » Il avait rit.
John, il riait toujours beaucoup et toujours très fort.
« Quand même ! Goujat ! »« Gros Tony ? Ça alors… En même temps, il l’a bien cherché. J’comprendrais jamais pourquoi il s’est lancé dans cette merde ! C’est mérité. C’était un sale con de toute façon. »« Richard ! Langage ! »Lucille, dans ce genre de situation, elle s’asseyait sur le petit tabouret dans le coin de la cuisine et écoutait attentivement ce qui se disait. Elle était fascinée par les conversations des
« grands ». Quand son père jurait - ce qu’il faisait beaucoup - sa mère s’emportait et le rouspettait. Qu’est ce que c’était marrant !
« Son cabaret va être mis en vente aux enchères ! T’imagines ? Je pense qu’on devrait enchérir. C’est une putain d’affaire tu sais. »« John ! Langage ! »« T’es pas sérieux ! »« Y’a pas mal de blé à se faire Rich’, j’te jure. J’en ai parlé à Mario, l’ex comptable de la boîte. Il m’a balancé les comptes et recettes que le Gros Tony s’est fait sur les trois dernières années, c’est monstrueux ! Avec ce que t’as de côté et ce que j’vais gagner sur ma prochaine cargaison de champagne, pas besoin de faire un prêt de cinglé à la banque. »« C’est de la folie. C’est un gouffre financier et y’a trop de sales casseroles qui traînent, trop de sales histoires collées à ce cabaret. Ça nous porterait la poisse ! »« Fais pas ta vieille superstitieuse Rich’ ! C’est pas un putain de cirque hanté, c’est une putain de mine d’or ! Une putain de grosse mine d’or ! »« JOHN ! LANGAGE ! »« Oui, oui… »« Laisse-moi y réfléchir Johnny… Tout le blé que j’ai de côté, c’est pour les études de la petite et… »« On s’en fera tellement avec le cabaret que tu pourras lui payer six fois Harvard à la grenouille ! »« J’sais pas, ça sent le cramoisi je te dis… »« Arrête ! Tout Chicago s’arrachera les soirées qu’on y fera ! Du Jazz le vendredi, du rock le samedi, des danseuses exotiques le dimanche… Champagne, cocktails à la mode, canapés en velours rouge… Elle aime ça al musique la grenouille, hein ? »Lucille avait bondit de son tabouret.
« Ouiii ! »
« M’dis pas que ça sonne pas comme le paradis ? Rich, allez ! Avoue ! »« Ouais… »La conversation s’est éternisée jusqu’au soir et John avait finit par obtenir ce qu’il était venu initialement chercher : le soutient de son frère, oui, mais surtout son fric.
Chicago, USA - 1967
C’est l’épicier de la rue St. Andrews qui a rancardé sa mère sur le job. Un chic type, toujours au courant de tout ! À dire vrai, ça ne payait pas de mine comme job : il s’agissait de nettoyer les enclos des animaux du zoo, de nettoyer les toilettes de l’accueil etc. Ce genre de petites tâches ingrates qui ne vous incitent pas à vous lever de bonne humeur le matin. Sauf que, Lucille, la description lui a plu. Du moment qu’elle recevait une paye et pouvait admirer de près les grands fauves et les éléphants, elle aurait pu passer la serpillère jusque dans les égouts du zoo !
Depuis l’absence de son père - dix ans déjà - le porte-monnaie familial peinait à garder un penny. Il fallait payer le loyer. Il fallait payer les factures. Il fallait payer les créanciers… Sa mère, épuisée par les nuits éreintantes à l’hôpital, s’était récemment vue confinée à domicile. Fatigue, fièvre, faiblesse physique, le cocktail malheureux d’un alitement longue durée.
Lucille ne se défaisait pas de sa rage de vaincre pour autant.
Elle avait commencé son job au zoo un lundi.
Le dimanche suivant, John lui rendait visite.
Alors, la belle ! J’ai entendu dire que tu torches les fesses des singes maintenant ?Il était venu comme à son habitude, sans prévenir et engoncé d’une fierté mal placée. Il était vêtu d’un smoking à rayures sombres et de chaussures blanches impeccablement vernies. Il transpirait le luxe - et le tabac froid, et le rhum. Lucille ne put s’empêcher de grimacer.
Elle n’avait pas très envie de lui causer, ni de supporter ses regards appuyés. La charge de travail de la veille l’avait épuisé, d’autant qu’elle avait dû tenir les cheveux de sa mère toute la nuit au dessus de la cuvette. Une indigestion due aux médicament - le doc’ a dit.
Ça paye bien. Café ?Elle noue son tablier, en défait les plis au devant et s’attèle à verser de l’eau fraîche dans la bouilloire. La cuisine n’a plus son clinquant d’autrefois. Elle et sa mère avaient dû revendre pas mal de leur mobilier et de leur vaisselle. À période de vaches maigres, mesures drastiques - c’est l’adage propre aux temps qui courent.
Je suis là pour t’offrir un job qui paye mieux que bien. Il s’installe, tout à son aise, dans le fauteuil au cuir usé. Lucille n’aime pas lorsqu’il fait ça, lorsqu’il s’octroie le droit impérieux de profiter du fauteuil de son père.
Or, son père n’est plus là.
Ah ? Encore une de tes combines douteuses ? Il rit.
Non, non. C’est un job sérieux ma grenouille. T’aimes danser, pas vrai ? J’te propose de venir danser les samedis soir au cabaret. J’te paye 30 dollars net de l’heure à raison de trois heures par représentation.Elle s’arrête et se retourne, la moue circonspecte.
John, depuis quelques temps déjà, n’est plus vraiment le bienvenue. Quelques semaines après la disparition de Richard, il s’était montré particulièrement insistant avec Jane, lui offrant de la prendre sous son aile, lui offrant de venir s’installer chez lui avec Lucille. Une offre en deux teintes, une offre sous-entendant qu’ils auraient à partager la couche… Offre qu’elle a violemment refusé, refus qu’il a très mal pris. C’est qu’il avait un je-ne-sais-quoi de bizarre et de mauvais, un je-ne-sais-quoi que Lucille ne lui avait jamais décelé, jusqu’à ce fameux jour où sa mère s’est refusée à lui.
Y’a forcément anguille sous roche.Il rit de plus bel. Elle fronce les sourcils et s’assied face à lui.
Ma grenouille, allons, de l’eau a coulé sous les ponts ces dernières années et puis… J’ai à coeur de savoir ma nièce bien nourrie et bien vêtue ! Tu pourras même rapporter les invendus de la cuisine pour toi et Jane.John, à la base, s’était associé à Richard quant à l’achat et à la direction du cabaret qu’ils avaient récupéré suite à l’arrestation de Gros Tony.
Richard y avait injecté tout son argent - un an après, il disparaissait. Suite à quoi, John a prit pour associés deux malfrats notoires des quartiers ouest.
Les rumeurs veulent que de drôles de magouilles ont lieu au cabaret - rumeurs que Lucille veut bien croire.
Oui mais… Elle a besoin d’argent.
T'as dix-sept ans, ça n'serait pas un crime de bosser les samedis soir en dansant dans le cabaret de ton oncle chéri.Son sourire gras... Elle ne l'aime pas.
Elle réfléchit. Avoir deux jobs au lieu d'un, cela lui permettrait de payer un ou deux loyers d’avance ? D’offrir à sa mère un weekend à l’air pur quelque part à la campagne ?
D’accord… Pourquoi pas…Merveilleux ! Viens samedi prochain à 19h. Passe par la porte du local à poubelles - un de mes gars t’ouvrira. Je t’expliquerais sur place les détails de ce que t’auras à faire.Le samedi qui suivit, elle se présentait à la porte du local à poubelles du cabaret.
Chicago, USA - 1963
Elle avait prit du retard au zoo - par mégarde, elle avait renversé son seau et l’eau sale s’était déversée sur le carrelage des toilettes qu’elle avait pourtant si bien nettoyé. Il lui fallut donc reprendre tout à zéro : balais, serpillère, gants. Un tour de plus sur la grand roue des tâches glamour… Elle en aurait pester jusqu’à ne plus pouvoir user de sa langue, si elle n’avait pas un emploi du temps si chargé.
C’est donc avec une heure de retard qu’elle arrive à sa loge au cabaret. Les autres filles viennent de terminer un show - un show bonus, sans doute, histoire de couvrir son absence. Si aucune d’elle ne l’assène d’une remarque houleuse, Lucille peut sentir leur mécontentement graisser l’air.
Le coeur battant et les tempes moites, elle s’empresse d’enfiler sa tenue affriolante - si tenue est le terme adéquat. Quelques centimètres de tissu, tout au plus. Une jupe courte qui promet la vue de ses fesses si tant est qu’elle se penche un minima. Une brassière quasi transparente qui promet la vue de ses seins si tant est que la lumière la frappe longuement.
Sa mère l’aurait accablé de ses remontrances si elle l’avait surprise en pareille tenue.
Oui.
Or, sa mère n’est plus.
Elle est décédée il y’a un an, des suites d’une pneumonie.
La photo de son visage, écornée par l’usure d’être tant de fois touchée et pressée contre la poitrine, trône à l’angle du miroir de sa coiffeuse.
Avant chaque représentation, Lucile lui murmure les mêmes mots :
pardon maman.
Un peu de rouge sur les lèvres, un peu de fard sur les joues… La voilà qui entre en scène sous le sifflement lubrique et les cris lourds de liqueurs d’un public majoritairement masculin. « La Belle ! Belle Marianne » Ils hurlent. Ils jubilent. L’orchestre exécute les premières notes langoureuses d’un morceau de jazz sensuel. Au fond, accoudé au comptoir du bar principal, John la fusille du regard. Il a les pupilles si noires et si dilatées que Lucille jurerait qu’elles sont possédées par un démon.
Une heure se passe.
Enfin, elle peut regagner sa loge et fuir les yeux hyènes et les faims louves de ses admirateurs.
Belle Marianne. Un instant, elle soupire. Sa gorge se serre.
Quel nom de scène pathétique. Quelle vie pathétique. Quelle fille pathétique.
Elle se regarde dans le miroir - elle veut pleurer.
Toujours, elle veut pleurer. Avant, pendant, après chaque représentation.
Elle veut pleurer.
Comment en est-elle arriver à travestir son âme ?
Soudain, elle voit le reflet de John dans le miroir. Il passe la porte qu’il referme violemment derrière lui. Dans le couloir, elle perçoit les chuchotements angoissés des autres filles - elles déguerpissent.
Tu sais c’que ça me coûte tes retards, Lucille ?Je suis désolée, j’avais à faire au Zoo et -Une gifle - violente, cinglante. Lucille porte une main à sa joue, déjà rouge de douleur.
Les larmes embrument ses yeux mais elle se retient. Elle se retient parce qu’il y’a la photo de sa mère. Elle se retient parce qu’il y’a la rage de vivre. Elle se retient parce qu’elle n’est pas une poupée docile - elle veut y croire, elle veut se le prouver.
Petite conne ! Pour la peine ce soir, tu prends non pas un mais deux clients. Tu m’entends ? C’est le vieux Andrews et son cousin, Pastroni. T’en fais pas… Ils ont encore du jus.NON ! JE REFUSE ! Je ne veux pas ! Je t’ai dis je ne veux pas faire ça, je ne veux plus faire ça ! Je refus-Une seconde gifle - plus lourde, plus large.
Lucille perd son équilibre, se rattrape à une malle.
Les dents serrées, les poings serrés - elle aimerait se confondre en hurlements.
Tu refuses ? Il rit et ses dents poisseuses se révèlent.
Qui est-ce qui paye pour ta bouffe ? Qui est-ce qui paye pour tes fringues ? Qui est-ce qui paye pour que t’aies un putain de toit sur la tête, hein ? Qui ?Elle se redresse, s’adosse au mur et cherche une issue - son oncle est une pourriture, oui, mais il devient une pourriture trop dangereuse à parer lorsqu’il est aussi saoul que présentement. L’accès à la porte donnant sur le couloir est hors de portée - il se tient au devant.
Bat-toi Lucille ! Bat-toi…Va te faire foutre John ! J’t’ai dis que je voulais plus faire ça ! J’t’emmerde toi et ton pognon, toi et ton cabaret de rat-Avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase, John la saisit par le cou et colle brutalement son visage contre le bois de sa coiffeuse.
Lucille geint - l’épreuve lui scie les jambes. Cependant, elle peut percevoir le cliquetis d’une boucle de ceinture s’ouvrant, le bruit sourd du cuir épousant le sol.
Elle comprend - évidemment. Ces bruits de ceinture, elle les redoute, elle les craint, elle en fait des cauchemars à ne plus savoir comment discerner réel et irréel.
Sauf que ces bruits de ceinture, jusqu’à présent, ils n’étaient jamais venus de John.
Qu’est-ce que tu fais ! John ! John ! JOHN ! LÂCHE MOI ! ARRETE !Je vais t’apprendre le respect, sale pute ! Comme ta mère, toujours pétrie de vos valeurs morales de merde ! Je vais t’apprendre, tu vas voir, je vais t’apprendre !John ne l’a pas lâché.
Dans le couloir, parmi les quelques artistes qui attendaient de passer sur scène, un silence de mort régnait. S’ils entendaient l’effroi de Lucille et ses cris de douleur, s’ils pouvaient sentir son supplice griser leurs os et glacer leur moelle, ils n’avaient que leurs pleurs étouffés pour la consoler.
Personne ne s’opposait à John.
Personne ne réchappait de John.
Personne.
Chicago, USA - 1965
Son père a disparu. Sa mère est morte. Son oncle est une pourriture. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Lucille ait à son tour rayé sa présence de Chicago. C’est ce que les gens pensent, c’est ce que les gens estiment de logique - et puis il y’a eut les rumeurs. Des rumeurs infâmes, des rumeurs tristes. Les rumeurs qui lézardent les murs, qui se passent de bouche à oreille, qui se dévoilent chez l’épicer, qui se transportent chez le marchand de journaux, qui se racontent à table chez le voisin.
Les rumeurs, elles veulent que Lucile ait souffert d’un grave traumatisme au cours d’une de ses représentations au cabaret.
La dernière représentation qu’elle a donné, pour le plus grand plaisir des gars d’la ville, c’était il y’a maintenant deux ans. Le soir là, elle était arrivée en retard.
Un fait qui a de quoi alimenter la lourdeur des rumeurs : ce retard, cela sonnait louche.
La manière dont elle quitta le cabaret aussi, en pleurs et cassée, le regard mort et les joues livides : encore plus louche.
Après quoi, personne n’entendit plus parler de Lucille.
Elle n’était pas retournée à son logis. Elle n’était pas retournée à son travail au Zoo. Il y’a bien eut quelques enquêtes de voisinage, des allers et retours de flics et de gens des services sociaux. John, à lui seul, est passé une bonne vingtaine de fois chez elle. Ses sbires ont longtemps fouillé les rues, à interroger de manière musclée les badauds, les clients du cabaret etc. Rien.
Pas une trace.
Elle s’était volatilisée.
Où pouvait-elle être ? Était-elle morte ? Avait-elle trouvé asile dans une autre ville ? Sur un autre continent ?
Non.
En réalité, elle n’avait jamais quitté Chicago.
Le soir où John l’a violé, Lucille s’est faite une promesse :
se venger.Une vengeance se fomente, s’organise, se prépare.
Elle avait erré des heures durant dans les bas-fonds, à engloutir ses douleurs pour mieux en puiser sa force, sa force nouvelle.
À quoi bon retourner chez elle ? Lucille Anne Marie Lionheart - Belle Marianne - n’avait plus lieu d’être. Il lui fallait disparaître - comme son père avant elle.
Ses pas l’avaient amené dans le quartier des immigrés irlandais - là où il y’a le plus de sans-abris et de mendiants. Ils étaient les invisibles. Ils étaient ceux qu’on ne voit pas.
Lucille les a choisit pour être sa famille d’adoption.
Elle a rasé ses longs cheveux.
Elle a revêtu des guenilles.
Elle a salie ses joues, ses mains.
Ainsi « la Belle » devint la « la Laide ».
Qui se soucie des miséreux ? Qui se soucie des crève-la-faim ?
Lui ? Elle ? Vous ? Qui évite d’abaisser son regard au niveau des pavés pour ne pas avoir à souffrir la gêne, la culpabilité d’être mieux loti, d’être mieux nourri ? Qui ? Vous ? Lui ? Elle ? Qui se cache derrière sa morale bien pensante et ne verse qu’un ou deux cents dans le gobelet car « donnez plus et ce sera dépensé dans l’alcool ! » ? Qui déclame sans trop y croire que si ce gars en est arrivé à faire l’aumône, c’est « parce qu’il n’a pas bien travaillé et ne cherche plus à le faire » ?
Lucille a compris que ce monde n’avait plus rien de doux, ni plus rien de bon à lui offrir.
Les contes ne restent que des contes. Les fins heureuses sont des foutaises.
Il n’y a pas de prince charmant qui puisse vous sauver d’un coup d’épée.
Il n’y a pas de roi au coeur brave et à la bonté sans pareille pour vous éviter la potence.
Il n’y a pas de Robin des Bois pour soulager votre ventre et votre coeur.
Robin des Bois n’existe pas.
Les fins heureuses sont des foutaises.
Deux ans durant lesquelles Lucille a fait de la rue sa mère.
Deux ans durant lesquelles Lucille a appris de ceux que la vie met à l’épreuve à chaque instant.
Deux ans durant lesquelles Lucille a amassé des informations sur son oncle.
Deux ans durant lesquelles Lucille a travaillé son maniement des armes.
Un matin, elle était prête.
Sa vengeance était prête.
Chicago, USA - 1965
Lorsqu’elle est entrée au cabaret, pour la première fois depuis deux ans, et pour sa toute dernière fois - ce fut par la même porte que celle qu’elle a emprunté lors de son premier jour de travail. Elle est entrée par la porte donnant sur le local à poubelles. Elle était vêtue à l’image de ses frères et soeurs du pavé : la tenue des invisibles. Les haillons. Or, en deux ans, ses cheveux avaient repoussé. Si vous posiez vos yeux avec attention sur le visage souillon, vous y reconnaitriez les traits si fins et si beaux de feu
Belle Marianne, l’oiseau de paradis du Cabaret Lion.
Personne ne lui prête attention de prime abord. Il est tard.
Les artistes s’affairent à se débarrasser de leurs costumes et de leur maquillage. Les gardes veillent à ce que les clients payent leurs dernières consommations - filles incluses.
Le brouhaha environnant a bon de couvrir le bruit de ses pas la menant à l’étage.
À l’étage, il y’a le bureau de John.
Doucement, elle s’engouffre dans l’entrebâillement offert par les rideaux de velours.
Il était dans son fauteuil et de dos - au téléphone. Il parlait fort et semblait énervé auprès de son interlocuteur.
Un instant, elle se demande s’il ne vaut pas mieux l’abattre ainsi - de dos.
L’idée qu’elle ait à subir son regard - son choc - sa surprise - sa voix… Saurait-elle le supporter ?
Pourtant, si elle l’abat sans prévenir, à quoi bon ces mois de labeur dans la rue ? À quoi bon sa rage, sa rancoeur, sa haine ?
Lucille n’a rien de lâche.
Son courage au paroxysme, elle s’annonce.
Bonsoir Johnny. Un sourire, fade.
Il se retourne - la stupeur aussitôt ancrée au noir de ses iris. Il ne peut y croire.
Une première balle - dans le genoux gauche.
Ses cris, ses jurons.
T’es pas heureux de revoir ta grenouille ?Une seconde balle - dans le genoux droit.
Ses cris redoublent, ses jurons s’étouffent.
Vingt-sept mois, j’ai attendu ce jour. Vingt-sept mois.Une troisième balle - dans le ventre.
SALE PUTE ! SAL- SALE P- SALE PUTE !Il s’écroule, se lamente et frappe le sol de ses poings.
J’vais te crever ! J’VAIS T’CREVER T’ENTENDS !Il rampe. Il tente de lui attraper les chevilles. Lucille s’écarte.
Il n’y a que dédain sous ses cils - un dédain aussi pur que la glace lui cajolant le coeur.
Il tente de se relever.
La merde, ça reste au sol Johnny.Une quatrième balle - dans la cuisse droite.
Puuutaaain PUTAAAIN SALE PUUUTE ! J’vais te crever comme lui ! Il ricane - sa gorge déborde de râles et de borborygmes ineptes.
J’vais - J’vais te crever comme Richard ! Comme ton sale enculé de père ! Je vais te crever et tu vas l’rejoindre lui et ta salope de mère !Lucille ne bronche pas.
Elle sait.
Elle savait.
Elle a toujours su que Richard n’avait pas
simplement disparu. Au fond de ses tripes, au fond d’elle-même : elle savait. Son père ne lui aurait jamais fait ça à elle et à sa mère. Jamais.
C’est un ancien ami de Richard et sbire de John qui le lui a confirmé, il y’a neuf mois - il était venu se piquer à l’héroïne dans le quartier où elle résidait. Entre deux spasmes euphoriques, et alors qu’elle s’était précipitée à son secours de peur qu’il ne meurt d’une overdose, il l’a reconnu :
l’oiseau de paradis, Belle Marianne. Il l’a reconnu et lui a murmuré
« John a tué ton père, j’étais là, pardon, j’ai rien fais, pardon, pardon, pardon la belle, toute belle si belle, pardon ».
La merde, ça ne parle pas Johnny.Une cinquième balle dans la mâchoire.
Une sixième balle dans les côtes.
Une septième balle dans la gorge.
Elle pleure. Elle pleure Lucille.
Dix ans de larmes. Vingt ans de larmes.
Sa mère. Son père. Son enfance. Son innocence.
Ses rêves brisés. Sa vie de fantôme. Son errance.
Les douleurs. Les cauchemars. Les nuits sans sommeil.
Elle pleure. Elle pleure chaque petit bout d’elle-même - les milliers de petits bouts, les milliers de larmes retenues toutes ces années.
Une huitième balle.
Une neuvième balle.
Une dixième balle.
Dix-neuf balles.
John est en morceaux.
Lucille est
enfin entière.