Trois petits coups. Un code si particulier et intime qu'elle a sauté de sa chaise. Combien de temps ? Pouvait-on en rêver ? Allais-tu être un mirage cette fois encore ? Un espoir déçu, car on t'as imaginé dans l'absence ? Le cœur qui tambourine. Charline pourtant immense, Charline qu'on a appelée tant de fois "maman". Mais Charline, désormais petite fille, se précipitant dans l'entrée. On n'a jamais connu ce que les autres fratries ont connu, les nuits blanches à attendre des spectres comme le père Noël ou la fée des dents justes pour les rendre vrais, les délires de gosse. Pourtant, c'est tout comme, quand elle se fige à quelques pas de la porte pour voir la poignée se tourner, ta tête enfin passée. Cha, tu dis. Depuis combien de temps, Opal ? Combien de temps ? N'a même pas le temps de te poser la question alors que son corps ne lui appartient plus et qu'elle vient se jeter tout contre toi, souffler ton nom avec le sourire radieux des enfants. Tu es venu la voir, grand frère....

— O-Op-pal.

Si tu savais, depuis la dernière fois. Elle pourrait te dire fièrement qu'il n'y avait pas eu de drame, qu'elle s'est et a protégé de la mort (sans pour autant s'avouer que c'est parce qu’elle s'est volontairement isolée). Prends le bouquet de tes mains avec un sourire tendre, tu as toujours les meilleurs cadeaux, se dis qu'après autant de temps, on doit se connaître par cœur (si elle savait). Elle se ravit de chacun de tes gestes tendres. Presque petite fille quand elle passe le bras autour du tien pour te guider jusqu'au salon. Elle rayonne, Charline, elle n'avait plus irradié de bonheur depuis une éternité. Même son dernier amour ne l'avait pas déridée à ce point (il était trop tôt encore). Évidemment, il n'y avait que toi pour ça, que toi pour remonter le mécanisme et la rendre vivante de nouveau. Une éternité oui, elle avait pourtant juré de ne plus jamais être heureuse la dernière fois. Tu sais, quand elle l'a tué. (mais le temps a passé et dans sa jolie maison fleurie, tu es là)

— T-toi au-auss-aussi. Co-co-comment t-te por-porte t-tu ?

Est-ce que tu manges correctement ? Est-ce que tu dors dans des endroits convenables ? Est-ce que tu as un rythme de vie sain ? Est-ce qu'on t'a fait du mal ? Est-ce que tu es heureux ? Des centaines de questions dans ses yeux qui pétillent. Mais déjà elle se précipite pour mettre les fleurs dans son plus beau vase, pour remplir la table de pâtisseries diverses et de thés parfumés. Trop dans l'euphorie à tel point qu'en moins de trois minutes elle croule presque sous les montagnes de choses dédiées à contenter le moindre de tes désirs. C'est alors qu'elle ramène une troisième assiette de muffin aux fruits que tu parles et qu'elle se fige.

— O-oh. Il n'y a plus de place sur la table, alors elle se retrouve avec l'assiette sur les genoux. Ses doigts s'entortillent, elle plaque violemment ses mains sur les accoudoirs, sentant déjà l'anxiété monter. P-Pa-Pard-don. ne peut-elle s'empêcher de murmurer en respirant comme Vanille le lui a appris. Quelques secondes avant qu'elle ne trouve le courage de demander. P-Pou-Pour-qu-quoi ?

Qu'est-ce qu'elles y gagnent, les sœurs ?
Pourquoi maintenant ?
Et la question qu'on n'ose pas poser : On-t-elle une seule chance de réussir ?

Fronce les sourcils, elle se demande vraiment, Opal, si on peut aller à l'encontre même de notre nature profonde. Qu'Edelweiss aspire à la paix n'a, en soi rien de choquant, mais que Juliette la rejoigne dans cette démarche en revanche...

Oh, Opal, si tu savais. Comme elle aurait voulu exploser à la joie, se laisser à la naïveté de croire que le cauchemar serait fini, qu'on pourrait vivre par de nous-mêmes, pour nous-mêmes, sans jamais en revenir aux écrits de papa, sans jamais n'être que marionnette d'une volonté à la fois étrangère et notre. Mais voilà une éternité qu'on se bat. Qu'on essaye et essaye encore. Et il y a eu tant de morts, Opal, tant de morts au nom de notre indépendance. Souviens-toi de lui, son mari, celui qu'elle le plus aimé qui s'est défenestré. Souviens-toi, de ces centaines de personnes mortes quand on a voulu prétendre à la normalité, quand on voulut s'affranchir de toutes ces facettes immondes dont ils nous ont affublés à l’écriture. Elle peine à croire, Charline, que seulement parce que vos petites sœurs se réveillent, les choses changeront. Elle pose dans un équilibre bancal son assiette sur la table pour aller chercher son carnet. Quand il faut parler longuement et sérieusement, Charline écrit. Quand elle veut être adulte, Charline écrit toujours. C'est que son bégaiement l’infantilise, tu sais. Et le sujet est trop sérieux pour être une enfant.

— J'aimerais y croire, crois moi. Seulement, nous avons trop vécu pour que je ne sois pas sceptique sur plusieurs points. Nous connaissons tous Juliette et son amour pour la puissance et la domination. Je peine à croire qu'elle soit suffisamment en conflit avec elle-même pour aspirer à une paix sincère, tu sais mieux que personne combien il est difficile d'aller à l'encontre de ce qu'il a écrit. De plus, voilà une éternité que nous nous battons contre-nous mêmes, contre ce qu'il a voulu pour nous. Nous n'avons essuyé que des échecs, Opal. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit cependant, je suis heureuse d'apprendre qu'il y a une "volonté" d'évolution de la part de nos petites sœurs, mais je me demande si cette volonté sera suffisante. Une éternité que j'essaie, Opal et regarde-moi. Je ne peux pas te parler sans écrire, je ne peux toujours pas enfanter ou me créer ma propre famille, je ne peux pas aimer ou fréquenter qui que ce soit sans finir par lui faire mal, mes émotions sont hors de contrôle, elles tuent, la seule évolution notable depuis le commencement, c'est la poudre.

Son regard déjà embué de larmes tant ça en est frustrant. Un combat sans fin, sans change de victoire. Pourtant, on le poursuit malgré nous parce que c'est tout ce qu'il nous reste. Quand elle te tend le carnet pour boire une gorgée de thé, noyer ses quelques larmes dans la chaleur.

— J-je v-veu-veux y-y cr-croi-croire. M-Mais, j-je s-su-suis f-fat-ti-tiguée.

Une éternité. Et elle fixe son breuvage, un doigt distrait qui caresse les courbes de la tasse en porcelaine. Est-ce que tu es fâché, Opal ? Est-ce que tu es déçu ? Oh grand Dieu, elle espère que non. Elle ne veut pas se fâcher avec toi, elle déteste le conflit, Charline, prête à étouffer le moindre sentiment pour vous qu'on garde de bons rapports. Mais peut-on y croire, Opal ? N'allons-nous pas être déçus et blessés à la toute fin ?

Et elle croit comprendre, quand tu annonces que tu aimes, pourquoi cette nouvelle te fait tant d'effet. Tu as trouvé. Tu as trouvé une raison (la plus belle des raisons) pour te battre, pour aspirer au changement. Tu as trouvé cette chose incroyable qui donne la volonté de saouler des montagnes, de renverser le cours des choses, de braver le destin. Elle ne connaît que trop bien cette bouffée d'espoir et de force. On appelle ça l'amour, Opal. Un sourire tendre sur ses lèvres, hoche doucement la tête comme-ci elle venait de mettre le doigt sur quelque chose d’essentiel.

— C-C'est d-don-donc p-pour ç-ça.

Viens se lever, se mettre à genoux devant toi, attraper tes mains. C'est si bon, n'est-ce pas ? Cette chaleur dans le cœur, cette douceur dans le ventre. Elle tuerait pour connaître ça de nouveau, tu sais. Elle tuerait, mais elle a si peur que la victime ne soit une fois encore celui qu'elle aimera. Mais toi, toi, tu ne vas pas faire la même erreur n'est-ce pas ? Toi, toi tu ne risques pas de rendre la personne aimée apeurée au point de l'en tuer.

— P-Pa-Par-arle m-moi d-de c-ce-cet-tte per-pers-son-nne.

Il s'appelle Dundee... C'est ainsi que tes confessions ont commencé. Toujours ses mains dans les tiennes, viens rapidement laisser choir sa tête sur le creux de ton épaule. Et elle ferme les yeux, Charline, se laisse bercer par chaque phrase, chaque mot, chaque son. Il est grand tu dis, et c'est drôle tu vois puisqu'elle ne t'a jamais imaginé avec quelqu'un de petit. Il t'aime, qu'importent tes formes. Il te donne envie d'être meilleur. Le sourire éternellement douloureux et nostalgique aux lèvres. Tu connais donc ça aussi, Opal. Tu vas pouvoir grandir, maintenant. Et soudain tout fait sens, tu sais. Elle ne peut s'empêcher de voir dans la naissance de ce sentiment, cet espoir qu'enfin tout change. Tu as toujours cru en la liberté, Opal, mais aujourd'hui, tu y crois plus fort. C'est à cause de lui, n'est-ce pas ? Elle comprend, Charline. Elle comprend et elle excuse. Serre un peu ses doigts autour des tiens. Murmure dans un souffle.

— N-ne t- t'ex-cu-cuse p-pas.

Elle voit son précieux carnet si proche. Pourtant, elle ne tend pas la main pour le prendre. Reste simplement là, tu sais, l'amour, Opal, elle pourrait t'en parler des heures et pas seulement qu'en bien.

— D-Dans l-le f-fo-fond, j-je m-me de-deman-mand-de... E-est-c-ce qu-que j-j'ai-aime p-parce-qu-que c-c'es-est é-écr-crit ?

Les lèvres qui se serrent. Abandonne pour se pencher un peu, attraper un de ses innombrables carnets, tracer mollement d'une main les mots suivants.

— Je me suis souvent posé la question. Tu as raison, Opal, ça m'a fait mal. Chaque deuil, chaque rupture, chaque adieu m'a fait mal. Et je sais que quoi que je fasse, ça finira toujours mal. Parce que nous ne mourrons pas, parce que je serais toujours celle qui devra supporter la perte. À chaque fois, je me suis promis que je n'aimerai plus, que ça ne valait pas autant de souffrance. Moi aussi, j'ai pensé que c'était vain, futile, voire idiot. Mais à chaque fois, je suis retombée amoureuse. À chaque fois, j'ai fini par chercher à l'être. Je me suis demandé si, ça aussi, père l'avait écrit.

Ne peut s'empêcher de lâcher un rire fatigué. Elle a tant de questions à lui poser, à ce père.

— Mais à chaque fois ça a été merveilleux. Je les ai tous aimés de tout mon être et je me suis sentie vivante, libre. Quand bien même ça me fera mal, parce qu'avec moi, ça finit toujours mal, je sais que je finirai par tomber amoureuse de nouveau. C'est plus fort que moi, c'est aussi incontrôlable que mon don et mon angoisse. Mais te concernant, je ne suis pas inquiète. Tu n'es pas moi, tu ne détruis pas tout sur ton passage. Tu rends les choses plus belle, Opal. Alors je ne suis pas inquiète. Aime-le de tout ton être, d'accord ?

Donne moi l'histoire éternelle que je n'aurai jamais.

Et on se demande, Opal, si toi, tu n'es pas blanc, nous qu'est-ce qu'on est ? Secoue la tête, on te verra toujours mieux que nous, toujours plus beau que nous, toujours plus fort que nous, toujours plus méritant que nous. On ne pense pas être un jour capable de dissocier ton nom d'une forme d'idéal, même si cet idéal à un prix. Parce que tu as la force qu'on n'a pas, la spontanéité dont on est privée. On s'est souvent rêvée grande guerrière, forte et enchanteresse, puissante et terrible à l'image des héroïnes qu'on a pu lire. Mais on se sent misérable et inutile sous le poids des écrits. Voudrait pouvoir se battre comme se bat Juliette, voudrait être aussi belle que l'est Edel, voudrait être aussi forte que toi, voudrait être tout ce qu'on n'est pas.

— Tu pen-penses ? Une demande, alors qu'on n'autorise pas l'espoir dans nos yeux. Mais ce serait si beau, Opal, si beau d'être libre et indépendant de Mad. J'en rê-rêve. Mai-ais, so-son pou-pouvoir es-est si gran-grand. De-Des fois je me di-dit à qu-quoi bon essay-ayé ? Je me di-it, que ce serai-rait plus simp-ple de vi-vivre en accep-cceptant tou-tout ce que je ne suppor-pporte pas che-chez moi. Mes en-envies de rebelli-llion me pè-pèse, Op-pal. C'est frustr-trant d'êtr-tre coin-coincée dans ce-cette peau, de ne pa-pas être au-aussi for-forte que to-toi. C'est en-encore plu-plus frus-frustrant de ne pas réussi-ir à abando-donner l'idé-dée que je pou-pourrais deve-venir celle que j'ai toujou-jour voulue être.

Fixe ses mains une poignée de secondes, quand tu parles d'amour elle ne peut qu'avoir un sourire amer. Si elle te disait qu'Esthef vient nous courtiser depuis des mois que dirais-tu ? Oh, on le sait, tu ne serais pas heureux, parce que ce serait nous voir recommencer à arpenter le même chemin, celui du deuil, celui du statut de veuve qu'on a porté tant de fois depuis le début. Elle le sait, c'est parce qu'elle appréhende elle-même la perte future qu'elle repousse la moindre intimité avec lui. Pourtant, elle se déteste déjà d'attendre comme une adolescente ses visites, d'aimer voir dans son regard cette admiration qui nous fait sentir femme et plus vieille dame. Quand il ne peut résister aux gestes tendres, on se sent aimer, forte, désirée, désirable, c'est si revitalisant, on n'a plus la sensation d'être morte, Opal, plus la sensation d'être cette handicapée condamnée à l'isolement et au simulacre de parentalité pour noyer sa propre médiocrité. Dans ses yeux, on voit une version de nous-mêmes dont on a l'audace d'être fière, on voudrait toucher cette femme, on voudrait l'embrasser et ne faire qu'une avec. Mais tu t'arrêterais au simple fait qu'Esthef mourra, qu'on redeviendra misérable de nouveau. Que ce serait idiot. Alors on scelle nos lèvres, garde le temps qu'on partage avec Esthef comme un caprice fait dans le dos de nos parents. On scelle la jalousie, aussi, de te savoir heureux d'un bonheur qu'on ne connaîtra pas dans cette vie-là, de savoir que d'autres comme nous le sont, on scelle l'amertume qui résonne et qui murmure "pourquoi vous ? Pourquoi jamais moi ?"

Et quand tu demandes si on veut rencontrer ta moitié, on sursaute, le sourire jaune disparaît aussi vite qu'il est venue. On regarde précipitamment la maison, on se regarde précipitamment nous.

— Je heu, ou-oui bien sû-sûr ! Mai-Mais tou-tout est en ba-bazar, je ne sui-suis pas bi-bien coif-fée, le pati-tissier es ve-venu me li-livrer mes dou-douceurs pour le-les enf-fants mais si j'av-vais su... Et si je n'ai ri-rien à lu-lui donn-donner à man-manger ? Tu a-as di-dit que c'étai-ait un cro-codille ? Pa-Par tou-tous les sain-aints je n'ai que de-des patisse-ries et des légu-gumes ! Je de-devrais all-aller fai-faire des cour-courses, deman-mander au trai-traiteur de reve-venir cuisi-siner quel-quelque chose ? Ou j'impro-provise ? Mai-Mais gran-grand dieu la der-dernière fois que j'ai cuisi-sinée seu-seule j'ai manqu-manqué de me tu-tuer.

L'anxiété monte, alors que sa maison est propre comme un sous neuf, que sa coupe est bien étudiée et qu'il y a dans cette maison assez à manger pour l'armée de Crims au grand complet.

Ce fut plus fort que nous. À la seconde où tu as franchi le portail on s'était précipité sur table, replacée les biscuits, réarrangés nos cheveux, rajouter une fleur rosée parce que les trois autres ne suffisaient pas. On remit correctement notre col, on a été tentée de courir se changer. C'est que c'est important pour toi, Opal, alors c'est important pour nous. Puis on se souvient que pour chacun de nos compagnons tu avais roulé des yeux. Qu'importe leur sourire, leur genre, leurs caractères, tu avais toujours roulé des yeux. Alors on se dit que par juste vengeance on pourrait rouler des yeux aussi. L’impertinence de l'idée nous séduit. Mais on abandonne, on n'a pas encore la fierté pour ça, tu sais, celle qu'on avait au début et qu'on a perdu en cours de route. Et, de toutes les façons, quand tu débarques et qu'on voit la silhouette qui t'accompagne on n'en a pas la force. Lève la tête, la première chose qui s'échappe de nos lèvres est aussi sincère que maladroit.

— Si gran-grand.

Et on se dit que c'était peut-être ton truc, ton genre. Nous on aime les causes désespérée, toi tu aimes les grands.

— Enchan-chantée, asse-sseyez vous je vous en pri-prie. Je... Na-Navrée je n'ai pas grand cho-chose à vous propo-poser à manger.

Montre du doigt la montagne de gâteau, presque œuvre d'art. Dit nous qu'il n'y en a pas assez Opal. Et on vous regarde, on ne sait pas vraiment quoi dire. C'est que, d'habitude, c'est nous à ta place Opal. On essaye de se souvenir de ce que tu disais en de pareilles circonstances. Finalement on juge que cela est une mauvaise idée. À la place on se précipite servir le thé, que ce soit ta deuxième tasse en moins d'une heure ce n'est pas un problème, Opal.

— Alors... Bienve-venue dans la fa-famille... Je suppo-ppose ?

Ou peut-être que ressortir tes répliques Opal ce ne serait pas si mal. Comment t'étais-tu présenté une fois ?

— Je su-suppose qu'Opal à dû vou-vous expli-pliquer... Je sui-suis l'incarna-nation du Dodo. On m'appel-elle Charles ou Char-Charline selon mon appa-pparence, ah, et j'étais cher-chercheuse autre-trefois, aujou-jourd'hui je suis juste insti-titutrice.

On n'ose cependant pas dire les éternels "prenez soin de mon frère ou si ça se passera mal", parce qu'on n'a pas la crédibilité pour et qu'on a promis de se détendre, parce qu'on s'est promis aussi de ne pas faire fuir tes prétendants autrement que de façon volontaire.

Dundee. C'est noté, visiblement la jalousie dont il parle n'est pas un mythe, hein Opal ? Oh, ne t'en fais pas, on n'ira pas voler tes privilèges, ces choses uniques auxquelles tu as accès. On comprend, dans un sens, le bonheur que c'est d'être dans le rôle de la personne spéciale, celle qui se place à un endroit particulier, inatteignable. On sait l'attachement particulier, un peu puéril, qu'on a face à ce petit surnom dont on voudrait qu'il ne soit qu'à nous, ces petites choses du quotidien, ces petits détails, allant de la formule au bas de la lettre aux histoires qu'on ne partage qu'entre nous. On n'ira pas rentrer dans ce cercle, dans cette bulle qui est la vôtre. Parce qu'on sait comment on se plaît à la voir hermétiquement fermée au monde, la voir seulement faite pour nous.

— Va pour Dundee dan-dans ce cas.

Sourire, on se veut rassurante, même si on est droite comme un i. Ne veux pas commettre d'impair, ne veux pas freiner ton bonheur alors même que tu as rejeté le nôtre parfois. On est un peu naïve, tu vois. L'affection qu'on a pour toi nous empêche à la rancune, nous pousse à la soumission. On pourrait se dire que c'est injuste, voir un poil malsain. Mais on a jamais questionné notre lien, Opal. Après tout, il existe et survit de cette façon depuis la nuit de temps.

— C'est l'objec-jectif que nous parta-tageons tous ici, Opal. Je suis sincè-cèrement heureuse pour toi.

Même si ça rend jalouse aussi. Pas qu'on craint de te perdre, pas qu'on craint que cet homme ne te vole à nous. Non, on a la jalousie de ce qu'on a pas, de ce qui nous manque aussi. On se dit, ah, comme ce serait bien d'être à ta place, à côté de quelqu'un. Mais on ne peut pas, n'est-ce pas ? On n'y a plus le droit. Ce serait folie. Ce serait déraisonnable. Il y a eu tant de morts au nom de l'amour qu'on ressent.

— Est-ce que je peu-peux vous deman-mander comment vou-vous vous êtes rencon-contrés ?

Curieuse, peut-être qu'on cherche aussi à noyer la solitude à se berçant des récits des autres.