Sac en toile sur les épaules, avec lui toute la camelote du monde mais tu commences à être habitué. C'est toujours pareil, Malone attend d'être chargé comme un bœuf avant de venir te voir. À chaque fois, il passe la porte sans s'annoncer, le seul indice pour te dire qu'il s'agit de lui, ce sont les plaintes particulièrement fleuries qui accompagne le bruit de son sac s'écrasant au sol.

— Non mais qu'est-ce que c'est lourd foutredieu !

Ce n'est pas pour autant qu'il irait en apporter moins la prochaine fois. Comme-ci il était chez lui, il commence à traîner son butin dans les escaliers, récupéré dans les rues, tiré ici et là, dans un concert de cliquetis et d'insultes envers le monde entier et lui-même.

— SUUUUUSAAAAAAAAN !

Ne prends même pas la peine de dire que c'est lui, parce que de toute évidence, tu le sais déjà. Il traîne encore son sac sur quelques marches et abandonne, s’allongeant théâtralement telle une figure dramaturgique, attendant que ta tête blanche apparaisse dans son champ de vision. Et quand elle arrive, son sourire s'illumine, tend les bras comme un enfant. Ah, Susan, saint Susan, tu es là.

— Ah ! Mon sauveur ! Mon roi vous voilà ! Mon dos est meurtri de tant de poids, venez à mon secours avant que je ne meure, aaarg.

Un sourire joueur alors que pourtant, il se relève d'un bond agile comme-ci de rien n'était.

— J'ai ramené de quoi travailler.

Au cas où ce ne serait toujours pas évident.

— Mon roi vous êtes bien cruel.

C'est avec ton pied que tu nous accueilles, Susan, et on se dit qu'elle est bien belle notre amitié ! Des années de magouilles et même pas un bonjour, même pas un sourire, juste ton putain de pied. La moue redouble, on a la sensation de s'être fait flouer, arnaqué, tout ça parce qu'on arrive après minuit, hein ? Pourtant, tu ne nous feras pas croire que tu dormais, Susan. T'es pas comme tout le monde, t'es pas comme le commun des mortels. Qu'est-ce que le temps pour le fils du temps lui-même, hein Susan ?

— J'te dérange ?

Dis oui ou non ça ne changera rien, ceci dit. Traîne notre sac, on n'en peut plus, on se demande pourquoi tu n'habites pas comme tout le monde dans une maison. Mais on se souvient que tu n'es pas comme tout le monde, Susan, et que finalement une tour ça te va bien.

— J'ai un peu de tout, j'ai trouvé de la vaisselle, des vieux vêtements, des babioles, les gens jettent vraiment n'importe quoi.

Il étale le contenu de son sac dans un chaos sonore de toute beauté. Et il s'affale dans le premier fauteuil venu. Ah, qu'on est bien le cul posé sur du mou. Mais son regard dérive déjà vers toi. Hm, t'es pas bavard ce soir.

— Tu m'as pas dit "Bonsoir mon Malone", en fait.

Détourne les yeux comme-ci il avait rien dit, tout d'un coup le plafond nous semble magnifique. Allez copain, parle nous.

Non, mais est-ce seulement un détail important ? Tu pourrais commencer ce soir, tu sais ce qu'on dit, Susan, mieux vaut tard que jamais et il n'y a rien de plus beau qu'un petit couple coincé dans ses habitudes niaises. De nouveau le regard suppliant et quand enfin, tu accèdes à cette demande, c'est le sourire béa et enfantin habituel. Se dandine sur son siège, gamin qu'il est. On pourrait presque l'entendre pousser des petits "hi hi" ravis. Mais il t'épargne cette unième humiliation quand tu lui balances ta serviette.

—  Bah vas y, dit tout de suite que je pue.

Et ça ne l'empêche pas de renifler ses aisselles, la grimace qui s'en suit veut tout dire. Mais il n'a pas l'audace de se défendre quand il se lève, jette la serviette sur son épaule.

—  Oui, bon, hein.

Direction la salle de bain. Fait comme chez lui depuis le temps qu'il vient. Le manque d'éducation le pousserait presque à ne pas se limiter qu'a une douche... Et finalement, il se rappelle que tu as parlé de bain, pas de douche. Les mots ont un sens, qui serait-on pour le remettre en question ? C'est qu'on est bien élevé au final, il ne faudrait pas offenser l’hôte. Alors il fait couler l'eau chaude et se prélasse dans un soupir d'aise. Putain, la vie est belle.

— SUSAAAAAAAAAN !!

Appel alors qu'il observe ses doigts de pieds en éventail.

— T'AS LES BOULES QUI FONDENT DANS L'EAU ???

N'a pas le mot. Ni une absolue envie de cet accessoire non plus. Juste c'est drôle. Il se dit qu'a deux dans le bain, ce serait marrant aussi. Manquerait plus que les petits bateaux qui flottent sur l'eau pour s’amuser à la bataille navale. T'auras beau dire, être un enfant de temps en temps ça fait du bien.

Sourire angélique, presque gamin quand tu viens balancer la petite merveille dans l'eau. On adore ce genre de truc, on a une fascination pour ces objets-là. La façon dont ça se dissolve dans l'eau, dont ça libère ses couleurs. On trouve ça spectaculaire, on adore ce qui est spectaculaire, Susan. Alors qu'on regarde émerveiller dans l'eau en barbotant, quand tu demandes si en plus on ne veut pas des jouets et des huiles, on lève la tête, le sourire qui fait trois le tour du visage, on vient s’accouder au rebord de la baignoire.

— Et bien pourquoi pas ? T'as des pétales de roses aussi ?

Insolent, on mériterait bien que tu nous enfonces la tête sous l'eau et qu'on se noie une bonne fois pour toutes. Mais tu le feras pas, Susan, tu es bien trop sympa, n'est-ce pas ? Et on sait qu'au fond t'adore qu'on squatte.

— Sinon, t'as trouvé des trucs intéressants dans mes trésors ?

On pourrait parler sérieux, on pourrait te demander comment tu vas, comment tu gères ton père, tout le reste. On ne le fera pas, pas tout de suite, on supporte ta lassitude, pas ta tristesse. C'est que triste, Susan, t'es laid.

— HJGZBFEKJEZBKJF

C'est, à peu de choses près, ce qui accompagne notre plongée vers les profondeurs. Et si on sait que ce n'est qu'une juste vengeance et que t’ira pas nous noyer, on ne se gêne pas pour transformer ta salle de bain en pataugeoire en bougeant chacun de nos membres dans une frénésie grotesque destinée à te tremper jusqu'aux os.

Quand on remonte à la surface, on respire tel un rescapé de naufrage, en profite pour t'envoyer une gerbe d'eau dans le visage avant de s'adosser au bord de la baignoire, comme un roi. Un roi trempé, mais un roi quand même.

— Hm, le vase c'est parfait, je pourrais le vendre comme une pièce unique du palais que le roi rouge aurait emporté dans sa fuite puis perdue en cours de route ! Les perles, c'est facile, on les colle comme un bijou de la Duchesse ou d'une autre icône, ça fera un carton.

On tourne la tête vers toi, capte ton regard. Ok, ok, on a compris, tu nous as noyés, ça veut dire qu'il faut qu'on sorte, c'est ça ? Bon, ok, ok. Un large soupir avant qu'on s'extirpe de l'eau avec une moue boudeuse. On quitte presque le bain, ému, adieu sainte eau chaude, adieu sainte baignoire, puisses-tu brûler notre beau encore longtemps. Une serviette à la taille plus tard, on débarque en grognant dans ton salon.

— Pourquoi on fait jamais nos réunions dans la salle de bain, c'est pourtant beaucoup plus agréable.
 
Enfin bon, on sait que tu aimes le sérieux, t'es un esprit éclairé, Susan, bien plus que nous.
 
— Du coup, on parlait du vase, des perles, on pourrait aussi parler de ma plastique de rêve et de l'outrage que c'est que personne ne tombe fou amoureux de moi...
   
Pardon Susan.

On tire la langue, dernier affront. Une noyade pour une chemise, la dette est payée comme on dit ? On aura au moins pu mal mener un peu ta belle plastique à toi, enfin plastique, t'as compris, ta bouille d'ange, ton regard de poisson mort parfois, c'est qu'on aime bien foutre un peu d'étincelle dans tout ça, tu comprends ? Sourire narquois, on prend la pose, dans une autre vie on aurait pu être mannequin ou statut grec (pas du tout). Puis on secoue la tête, l'air de te dire : "t'as pas compris, Susan" et dans le fond tu comprends sûrement pas, spoiler alert : on se comprend pas non plus.

— Nécessaire ? Je sais pas, peut-être un peu quand même . Comment dire, tu vends du rêve de façon plus efficace quand t'as le sourire qui va avec. Mine de rien ça compte. Pas tellement sûr qu'on irait m'applaudir et me filer des bourses pleines si j'avais la gueule du vieux poivrot de la maison bleue là, t'sais, celui qui hurle tous les soirs que c'est la fin du monde avec sa bouteille à la main.

Mais ça mérite réflexion, on avoue. Croise les bras, renverse la tête sur le dossier de fauteuil pour regarder le plafond. Comment te dire, Susan, on ne sait pas si on est bien.

— Hm, la misère de ma vie sentimentale est particulièrement opposée à cette affirmation.

Mais ça nous fait quand même sourire que tu le penses, Susan. Peut-être qu'on n'est pas si mal à défaut d'être bien. Ca nous touche, ça compte, que toi au moins, tu nous vois comme ça.

— Mais si tu le penses vraiment alors...

Alors ? Bah alors comme à chaque fois que ça devient sérieux on change de sujet, on joue au bouffon et d'un coup on s'empare d'un petit jouet à remontée mécanique.

— Et si on disait que ce jouet, Alice l'a emporté avec elle la première fois qu'elle est venue ici ? Genre, ça se vendrait chère, une relique de LA Alice.

Choqué, offusqué, DÉTRUIT. On ouvre la bouche, le regard exorbité. Pose une main troublée sur nos lèvres. On exagère, toute notre capacité à jouer le mélodrame déployé. Parce que tu oses, TU OSES, Susan, toi le frère, toi le sang, mettre les vieux alcooliques aux nez rouges et aux dents gâtées au-dessus de nous.

— Trahison. Disgrâce.

On pointe un doigt tremblant et terrible vers toi. TU NOUS INSULTES, Susan. On a tellement d'amour et de respect pour toi, pourtant. ET TU NOUS INSULTES NOM D'ELLEN. Choqué, que dis-je, RAVAGÉ. L'amour, c'est si ingrat parfois.

— L'esprit du mal est marqué sur ta face, mon frère, tu as le démon en toi. Me comparer avec ces mochetés, je suis au comble du désespoir, je pensais que je comptais pour toi, Susan.

Mais le doigt finit par être levé au plafond alors qu'on tombe lourdement sur le canapé, soupir, la pose probablement la moins classe de notre arsenal. Le pire, Susan, c'est que tu marques le point.

— Ouais, ceci dit, j'serais probablement encore plus sexy avec des cicatri-

Et ça éclate sur le sol les billes, les perles. Petit bruit de fin du monde, on se redresse pour regarder interdit les petits ronds nacrés rouler sur le sol. Puis on lève le regard vers toi.

On ne va pas rigoler.
On ne rigolera pas.
On explose de rire.

— HAHAHAHA REGARDE TA TÊTE TON DIRAIT QUE T'AS PETE DEVANT TA MAMAN HAHAHA.

On a bondi sur nos pieds, déjà en train de ramasser les perles au sol. L'air rassurant quand on brandit la petite bille entre nos doigts.

— Regarde, sur le sol et hop, plus sur le sol. Détends-toi, Susan, ça se ramasse.

On est un peu fasciné, on l'avoue, de comment la simple chute de bille sur le sol peut te mettre à fleur de peau. Comme-ci le désordre était une infamie, une insulte. Pourtant on vit tous dans un désordre constant. Et on se demande ce que tu vois, ce que tu perçois. Nous quand le désordre survient ce n'est rien de plus qu'une petite tempête, on la passe, on range derrière et on repart. Toi, ça l'air de sonner comme une petite fin du monde. Tu sais, Susan , le bruit, le chaos, ce n'est pas si terrible que ça.

— T'sais, c'était sûrement de la camelote dès le départ. Tous les objets ne sont pas fabriqués pour durer, ce collier c'est un peu ça. Mais j'ai envie de te dire, qu'est-ce qu'on s'en fout vu qu'on va faire de cette petite merde un vrai objet d'art ?

Sourire sincère, alors qu'on rassemble une à une les billes sur le sol. Mais on lève très vite la tête, hausse un sourcil.

— Oh, je suis pas aussi laid qu'un vieux clodo revendeur de contrefaçon ?

On sait qu'on ne devrait pas insister, c'est un défaut qu'on a d'appuyer sur ces petits détails. On sait que ça va t'agacer, mais on ne peut pas s'en empêcher. Sourire plus prononcé.

— Ainsi donc tu me trouves sexy... Est-ce que tu me trouves aussi intelligent ? Drôle ? Charismatique ? Solaire peut-être ?

On ne te laisse qu'une petite pause en allant cherché les chaînes en or dont tu as parlé. On les dispose sur la table, admire d'avance le résultat que ça donnera. Ouais, ouais on pourrait tirer gros de ça.

— Le fameux collier de la reine blanche, souvenir d'une enfance jamais connue, bijoux jumeaux avec celui de la reine rouge, symbole d'une fratrie brisée.